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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bob le flambeur

L'histoire

Robert Montagné (Roger Duchesne), dit "Bob le flambeur", est un truand retiré des affaires qui passe ses journées sur les champs de courses et ses nuits dans les tripots. Il fréquente le commissaire Ledru (Guy Decomble) qui, bien que se situant de l'autre côté de la loi, entretient avec lui une amitié sincère, chaperonne le jeune Paulo (Daniel Cauchy), un petit voyou qui le prend pour modèle, et s'occupe d'Anne (Isabelle), une jeune fille au bout du rouleau qu'il a prise sous aile pour l'empêcher de se prostituer. Mais Bob est à court d'argent et lorsqu'il apprend que le coffre du Casino de Deauville va contenir huit cent millions de cash à la veille du Grand Prix, il décide de monter ce qui doit être son dernier coup. Il constitue une équipe dont font partie son vieux camarade Roger (André Garret) et Paulo. Mais les choses se gâtent lorsque ce dernier parle du cambriolage à Anne dont il s'est épris...

Analyse et critique

Bob le flambeur, premier essai policier de Jean-Pierre Melville, ne préfigure pas encore sa relecture personnelle du genre qui démarrera véritablement à partir du Doulos. Melville ne considérait d'ailleurs pas le film comme faisant vraiment partie du genre, y voyant plutôt une forme de "comédie de mœurs". Et effectivement, sous ses atours de film de casse, ce qui intéresse vraiment Melville c'est de dresser le portrait d'un vieux criminel qui ne croit plus en rien, plus même en lui. Il le fait avec un mélange de fascination et de tendresse pour son personnage, regardant ses défauts avec beaucoup d'humanité, d'humour aussi, tout en relevant sa part de grandeur . Et ce portrait il le fait - c'est là où le film devient effectivement une comédie de mœurs - au travers des autres, par les relations qu'il tisse avec ses proches.

Intelligent, solitaire, marginal, dandy : Bob est l'archétype du héros melvillien. Pour l'incarner, il fait appel à Roger Duchesne, un acteur qui a eu une (petite) carrière de jeune premier dans les années 30 avant de s'acoquiner avec le milieu et d'être arrêté en 1944 pour avoir collaboré avec l'occupant. Melville raconte (1) qu'il doit demander à la pègre parisienne l'autorisation de le laisser revenir à la capitale pour jouer dans son film, Duchesne ayant dû quitter Paris pour échapper à ses créanciers. L'interprète parfait en somme pour incarner le héros vieillissant de cette histoire de casse qui n'est pas sans rappeler celle de Du rififi chez les hommes, film que Melville devait mettre en scène mais qui échut finalement à Jules Dassin (gentleman, ce dernier s'assura auprès de la production que son confrère soit payé comme le prévoyait le contrat). Une ressemblance qui n'est pas le fruit du hasard, Auguste Lebreton - auteur de Rififi mais aussi de Razzia sur la Chnouf - ayant participé à l'écriture du scénario de Bob le flambeur avec Melville. Le cinéaste est encore un quasi-inconnu, et pouvoir mettre le nom de son ami sur l'affiche lui permet de boucler le financement du film. Le budget reste cependant ridicule et Melville ne pourra tourner que lorsqu'il aura de quoi acheter de la pellicule, ce qui demandera aux techniciens et aux acteurs une grande disponibilité et d'accepter de nombreuses journées d'attente pendant le tournage. Le film sera ainsi bouclé grâce au sens de la débrouille du cinéaste - qui se révèle un homme d'affaires efficace - et la grande fidélité de ses collaborateurs. Lebreton s'occupe essentiellement des dialogues et c'est ce qu'il y a de moins melvillien dans le film. Empruntés, très datés, ils raccrochent le film à cette tradition du policier à la française auquel le cinéaste veut pour sa part échapper, ce qu'il parviendra à faire vraiment à partir du Doulos une fois une certaine notoriété acquise.


Lorsqu'il écrit la première version de cette histoire en 1950, il a déjà pour ambition de rompre avec le policier français classique en tournant un film de braquage hyper réaliste. Mais en découvrant Asphalt Jungle, il se dit qu'il n'est dorénavant plus possible de « montrer dans le registre dramatique ou tragique la préparation et l'exécution d'un coup. » (2) Il décide alors de revoir sa copie pour transformer son drame en un film « gai » et d'abandonner toute prétention réaliste, même si la préparation du casse demeure extrêmement précise et documentée.

Malgré ce changement de cap, Melville continue de lorgner bien plus du côté de l'Amérique que de la série noire à la française. Il fait ainsi appel à des figures archétypales, des ambiances, des codes directement issus du cinéma noir américain. Mais le film n'est pas qu'un hommage à ce cinéma qu'il aime tant, et il propose à partir de ces codes bien identifiés et de ce récit balisé quelque chose de très personnel qui le fait basculer effectivement du côté de la comédie. S'il respecte les codes du genre, il s'en amuse aussi, prenant à rebrousse-poil les attentes du spectateur à l'image d'un final très ironique et révélateur de ce goût de l'absurde que Melville fera ressurgir régulièrement dans ses films à venir.


Melville ne s'attachant plus à la description minutieuse d'un braquage, on sent que l'intrigue qu'il a imaginée ne le passionne plus guère. Ce qui l'intéresse ce sont les personnages (la comédie de mœurs qu'il revendique) et les lieux. Le récit, simple et balisé, devient une excuse pour une traversée poétique de Montmartre et du monde de la pègre parisienne. « Bob le flambeur est une lettre d'amour à Paris, comme Deux hommes à Manhattan est une lettre d'amour à New York. Les lettres d'amour s'écrivent la nuit. » (3)


Il nous offre une promenade jazzy, par ailleurs très réaliste, le cinéaste s'évertuant à évacuer tout pittoresque au profit d'une recherche d'authenticité. Le premier plan du film est à ce titre très évocateur, la caméra quittant la touristique butte Montmartre pour descendre vers la populaire Pigalle, la musique accompagnant ce déplacement par une descente chromatique dramatique. Ayant longtemps habité le quartier de Montmartre, vécu au contact de la faune de Pigalle, observé les us et coutumes de ce petit monde, il puise dans cette expérience et parvient à nous faire partager l'atmosphère si singulière dans laquelle baignent ces quartiers interlopes. On sent constamment que Melville sait de quoi il parle, qu'il connaît le langage, le rythme, les codes de cet univers. Avec l'aide du grand chef opérateur Henri Decaë, il nous donne à ressentir la ferveur ou la langueur des nuits parisiennes. Il filme un monde hors du monde commun, celui des combinards, des malfrats, des joueurs, tous ces oiseaux de nuit qui aux premières lueurs de l'aube s'évanouissent comme des fantômes tandis que la bonne société s'éveille. Un monde qui tend à disparaître, Bob vivant dans une forme de nostalgie pour le Paris d'avant-guerre, un Paris qui s'efface peu à peu, comme s'efface sa jeunesse. « Le milieu n'est plus ce qu'il était, c'est pourriture et compagnie maintenant », explique-t-il à Ledru, Bob étant le premier personnage melvillien à porter en lui cette nostalgie du cinéaste pour un monde disparu... ou pour le fantasme d'un monde qui n'existe qu'à travers les films.

Melville est encore un jeune cinéaste mais il décrit avec beaucoup de sensibilité l'intériorité d'un homme vieillissant, ce mélange de paix et de regrets qui caractérise le personnage de Robert Montagné. Le premier gros plan sur Bob est le reflet de son visage dans un miroir usé et piqué, plan magnifique, particulièrement évocateur, typique de l'art consommé du détail propre à un cinéaste qui sait planter les choses avec une incroyable économie de moyens. Une grande vérité émane du film, vérité renforcée par ce qu'apporte Robert Duchesne qui transporte avec lui son vécu de délinquant, son histoire d'acteur raté, une vie à la fois remplie et marquée par les échecs... à l'image de Bob. Et c'est tout l'art de Melville que de puiser dans son environnement et chez ses acteurs ce qui va faire d'un projet très codifié un film aux profonds accents de vérité.


Sa production extrêmement légère, son tournage dans la rue, sa manière de mêler fantaisie et réalisme, d'utiliser des codes bien identifiés du cinéma américain tout en s'ouvrant aux digressions et à l'imprévu font que Bob le flambeur marque durablement les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague qui le citeront souvent comme un exemple et comme un film précurseur de leur mouvement. Mais au moment de sa sortie, le film passe quasi inaperçu aux yeux de la critique institutionnelle. Trop étrange et décalé pour une série noire, trop discret pour un "film d'art", c'est une œuvre par trop irréductible qui peine à séduire des critiques qui ne savent pas par quel bout prendre Melville. Le film rencontre par contre un beau succès public - au regard du budget investi - ce qui va permettre au cinéaste de commencer à se faire un nom dans la profession. Bob le flambeur est un jalon important dans l'évolution du cinéaste, dans la mise en place de son style et de son univers. Et même sans le juger à l'aune de l'œuvre à venir, c'est un film délicieux, plein de charme et d'humanité.


(1) Anecdote racontée dans Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville, entretien avec Rui Nogueira (Editions Les Cahiers du Cinéma).
(2) Ibid.
(3) Ibid.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Melville à travers ses films

Le Top Melville de la rédac

Par Olivier Bitoun - le 14 mai 2015