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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bianca

L'histoire

Michele Apicella (Nanni Moretti) est engagé comme prof de maths à l’école Marilyn Monroe, où divertir les élèves semble être sa première fonction. Frustré par le cadre pédagogique (on ne peut plus contradictoire avec son propre rigorisme) qui encadre ses journées  d’enseignant, ce célibataire acariâtre occupe son temps libre à épier ses voisins, un couple qui aurait d’après lui grand besoin de son intervention bienveillante (Michele est dur mais juste). Il tombe amoureux d’une collègue, Bianca (Laura Morante), déjà en couple mais pas insensible au charme de ce bel homme intelligent. Un commissaire (Roberto Vezzosi) approche Michele durant son enquête sur les meurtres de personnes qui ont en commun de connaître ce trentenaire à l’insatisfaction bouillonnante.

Analyse et critique


Bianca est l’avant-dernier film où Nanni Moretti incarne son alter ego Michele Apicella et celui où il commence à prendre plus ouvertement ses distances avec ce double potentiellement encombrant. Aux milieux estudiantins et théâtreux, aux cellules de contestataires et plateaux de cinéma, lieux où méditer sur des questions artistiques, politiques, à leur imbrication, succède le quotidien d’un instituteur dans un établissement privé de la périphérie romaine. On pourrait croire que la transition des grandeurs et misères du gauchisme et de l’avant-garde à un métier et un cadre de vie plus « normaux » indiquerait un apaisement, or c’est tout le contraire. Moretti paraît suggérer avec ce film que s’il n’avait pas consacré sa vie au combat politique et à la création artistique, il aurait vraisemblablement tué des gens. Il n’est jamais anodin pour un metteur en scène d’apparaître à l’écran dans ses propres films, c’est un geste qui ne saurait être tenu qu’avec une capacité profonde et complexe d’autocritique. La présence physique de la personne qui réalise, cette idée de la modernité cinématographique, est nécessairement ambigüe : s’agit-il de confession ou de promotion ? Sert-elle à révéler ou à occulter ? Au cours de ses premiers films, Moretti s’épargne de moins en moins, il se dirige de plus en plus vers une inquiétante étrangeté dont Bianca regorge désormais. En explorant non pas seulement ses défauts charmants, mais ce qu’ils laissent voir de failles irréparables et de zones d’ombre, Moretti fait d’Apicella de plus en plus Apicella, et de moins en moins Moretti. Les ingrédients sont les mêmes, mais la recette est plus amère : les marottes y deviennent des fixations, la fidélité à l’enfance un infantilisme, l’expression de soi et l’autodérision du narcissisme et du masochisme, les principes une intransigeance puriste et hautaine.


Michele, célibataire trentenaire, à l’intellect affûté et au physique discrètement athlétique, rejoint l’école Marilyn Monroe (qui n’est autre, et ce n’est pas tout à fait innocent, que l’établissement où Moretti a suivi sa propre scolarité) pour y donner des cours de maths. Il y découvre un espace littéral de jeux (flippers, buvette et circuits miniatures inclus), dirigé par un ancien soixante-huitard converti (ou radicalisé) à l’hédonisme individualiste, semblant choisir ses enseignants pour leurs divers degrés d’excentricité (il place bien sûr l’originalité apparente au-dessus de tout). Les élèves sont loin d’être des crétins, mais le caractère très idiosyncratique de leurs demandes (la pédagogie du lieu voulant qu’ils apprennent ce qu’ils désirent) semble empêcher une continuité dans la formation (Michele s’échine durant son premier cours à résoudre une énigme inspirée de Dürer que lui soumet un écolier). Paradoxalement, Moretti sature le lieu de signes qu’il affectionne lui-même : il y a le portrait de Jerry Lewis en compagnie de Dean Martin, évoquant un père spirituel de sa comédie moins sadique que maso ; les photos de la Juventus, ramenant à la passion du cinéaste pour le ballon rond ; la chanson italienne, via le standard qu’un prof d’histoire fait entendre à sa classe... Au-delà de la satire un peu convenue et appuyée de l’éducation nouvelle, c’est de son propre imaginaire que Moretti dresse un état des lieux. Un imaginaire qui ne saurait lui appartenir en propre, mais dont il partage les signes (la comédie, le sport, la musique, à chaque fois du côté de la pop culture) avec une époque et un pays. C’est un intérieur, mais ce n’est pas son appartement, c’est un établissement.


Son appartement, en l’occurrence, est beaucoup plus dépouillé. N’importe quel intellectuel de son âge pourrait y vivre sans que les signes en soient changés. Ce qui intéresse Moretti est moins cet intérieur que celui des autres, des voisins. Apicella, depuis sa terrasse, jette un œil sur, voire espionne, les autres habitants. Particulièrement un couple, qui renvoie par son existence même à sa propre solitude. Mais Apicella est généreux dans son égoïsme, il veut le bien de tout le monde. Ça ne va pas, ces disputes, ce manque d’harmonie. Il soutient l’amour, absolu et ordré, comme on se préoccuperait d’un match de la Juve contre l’Inter Milan, et de spectateur il devient participant, en s’immisçant dans leur vie. Il est beaucoup affaire d’intrusion du regard dans Bianca : de volets et de rideaux qu’on ouvre et ferme à la face de quelqu’un d’autre, du coup d’œil que Michele jette à travers, ou au contraire de celui d’autrui, de l’autre côté, dont il voudrait se protéger. Être témoin, cela signifie ne pas en être (se tenir à l’extérieur, de l’autre côté), faire l’expérience d’une limite franchissable mais dont on peut toujours vous refuser le franchissement. Il y a enfin à l’étage supérieur (une terrasse encore mieux placée pour se pencher à distance sur la vie des autres) ce vieil homme légèrement déphasé, qui sera soupçonné plus tard, en lieu et place d’Apicella, du meurtre des locataires et qui incarne une potentialité effrayante du personnage principal : devenir ce vieillard sans compréhension des limites, qui entre et sort de chez les autres comme on le ferait dans un moulin, qu’on tient pour acquis et, parce qu’il paraît non violent, qu’il est un peu loufoque, à qui on accorde sa confiance pour mieux se faire agresser par lui.


Ce n’est pas juste qu’il manque quelques codes sociaux à Apicella, il a vraiment le goût de l’agression, comme quand imitant d’autres couples à la plage, il se couche sur une inconnue qui bronze sur le sable. Mais la morale qui motive la plupart du temps son agressivité n’en est pas pour autant une tartufferie. Il est une figure d’inquisiteur, un juge de son époque et de ses contemporains. Cette faculté, ou propension, à juger accompagne son voyeurisme (si l’espionnage des voisins évoque les projections faites sur autrui de diverses formes de misère conjugale dans Fenêtre sur cour, il y a moins de plaisir à en tirer ici et plus d’indignation). Elle motive l’indiscrétion dont Bianca, la prof de français dont il tombe amoureux, lui fait le reproche. Si le film accompagne le point de vue d’Apicella (inconscient de ses propres crimes) il convient de noter que la mise en scène ne se cale pas entièrement sur sa subjectivité. L’envie le rend par exemple incapable d’entendre (bien qu’il croie voir le contraire) que ça ne va pas si bien entre Bianca et son petit ami, que la chance pourrait bien tourner (comme elle le fera) à sa faveur à lui.


Mais il peut bien fantasmer sur l’image de Bianca, aperçue depuis le bus dont il méprise les passagers, s’offrirait-elle à lui qu’il ne saurait que faire de ce don. La nudité de son corps ensommeillé après l’amour est pour lui un encombrement, qu’il résout en s’enfuyant à la cuisine ingérer le contenu d’un énorme pot de Nutella (des sucreries aux sports d’équipe, Apicella s’engageant dans une rixe absurde avec des gamins, le film prend à la négative tous les motifs attendrissants de l’œuvre de Moretti). Il n’est pas suffisant de rester discret (pour un indiscret notoire), il prétend carrément ne pas vraiment la connaître quand ils se croisent devant d’autres sur leur lieu de travail. Apicella est un gamin qui ne saurait quoi faire d’une femme. Il peut la rêver, comme il rêve d’une vie de couple se caractérisant par la plus complète harmonie, mais son apparition réelle dans sa vie, son don d’elle-même, sont en réalité des encombrements pour l’immature qu’il demeure. Le rêve d’harmonie absolue, de rester intouché, invulnérable est un fantasme de mort (cette tranquillité véritable, ce non-ressenti le plus complet) qu’il mènera à son extrémité.


D’où le motif du policier, autre célibataire seul et malheureux, autre homme plus âgé passé à côté de sa vie, qui enquête amicalement sur ce meurtrier qu’il paraît trop bien comprendre (même si celui-ci finit par le lasser par sa logorrhée qui confesse tout sauf ce qu’il faudrait confesser pour commencer). Apicella est du reste si inquisiteur qu’il en demande plus sur la vie privée de l’enquêteur que celui-ci ne se renseigne sur la sienne (lui au moins n’enregistre que les allées et venues sans touiller plus que nécessaire la vie sentimentale de son sujet d’observation : une collègue qui dort chez vous n’est pas qu’une « connaissance », il peut s’arrêter à ce constat). Il y a des restes de giallo, de comédie policière à la Femme du dimanche de Luigi Comencini, dans ce fil narratif qui lui aussi attache le film à une tradition italienne plus vaste. Le fétichisme délirant des souliers qu’exprime Apicella quand il se rend au commissariat (un sous-sol donnant sur la rue qui pourrait évoquer un cabinet de psychanalyste) se tient à mi-chemin de Truffaut et d’une violence misogyne pas étrangère au cinéma transalpin (Moretti aime aussi Pulsions (1) et il n’est pas impossible que son final dans un sous-sol donnant sur la rue ait inspiré cette scène). Aussi vrai que Truffaut s’arrêtait juste avant la constatation que L’Homme qui aimait les femmes n’est pas loin d’être un fou dangereux (la suggestion hante le film et n’est pas sans lui conférer sa force), les obsessions d’Apicella ont le pouvoir de le transformer en maniaque.


Moretti questionne, de façon inconfortable, le rapport au réel de son cinéma, un risque fantomatique de la comédie (faire comme si ce qui prêterait à conséquence, ici ne prêterait pas à conséquence) : ce qui apparaît comme comique à l’écran pourrait très bien, vécu « en réalité » apparaître comme inquiétant. La destruction est plus amusante vue à distance que quand elle nous concerne et l’enjouement qu’elle suscite a pour condition une absence d’implication. Cette même absence d’implication, d’incapacité à s’engager, qui mine Apicella et le met au ban de la communauté humaine, lui interdit la satisfaction amoureuse et amicale (certes, il « s’engage » beaucoup pour ses amis, mais justement il ne peut pas les accepter comme ils sont, se réjouir de leur compagnie et les laisser tranquilles : il doit réparer pour eux leurs vies). Michele ne peut pas être ce que Nanni (cette figure de quadra resplendissant, maniaque peut-être mais aimant) sera : un compagnon, un ami, un père, quelqu’un qui jouit sans arrière-pensées de ce qu’il voit, qui peut bavarder avec les personnes qu’il rencontre, qui est capable à leur égard d’admiration (« Jennifer Beals ! »).  


Tout cela ne se caractérise pas exactement par la bienveillance avec soi-même. C’est à un commissaire et non au psy de son lieu de travail (qui l’excède immédiatement à chercher des excuses à des personnes qu’il accuse, bien qu’elles ne lui aient rien fait, de tous les maux du quotidien) qu’Apicella se confie. Le petit ami de Bianca auquel Michele finit par succéder est décrit par elle en toute simplicité comme ce que lui n’est pas : quelqu’un de gentil, pas indiscret, qui aime sa profession... Apicella explique qu’il aime les maths par goût de la clarté, de la logique, mais ce qui transparaît dans ses actes et ses propos concerne plutôt l’envers de cet amour : la haine de la demi-mesure. Il n’est pas un être de nuances, mais de contrastes, qui croit en la pureté, celle-là même qui lui fait (en prenant possession des lieux) enflammer le lavabo et la baignoire de sa salle de bains. Mettre le feu par souci de propreté, c’est bien ce que ce pyromane social fera tout du long, avec comme point aveugle sa propre place au sein du brasier, dans ce monde mal foutu, pas très propre, où personne n’est si heureux que ça (même le directeur illuminé finit par avouer sa déception), où les enfants ont des préoccupations d’adultes et où les adultes sont restés des enfants. Acquérir une juste conscience de sa propre place, c’est au contraire ce qui motive Moretti : ses positions esthétiques, citoyennes, ou les deux à la fois,  il ne les tient ni pour plus ni pour moins intéressantes, importantes, que celles d’un autre intellectuel italien de gauche de sa génération - elles en sont simplement typiques. Ce qui le caractérise n’est pas cela, mais ce qu’il en fait et où cela le mène personnellement. Si la politique reste un peu à l’arrière-plan de ce film (elle reviendra dans le suivant que, paradoxalement, Moretti  consacre pour la première fois à la religion), peut-être est-ce parce que ce qui se joue ici à au fond trait à un enjeu éthique voire spirituel, qui précède les questions tactiques et stratégiques du militantisme : Apicella a beau être au clair concernant ses principes, il échoue singulièrement (d’une manière à la fois banale, dangereuse et catastrophique) à comprendre quelles sont les valeurs qui l’animent réellement.

(1) www.lacinetek.com/lists/nanni-moretti-43

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 24 juillet 2020