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Critique de film
Le film
Affiche du film

Berlin Express

L'histoire

Quelques mois après l’armistice de 1945, l’éminent professeur Bernhart (Paul Lukas) se retrouve en charge de la constitution d’une commission visant la réunification de l’Allemagne (alors divisée en trois zones contrôlées par les Alliés). Dans le train qui l’emmène de Paris à Berlin, le professeur échappe à un attentat avant d’être trahi par l'un de ses amis puis kidnappé lors d’une halte à Francfort. Un groupe d’hommes et de femmes - composé de Robert Lindley (Robert Ryan), un agronome américain, Lucienne, une Fançaise (Merle Oberon), Maxim Toporow, un soldat russe, un Anglais et un ancien Résistant français - s’organise pour retrouver la trace de Bernhart dans Francfort en ruines...

Analyse et critique

Fin des années 1940 : les studios hollywoodiens se précipitent sur le vieux continent pour y produire leurs long métrages. La raison principale de cet engouement provient des mesures protectionnistes prises par les principaux pays européens afin de protéger leur monnaie et d’éviter une inflation galopante. Les studios américains voyaient alors quelques dizaines de millions de dollars immobilisés outre-Atlantique. A l’instar de ses consœurs californiennes, la RKO fut donc contrainte de produire certains films hors des Etats-Unis, dont Berlin Express de Jacques Tourneur.

En 1948, après avoir réalisé une série de chefs-d’œuvre aux styles visuels et narratifs novateurs (La Féline, Vaudou, La Griffe du passé), Jacques Tourneur prend en main ce projet de thriller d’espionnage dont l’action se déroule en France et outre-Rhin. Produit par Dore Schary, Berlin Express est l’adaptation d’une histoire imaginée par Curt Siodmack. Ce scénariste, à qui l’on doit de nombreux scripts fantastiques dont Son of Dracula (1943) mis en scène par son frère (Robert Siodmak), House of Frankenstein (Erle C. Kenton, 1944) ou The Wolf Man (George Waggner, 1941), coopère pour la première fois avec Jacques Tourneur en 1944 sur Vaudou (I Walked with a Zombie). C’est un tout autre domaine qu’il aborde ici avec le récit d'aventure d’un groupe d’hommes qui tente de sauver un éminent professeur enlevé au cœur de Francfort. Parmi eux, on trouve un Américain, un Anglais, un Français, un Russe et une Française, soit une représentation des forces alliées installées en Allemagne. Cette histoire, malheureusement plombée par des dialogues signés Harold Meldford, donne lieu à des situations stéréotypées : l’Anglais est fair-play, le lieutenant Maxim est un Russe ordonné, la Française évidemment charmante...

Le script met également l’accent sur les relations américano-soviétiques : après la guerre, le cinéma américain a connu une courte période pendant laquelle il était de bon ton de soutenir les forces russes. Cela a donné naissance à quelques films curieux, dont Days of Glory (Jours de gloire) déjà de Tourneur, en 1944. Quatre années plus tard, le cinéaste d’origine française met à nouveau en scène un personnage soviétique en la personne du lieutenant russe de Berlin Express. Entre ces deux films, les relations entre les USA et l’URSS se détériorent fortement et le portrait du soldat dressé par Tourneur n’est plus aussi glorieux qu’auparavant : Maxim est obéissant, très en retrait et sans personnalité. Il ne prend jamais d’initiative et fait preuve d’une certaine forme de naïveté (quand il croit acheter un document officiellement signé par Hitler par exemple). Il sert également de faire-valoir aux répliques moralisatrices lancées par Robert Ryan à la fin du récit (« J’ai essayé de vous comprendre, pourquoi n’en feriez vous pas autant ? » ou encore « Parfois, je pense que jamais on ne pourra s’unir à moins d’avoir un ennemi sur Mars... »). Toutefois, le film évite de tomber dans une forme d’anti-communisme primaire grâce à des dialogues qui restent policés. A ce propos, il est juste de rappeler qu’avec Samuel Goldwyn et Walter Wanger, Dore Schary fut le seul ponte des studios à s’opposer au licenciement des employés présumés "rouges" en 1947. Il est fort à parier que, dans ce contexte de chasse aux sorcières, l’influence de Schary fut, sans nul doute, une des raisons du discours tempéré que Berlin Express assène à propos de la menace soviétique. Même si certains clichés donnent un aspect quelque peu naïf à Berlin Express, le film évite ainsi de sombrer dans le ridicule achevé.

Malgré les reproches que l’on peut faire aux dialogues et aux situations mises en scène dans le 37ème long métrage réalisé par Jacques Tourneur, il n’en reste pas moins qu’il recèle de bien belles qualités. Tout d’abord, on y retrouve l'une des thématiques chères au cinéaste : le mystère qui entoure l’identité des personnages. Bernhart n’est pas celui qu’on croit, la jeune Française finit par avouer son vrai rôle aux hommes du groupe, et une autre fausse identité - révélée à la fin du récit - offre un joli rebondissement à la structure dramatique. Tous ces faux-semblants plongent le public dans le doute et participent à l’efficacité de l’intrigue. Néanmoins, Berlin Express va parfois un peu trop loin dans cette mise en forme : Tourneur ne livre aucune clé ni pendant le récit (ce qui paraît logique chez ce réalisateur pour lequel le mystère doit rester maître) ni au final. Ainsi, on ne sait jamais qui est le groupe qui a enlevé le professeur Bernhart : est-il issu d’un mouvement néo-nazi, partisan d’un des Alliés, ou est-ce une bande de malfrats en quête d’une rançon ? Une partie du public appréciera de rester dans l’incertitude, une autre (plus cartésienne peut-être) regrettera cette absence de conclusion.

L’intérêt du film repose également sur l’aspect documentaire de certaines séquences. Tourné en France et en Allemagne, où il fut la première production américaine d’après-guerre, Berlin Express prend le public à témoin de l’état du pays après sa défaite. Les plans de Berlin, mais surtout de Francfort, sont édifiants. Tourneur utilise des grands angles pour filmer les extérieurs et accentue au maximum la profondeur de champs de ses plans. Lorsque les protagonistes sont cadrés dans les ruines, l’œil du spectateur les suit tout en contemplant le spectacle désastreux des bombardements en arrière-plan. Cette double lecture de l’image procure un sentiment particulièrement étonnant, mélange d’onirisme (ces plans semblent sortis de l’imaginaire d’un peintre fou) et de réalisme (la voix-off nous rappelant que ces images sont bien celles d’une réalité sombre et profondément triste). Cette voix-off, qui guide le spectateur pendant tout le récit, donne aussi une patine "documentaire" à Berlin Express. A l’instar de T-Men (Anthony Mann, 1947), elle ne sert pas à exprimer les pensées des personnages mais bien à décrire la situation filmée par Tourneur. On apprend par exemple que certaines parties de Francfort n’ont pas été détruites par les Alliés en vue de l’occupation de la ville après-guerre, ou encore que la seule monnaie d’échange était non pas le dollar ou le mark mais les cigarettes... Parallèlement à toutes ces considérations historiques et non dénuées d’intérêt, la voix-off présente également les personnages : dans un des plans les plus mémorables du film, la caméra de Tourneur épie les cabines du train vues de l’extérieur à l’aide d’un travelling latéral génial et insolite. Dans chacune d’elles se trouve un des héros de Berlin Express que la voix du narrateur nous décrit succinctement. Les pièces du puzzle sont en place, le "Berlin Express" va pouvoir démarrer et emmener le public dans les méandres mystérieux de l’histoire concoctée par Curt Siodmack...


Si l’aspect documentaire détonne dans la filmographie de Jacques Tourneur, souvent empreinte d’une forme d’irréalité hypnotique (la longue marche de Vaudou, le voyage dans l’espace et dans le temps d’Out of the Past), Berlin Express fait tout de même preuve d’un style visuel personnel. On y retrouve l’art du hors champ et le jeu sur les ombres si particuliers au cinéaste, notamment lors du suicide de Walther (l’ami de Bernhart) qui constitue l’une des plus belles séquences du film. D’autre part, le travail effectué sur la photographie est toujours aussi remarquable : en préférant les lumières naturelles et tamisées (comme toujours chez Tourneur, les lampes sont omniprésentes dans les décors), il crée une ambiance mystérieuse que ne pouvait restituer un éclairage de studio classique. Sur ce point, il collabore avec le talentueux directeur de la photographie Lucien Ballard, qui n’est autre que le mari de Merle Oberon (Lucienne) pour laquelle il a inventé un procédé d’éclairage atténuant les cicatrices qui marquent son visage depuis un grave accident de voiture en 1937. Ce procédé tendrement appelé "Obie", et qui consiste à fixer une source de lumière sur la caméra, sera ensuite réutilisé dans de nombreux films pour cacher les défauts de certains visages !

Côté distribution, Berlin Express présente une belle brochette d’acteurs. En premier lieu, on retient évidemment le jeune Robert Ryan qui vient de tourner Crossfire pour Edward Dmytryk (1947) mais également Merle Oberon, Charles Korvin (Perrot, l’ancien Résistant), acteur hongrois blacklisté en 1951 pour avoir refusé de témoigner devant la Commission des Activités Anti-Américaines), Paul Lukas (le professeur Bernhart), comédien de théâtre oscarisé en 1943 pour Watch on the Rhine (Herman Shumlin), et Robert Coote (Sterling) qui jouait Aramis dans The Three Musketeers de George Sidney en 1948. Ces comédiens ne sont pas des stars mais leur expérience (celle de Paul Lukas notamment) leur permet de caractériser les personnages avec justesse sans jamais tomber dans la caricature qu’aurait tendance à imposer les dialogues. Néanmoins, Roman Toporow, qui incarne le Lieutenant Maxim, n’échappe pas au piège tendu par le scénario : contrairement aux autres acteurs, son jeu demeure stéréotypé et assez décevant. On peut également reprocher à Merle Oberon de manquer de charme : dans son personnage de belle Française, on aurait préféré être troublé par la beauté envoûtante d’une Simone Simon par exemple... Mais Oberon, qui manqua de peu l’Oscar de la meilleure actrice en 1935 dans The Dark Angel de Sidney Franklin, fait preuve d’un professionnalisme convaincant en ne mettant jamais en péril la crédibilité de son personnage. C’est bien là le principal !

Au final, si Berlin Express ne se présente pas comme l'un des films les plus personnels du cinéaste, il peut être apprécié comme une œuvre singulière mêlant mystère et réalisme avec un talent évident. On ne criera donc pas au chef-d’œuvre (La Féline, Vaudou et La Griffe du passé sont d’un niveau supérieur dans leur style de mise en scène), néanmoins les admirateurs de Jacques Tourneur prendront un grand plaisir à (re)découvrir ce film étonnant.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 22 février 2005