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Critique de film
Le film

Barry Lyndon

L'histoire

L’Irlande au milieu du 18ème siècle. Redmond Barry vit avec sa mère depuis que son père a été tué dans un duel au pistolet. Amoureux de sa cousine, Redmond Barry provoque en duel le riche capitaine Quinn qui la courtise. Redmond, croyant avoir tué Quinn, quitte l’Irlande et s’engage dans l’armée : c’est son premier contact avec la brutalité de la vie militaire. Pour regagner l’Irlande, il vole un uniforme d’officier et déserte. Très vite, il est démasqué par un capitaine prussien qui lui ordonne de s’engager sous son drapeau ; dans le cas contraire, il serait alors dénoncé aux autorités britanniques. Après avoir sauvé la vie du capitaine prussien, ce dernier l’engage comme mouchard. Lors de sa première mission, Redmond doit espionner le chevalier de Balibari mais à ce dernier, Irlandais lui aussi, Redmond avoue la vérité. Balibari et Redmond s’associent et parcourent l’Europe, exploitant sans vergogne la passion du jeu de leurs contemporains. Un soir à Spa, Redmond aperçoit la belle Lady Lyndon qui s’ennuie avec son mari âgé. Redmond charme Lady Lyndon et, dès la mort de son mari l’épouse au grand regret de son fils Lord Bullington. Redmond Barry devient Barry Lyndon. Lady donne un fils à Barry : Bryan. Barry, très attaché à son fils, agit par contre comme un goujat avec sa femme, dilapidant tout son argent. Dans le même temps, une haine grandit entre Barry et Lord Bullington. A l’âge de huit ans, le petit Bryan meurt accidentellement ; Barry tombe alors dans la débauche et Lady dans la dépression. Bullington a grandi, il provoque son beau-père en duel et le blesse à la jambe. Barry ne pourra échapper à l’amputation. Bullington reprend ses biens et Redmond, abandonné de tous, devra regagner l’Irlande s’il souhaite que lui soit versée une pension.

Analyse et critique

Stanley Kubrick est obnubilé depuis plusieurs années par l’envie de réaliser un film sur Napoléon. En 1974, ce projet a toutes les apparences d’une concrétisation mais cependant beaucoup trop coûteuse et peu rentable pour la Warner. Certains critiques en parlent déjà comme "Apparemment aussi interminable que le désert de Gobi… un navet de dimension colossale, étendant des racines sur des centaines de kilomètres avant de sortir de terre". Malgré ces attaques, avant même que le projet soit officiellement lancé, Kubrick ne baisse en aucun cas les bras (c’est mal le connaître) mais il se met à chercher un nouveau film à offrir à la Warner. Cette dernière pourrait alors financer et exploiter ses montagnes de recherches sur Napoléon. Le film sera une adaptation du roman Les mémoires de Barry Lyndon de Thackeray. "Ce roman me plaisait, c’est tout ce que je peux dire" : voilà simplement pourquoi Kubrick décide d’adapter ce roman sur lequel il tomba par hasard, un livre très peu connu et peu réédité depuis le 19ème siècle.

Pourtant il n’est pas difficile de comprendre pourquoi Kubrick a décidé d’adapter cet ouvrage. En effet, en plus du cadre napoléonien, Gene Phillips fait remarquer que le cinéaste "reprend un thème qui apparaît dans les meilleures œuvres du réalisateur, à savoir que les projets les mieux préparés tournent souvent mal à cause de l’erreur humaine, et donc que l’homme est souvent contrecarré dans ses efforts pour atteindre ses buts". Tout au long de l’aventure, Barry, sans s’en rendre compte, est lui-même son pire ennemi. Ce personnage fabuleusement interprété par Ryan O’Neal (qui connut un grand succès avec Love Story d’Arthur Hiller) fait penser dans son attitude "je me fous pas mal du monde" à Stanley Kubrick. N’y a-t-il pas une tangente autobiographique dans cette adaptation ?

Pour le cinéaste, le meilleur roman pour faire un film n’est pas un roman d’action mais, au contraire, un roman tourné vers la vie intérieure de ses personnages. C’est pour cette raison qu’il a décidé de porter à l’écran les aventures désenchantées de cet antihéros. Ce film, qui a demandé un an de préparation et 250 jours de tournage, en Irlande, en Grande-Bretagne et en RDA, avec un budget de départ fixé à 2.5 millions de dollars qui atteindra finalement 11 millions de dollars, est son dixième long métrage réalisé en 1975 après Orange mécanique. Il souligne une nouvelle fois le talent visuel (évoquant la grande peinture des siècles passés, les maîtres anglais et flamands, les Gainsborough, Ruysdael, Hals ou Constable) et la maîtrise de la mise en scène de ce génie du cinéma. "Stanley voulait que ce soit d’une certaine façon un documentaire sur le 18ème siècle…" déclare Ken Adam, le chef décorateur du film. Un "documentaire" puisqu’il s’agit d’un "voyage dans le passé" ; ce sera un ensemble de décors, de costumes, d’accessoires "vrais", mais aussi des comportements, des gestes, "l’air du temps" en quelque sorte… Kubrick se concentre tout d’abord sur ses interprètes car ce sont les personnages, les situations et les décors qui, à ses yeux, prédominent sur la future réalisation. Il attend beaucoup de ses comédiens, ce qui lui valut souvent de passer pour un dictateur sur un plateau. Lors du tournage, il eut d’ailleurs parfois des rapports conflictuels avec Marisa Berenson, interprète de Lady Lyndon.

Le travail excessif qu’a fourni Kubrick répond à une exigence voulue par le cinéaste pour être au plus près d’une époque, mais surtout pour que Barry Lyndon soit "un film de Stanley Kubrick", c’est à dire une œuvre exceptionnelle et qui se démarque de ses contemporains par ses aspects singuliers. Je vais justifier mon propos à l’aide d’une des scènes qui m’a profondément touché, la scène de séduction entre Lady Lyndon et Barry lors de la partie de cartes (chapitre 26 à 1h29min50s). En effet, de très nombreuses séquences du film marquent à jamais l’esprit du spectateur tant le travail du cinéaste est riche. Dans cette scène en particulier, la lumière naturelle, la musique poétique au climat tragique, les costumes et le détail dans l’expression des visages, soulignent avec justesse le propos, l’émotion et la période que Kubrick veut nous montrer. Je ne vais pas m’attarder à me lancer dans une analyse précise, tant il y a de choses à dire, et parce que beaucoup l’ont déjà fait avant moi, mais ici, comme le souligne Michel Ciment, Kubrick nous plonge dans une ambiance proche du cinéma muet.

La force de la scène, c’est sa lumière naturelle à la bougie, la musique avec le Trio avec piano de Schubert et le visage des protagonistes. Dans ce passage, tous les éléments, les personnages, les sons vont graduellement s’effacer pour que s’impose le jeu de regard entre Lady Lyndon et Barry : la valeur du cadre se resserre progressivement, on part d’un plan moyen pour arriver à un plan rapproché poitrine, en faisant fi de tout ce qu’il y a autour afin de laisser vivre les deux regards d’abord timides puis soutenus. La profondeur de leurs regards est immense et comment, entre les flammes des bougies (annonçant celles du désir), ne pas succomber au charme mélancolique de Marisa Berenson et à celui de Ryan O’Neal, brillant d’éclat. Après la dominante orange de la scène d‘intérieur, les deux amants se retrouvent sur le balcon baigné par une lumière "bleue de lune". Tous deux se rapprochent et s’embrassent sur cette terrasse à la couleur sensuelle et romanesque. Une attirance, qui sera uniquement physique, est née.

Je voudrais revenir sur l’idée de lumière naturelle à la bougie qui est une des caractéristiques du film. En travaillant sur ce long métrage, le chef opérateur John Alcott a marqué une date dans l’histoire du cinéma contemporain. Alcott et Kubrick ont opté pour la lumière naturelle et non pour un éclairage artificiel qui, souvent, éclaire un décor historique comme un décor moderne. Kubrick veut être dans "l’air du temps" comme l’a précisé Ken Adam et, au 18ème siècle, on s’éclaire à la bougie. Ainsi, pour être le plus réaliste possible, John Alcott, sous l’exigence de Kubrick, va éclairer les scènes d’intérieurs à la bougie. Le réalisateur cherche à innover dans chacun de ses films, poussant les limites toujours plus loin : "une pièce entièrement éclairée aux bougies, c’est très beau et complètement différent de ce que l’on voyait d’habitude au cinéma". Pour réaliser cette prouesse, Kubrick a cherché un objectif particulier dans le monde entier. Après plusieurs mois de recherche, il finit par en trouver un appartenant à la NASA avec une ouverture de diaphragme incroyable de 0,7 (50 mm. Zeiss, F 0.7). Il doit sacrifier la caméra Mitchell qu’il a achetée pour le tournage d'Orange mécanique afin de pouvoir y fixer cet objectif. Ceci est le genre de défi qu’aime affronter Kubrick : la mise au point de l’objectif a pris trois mois mais le résultat parle de lui-même. Aucun film, encore aujourd’hui, n’a réussi à restituer une lumière à la bougie aussi naturelle.

Une autre particularité propre à l’esthétique du cinéaste, et que l’on retrouve dans plusieurs de ses films, c’est l’utilisation du zoom qui permet le passage d’un point de l’espace à un autre. Ainsi chaque plan devient une composition, enrichissant la construction de l’image et donc le rendu visuel (deux bons exemples, chapitre 8 à 20'16" et chapitre 32 à 1h45'01"). Le choix du zoom lui offre la possibilité d’éviter d’avoir un montage trop découpé et permet ainsi de garder une certaine douceur et fluidité. Ce calme hiératique qu’on a pu lui reprocher, va devenir avec le temps une des qualités les plus mémorables du film. On peut noter des moments très actifs qui contrastent avec l’ensemble : la séquence de la bagarre avec le soldat Toole (chapitre 12 à 0h35min57s) est très dynamique, tournée entièrement caméra à l’épaule ; la dispute entre Barry et Lord Bullington est filmée de la même manière (chapitre 37 à 2h09'46").

Rares sont les images des films de Kubrick qui n’aient pas été cadrées par ses soins. Les plans d’extérieurs du film sont tournés avec une focale de 18 ou 25 mm, ce qui lui permet de mettre en relief la profondeur de champ dans le décor. Ces plans larges sont d’une grande virtuosité picturale et nous donnent une impression de peintures filmées. Ceci est une caractéristique propre à tous ses films. Dans Barry Lyndon, on peut l’admirer dès le premier plan (le duel) et, entre autres, lors des transitions.

Kubrick nous offre une œuvre de très grande qualité visuelle mais on ne peut pas passer outre la bande son richement variée utilisant des musiques de compositeurs aussi différents que Bach, Frederick II de Prusse, Haendel, Mozart, Paisiello, Schubert, Vivaldi... Pour le cinéaste, la musique sert à la fois d’accompagnement de l’image cinématographique, mais aussi comme modèle de communication c’est à dire qu’il vise un cinéma qui fonctionne moins au niveau du rationnel qu’au niveau de l’affectif. La musique joue un rôle majeur dans la narration et dans le climat mélancolique de l’œuvre. Le propos de Kubrick est une nouvelle fois adapté à ses exigences par le fait de choisir une musique liée à l’époque du film. Outre la musique, le réalisateur utilise comme autre particularité sonore la voix off. Elle est déjà employée dans neuf autres de ses films afin de créer une distance par rapport aux personnages et aux situations. Ici, un commentaire désabusé à la troisième personne, magnifiquement lu par Michael Hordern, établit un parallèle entre le dit et le montré afin de souligner l’événement à venir (le commentaire intervient généralement un peu avant l’action) et de lui donner plus de force. Le film repose en effet sur un savant équilibre entre un discours extérieur à l’action, qui commente le cours des choses, et une participation plus classique grâce à l’entremise des plans rapprochés (taille ou poitrine 50 ou 36.5 mm de focale), de découpage au plus près des regards, des gestes, de la tension des évènements. L’importance narrative et émotionnelle de l’image est constante.

Barry Lyndon oscille entre deux points de vue, refusant la dramaturgie conventionnelle de la transparence : soit nous sommes dans l’iconographie historique, soit nous sommes dans le pur subjectif. C’est une œuvre inclassable qui peut paraître déroutante et c’est ce qui a dérangé certains spectateurs à sa sortie.

Ce destin est l’illustration d’une leçon générale. Pour Kubrick, chacun de ses films pourrait se résumer ainsi : "voici comment on fabrique un homme – tous les hommes" ; ou bien : "voici comment on fait, on tente de faire un homme nouveau" ; Ou encore, pour citer Nietzsche, "Voici comment on devient ce qu’on est…".

Barry Lyndon est la transposition épique de nos situations; le tiraillement d’un héros entre destin et image sociale : Barry veut agir sur sa destinée afin de jouir de la vie. Pourtant cet idéal se dérobe et la vie s’acharne contre lui : il subira jusqu’au bout les effets de ses diaboliques entreprises. Ce chef-d’œuvre est, de mon point de vue, le meilleur film de Stanley Kubrick avec 2001 : l’Odyssée de l’espace.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Dolly Bell - le 19 septembre 2003