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Critique de film
Le film

Après moi le déluge

(I'm All Right Jack)

L'histoire

Après la Seconde Guerre mondiale, tandis que le paysage social et industriel britannique est en évolution permanente, Stanley Windrush, grand benêt issu de la grande aristocratie conservatrice, est bien décidé à réussir dans les affaires. A sa grande surprise, il se rend toutefois compte que, compte tenu de son inexpérience et de ses compétences limitées, personne n’est prêt à lui confier immédiatement de hautes responsabilités. Qu’à cela ne tienne, il entre dans l’entreprise de son oncle, d’abord comme simple ouvrier, bien déterminé à atteindre rapidement des fonctions plus importantes. Mais sa naïveté va se confronter à la réalité des luttes entre la direction et les syndicats...

Analyse et critique

Il faut, dans l’histoire du cinéma britannique, réserver une place à part aux jumeaux Boulting, John et Roy. Après avoir participé séparément à l’effort de propagande pendant la Seconde Guerre mondiale (l’un réalisant des films pour la Royal Air Force, l’autre pour l’Armée de terre), ils obtinrent une fois réunis un nombre conséquent de succès publics, d’abord dans le polar (par exemple avec le fameux Brighton Rock (1947)) puis dans le registre de la comédie satirique, avec plusieurs films aujourd’hui considérés comme des classiques du genre. Il est assez difficile de parfaitement connaître le mode de fonctionnement du duo, et les génériques de leurs films les créditent souvent - et de façon assez interchangeable - l’un à la réalisation et l’autre à la production - l’essentiel se trouvant finalement bien dans la personnalité bicéphale du cinéma qu’ils parvinrent ainsi à définir. Il faut également mettre à leur crédit la découverte - ou, du moins, la mise en valeur - de plusieurs comédiens devenus des figures incontournables du cinéma anglais, dont Ian Carmichael, Richard Attenborough, Terry-Thomas ou Peter Sellers, tous les quatre présents au générique d’I’m All Right Jack.

C’est d’ailleurs probablement la présence du dernier cité et du plus connu du lot, Peter Sellers, qui contribua finalement à la postérité d’I’m All Right Jack bien plus qu’au film dont il est la suite : Ce sacré z’héros (Private’s Progress (1956)). Les deux films étaient en réalité les adaptations d’un diptyque littéraire d'Alan Hockney, intitulé Private Progress / Private Life, suivant les (més)aventures de Stanley Winrush d’abord durant le conflit mondial, puis dans la société d’après-guerre. Il n’est pas indispensable d’avoir vu Private’s Progress pour apprécier I’m All Right Jack, mais il n’est pas inutile de connaître l’existence de ce premier opus pour saisir à la fois la mise en place extrêmement rapide des personnages (et pour cause, ils sont censés être connus des spectateurs) et leurs relations : la réaction surprise du directeur de l’usine (le curieusement nommé Major Hitchcock) lorsqu’il intercepte Winrush dans sa petite voiture individuelle, assez inattendue, s’explique ainsi par le fait qu’il reconnaît alors le soldat qui l’a tant malmené dans le premier épisode ! (1) Et en effet, hormis Kite, le personnage incarné par Peter Sellers, et dans une moindre mesure la tante de Stanley, interprétée par l’incontournable Margaret Rutherford, tous les autres personnages principaux du film figuraient déjà dans Private’s Progress, sous les traits des mêmes comédiens. Il convient enfin de noter qu’entre les deux adaptations de Hockney, les frères Boulting réalisèrent Ce sacré confrère (Brothers in Law (1957)), avec le même trio principal (Carmichael / Attenborough / Terry-Thomas), une intrigue peu ou prou similaire située dans le milieu des avocats, mais des noms de personnages différents. Tout cela pour dire qu’I’m All Right Jack était le produit d’une recette bien rôdée, destinée à satisfaire les attentes populaires.

Avant de revenir à Peter Sellers, justement, attardons-nous sur ces trois grandes vedettes britanniques, diversement (mé)connues en France : de Richard Attenborough, Ron connaît surtout quelques rôles américains (de La Grande évasion à Jurassic Park) ou ses réalisations (dont Un Pont trop loin ou Gandhi), et il est assez amusant de le voir ici dans sa jeunesse, brun et moustachu. Il est probablement celui dont le potentiel comique est le moins immédiat, mais il parvient tout de même ici à composer un remarquable méchant, calculateur et fielleux à souhait. De Terry-Thomas, le public français reconnaîtra surtout le sourire carnassier, vu aux côtés de Bourvil dans La Grande vadrouille (Big Moustache) ou Le Mur de l’Atlantique, sa notoriété outre-Manche étant également due à ses émissions de radio ou ses participations à des shows télévisés. Son style assez cabotin convient ici parfaitement au rôle du Major Hitchcock, intermédiaire qui sourit à tout le monde (patronat comme syndicats) mais n’épargne personne de son mépris. Enfin, le rôle principal de Stanley Winrush est interprété par Ian Carmichael, dont la grande popularité en Angleterre, au-delà des productions Boulting, vient de la télévision, à la fois dans la sitcom Bachelor Father ou pour son interprétation de Bertie Wooster, le maître du légendaire Jeeves. Grand échalas un peu gauche mais passablement sympathique, il est la parfaite incarnation de Stanley Winrush, ce garçon gentil et simplet qui va confronter ses idéaux à un monde d’hypocrites, de menteurs, de paresseux ou de manipulateurs.

Décrit comme cela, on pourrait penser à Frank Capra, et voir dans Stanley Winrush une sorte de variation autour d’un Mr Smith ou d’un Mr Deeds, d’autant que sa prise de conscience finale se manifeste par une tirade humaniste et sincère, mais ce serait sans compter avec le mauvais esprit fondamental qui habitait les productions Boulting : au geste de la victoire lancé par Winston Churchill depuis son balcon, le film ne répond-il pas immédiatement par un V-sign rigolard ? Parfois critiqué pour le portrait critique qu’il dresse des syndicats (il est vrai particulièrement peu flatteur, nous y reviendrons), le film nous semble surtout renvoyer tout le monde à ses pénates avec une férocité assez joyeuse : il n’y a pas grand monde à sauver dans le lot, et même la figure centrale, candide, de Stanley, qu’aurait volontairement sauvé un Capra, qui nous est initialement présenté comme un crétin fini, demeure jusqu’au bout un benêt impuissant (dans tous les sens du terme, serait-on même tenté de dire).

Dans un exercice un peu périlleux de caractérisation géographique du cinéma du travail, on pourrait en quelque sorte dire que I’m All Right Jack est à l’Angleterre des années 50 ce que La Classe ouvrière va au paradis est à l’Italie des années 70 : il y est dans les deux questions de la condition de l’ouvrier, de la pression du patronat (notamment sur la question des cadences) et du rôle des syndicats - volontiers renvoyés dos à dos -, de l’individualisme galopant et de l’incommunication chronique qui empêchent toute possibilité de dialogue social. Mais là où le film d’Elio Petri est habité par une véritable conscience sociale, par une sorte d’énergie de désespoir qui ne l’empêche pas d’envisager l’existence d’une alternative politique (c'est-à-dire par l’esprit contestataire de la société italienne du début des années 70), le film de frères Boutling traite tout cela avec une ironie pleine de flegme, qui semble, face au spectacle désolant de l’incompétence généralisée de ceux qui tentent d’influer sur les choses, vouloir dire que chacun ferait mieux de s’occuper de ses propres affaires (c'est-à-dire une humeur toute britannique, dans laquelle la frontière entre respect de la liberté d’entreprendre et libéralisme économique est éminemment subtile).

Car finalement, le film n’est pas plus spécialement sévère avec les ouvriers qui jouent aux cartes pendant qu’ils devraient travailler qu’il ne l’est avec Stanley quand il affirme qu’il n’est pas fatigué d’avoir travaillé « normalement ». Il l’est par contre bien davantage avec ceux qui se mêlent de dire aux autres ce qu’ils devraient (ou ne devraient pas) faire, et en premier lieu ces responsables syndicaux marchant aux pas comme des petits soldats pour venir remonter à la direction leurs revendications, souvent contradictoires et parfois carrément absurdes. C’est probablement à cause de la force de cette charge - occultant parfois celle accablant pourtant la direction, menteuse, manipulatrice, corrompue et dépourvue de toute considération pour ses employés - que le film a parfois semblé n’être qu’une dénonciation de la force paralysante de l’action syndicale, avec ses sympathisants communistes abrutis, paresseux et surpayés. Il faut dire que, grâce notamment à la performance de Peter Sellers, le personnage de Fred Kite a tendance à accaparer le film, et que cela n’a probablement que donné du grain à moudre aux partisans de l’idéologie conservatrice : à l’automne 1959, tandis que le film est encore sur les écrans, les Tories battent en effet assez nettement le Parti Travailliste lors des élections consécutives à la dissolution du Parlement par le PM Harold MacMillan. Sellers lui-même, habituellement peu enclin à commenter la chose politique, l’avouera : « J’ai entendu dire que les Tories avaient aimé le film. Il faut dire qu’il leur a probablement fait plus de bien qu’au Labor. » (2)

Initialement, Sellers avait rechigné à rejoindre le casting. Non pour des raisons politiques (Sellers ne votait pas, et s’il a parfois concédé de la sympathie pour l’idéal communiste il haïssait le communisme soviétique), mais parce qu’il ne trouvait pas le scénario très drôle. Les Boulting - manifestement lors d’une partie de cricket caritative - parvinrent à le convaincre en lui affirmant qu’ils ne l’engageaient pas pour qu’il vienne faire des bouffonneries mais pour qu’il y compose un vrai personnage, certes parfois drôle mais qui saurait en d’autres occasions se montrer poignant. Et c’est bien le cas, en particulier lorsque Kite est abandonné par son épouse (elle-même « en grève » du foyer) ou lorsqu’il balbutie laborieusement son discours lors de l’émission télévisée. (3) Le personnage est souvent drôle malgré lui par son obstination un peu bornée, mais il finit toujours par gagner la compassion du spectateur, notamment à travers l’incroyable regard perdu de Sellers.

En l’engageant pour le film, les Boulting lui avaient offert un généreux contrat de 5 films, à propos duquel Sellers déclara : « Un contrat de ce type est comme un contrat de mariage : il faut avoir confiance en son partenaire. » (2) Mais Sellers, à l’époque, manquait encore parfois de confiance en lui. Un jour, au début du tournage, une délégation de représentants des syndicats des employés des studios de cinéma vint sur le plateau. Lors d’une prise, face à la performance en retenue mais en ténacité de Sellers, ils éclatèrent collectivement de rire, ne reconnaissant que trop bien la vérité du personnage. C’est alors que Sellers prit conscience de la force du personnage et qu’il décida de l’emmener aussi loin qu’il le pouvait, en louvoyant habilement entre les écueils du pathos ou de la caricature. On ne peut s’empêcher de remarquer à quel point le film décolle lors des séquences faisant intervenir Fred Kite : à l’humour un peu lourdaud de la visite de la biscuiterie ou aux sous-entendus grivois un peu appuyés du camp naturiste, par exemple, succède dès l’apparition de Kite un ton un peu plus grave, certes, mais surtout une écriture plus pointue, plus précise, plus percutante.

Peter Sellers s’entendit merveilleusement avec Ian Carmichael, qui n’eut de cesse ensuite de vanter l’esprit enfantin et imaginatif de son partenaire, mais beaucoup moins bien avec Terry-Thomas : les deux cabots ne fonctionnaient en effet pas du tout de la même manière (Sellers privilégiant les premières prises, Terry-Thomas allant régulièrement - faute d’une maîtrise suffisante de son texte - au-delà des 30 prises) et on ne peut du coup s’empêcher de remarquer que la principale séquence les opposant est filmée en une succession de champs/contre-champs ne les montrant quasiment jamais simultanément dans le cadre...

A ce propos, quelques idées formelles habitant le film méritent d’être mentionnées, comme ces machines-visages dans le décor de la biscuiterie ; le plan furtif sur les groupies de Stanley ayant pour l'occasion recyclé leur pull-over en l'honneur d'Elvis Presley ; le montage alterné vif de la réunion syndicale pendant laquelle Stanley est chronométré par l’inspecteur des cadences ; ou encore le très beau plan-miroir durant lequel Stanley découvre le sac de Cox dans sa loge...

Le film, pourtant modestement lancé par la British Lion, bénéficia d’un bouche-à-oreille remarquable et acheva l’année comme l’un des plus grands succès du box-office en Grande-Bretagne - Pays de Galles exclu : la population galloise, de tradition industrielle et habitée par une forte culture syndicale, ne goûta manifestement guère la satire. Lors de la cérémonie des BAFTA 1960, Peter Sellers fut couronné meilleur acteur - face à Laurence Olivier ou Richard Burton - pour ce qui était la première récompense de sa carrière. Il était devenu une star et n’allait dès lors quasiment plus jamais quitter la tête d’affiche.


(1) Au passage, Terry-Thomas place dans cette scène la réplique « You’re a positive shower », variation autour d’une de ses plus célèbres catchphrases (« You’re an absolute shower ») justement née dans Private Progress.
(2) Cité par Ed Sikov dans sa biographie Mr. Strangelove.
(3) A noter que le présentateur, Malcolm Muggeridge, y joue son propre rôle d’animateur télé d’une célèbre émission de débats.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Quelques images d'archives du tournage

Par Antoine Royer - le 28 février 2013