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Critique de film
Le film
Affiche du film

Apocalypse Now

L'histoire

Saïgon. 1969. Tandis que les États-Unis s’enfoncent dans l’ennui de la guerre, le capitaine Benjamin Willard est tiré de sa dépression alcoolisée pour une ultime mission. Cela l’arrange, il a divorcé, et se referme sur lui-même, au point de frôler le Delirium Tremens. Représentés par le général Corman et le colonel Lucas, les services secrets lui donnent l’ordre de traquer et d’éliminer un militaire émérite devenu fou, le Colonel Walter E. Kurtz. Rien qu’une pique contre l’armée enregistrée sur bande en atteste. Pour mener à bien l’opération, il va remonter le fleuve à bord d’une petite frégate et aux commandes de quatre soldats : Lance Johnson, le surfer, Tyrone « Clean » Miller, le plus jeune, Jay « Chef» Hicks », le mécanicien, et George Phillips, commandant du fragile navire. Tout au long du voyage, Willard va étudier le dossier. Les ennuis commencent lorsque le Lieutenant-Colonel Bill Kilgore leur révèle que les instructions pour sa mission ne lui sont pas parvenus. L’absurdité, la décadence et la sauvagerie qui constituent son quotidien lui font s’interroger sur l’importance de cette mission. Tandis que le soldat Lance commence à partir en vrille, et le conducteur du bateau à contester ses ordres. Au point de manquer l’échec en traversant un pont constamment perdu et repris. Des fumées, des épaves d’avion ou encore des étendues d’ossements humains semblent leur indiquer le chemin. Plus ils se rapprochent, moins l’Humanité est présente, comme si le fleuve Nung qu’ils traversent était aussi celui du temps. En particulier, en pleine étape imprévue sur le trajet, une plantation française datant de la période coloniale de l’Indochine et ses soldats français surgissent d’une brume digne du Royaume des Morts. Capturé et privé de ses soldats tués un par un à l’exception de Lance, Willard est finalement confronté au Colonel Kurtz. Que ressortira-t-il de ce face-à-face au cœur des ténèbres ?

Analyse et critique

« Le hasard, il fait bien les choses ? Bah toi, t’as pas été fait par hasard, toi », comme dirait l’autre. Eh oui, le temps où le hasard ou encore les coïncidences étaient acceptés est désormais révolu. S’il a eu lieu un jour, à vrai dire. Chaque événement a forcément une logique, un but, une main invisible derrière. On peut y mettre ce qu’on veut : le destin, Dieu, l’autorégulation du marché, la chance, etc. Aussi sympathique que déplorable, la méfiance à l'égard des coïncidences pensait faire son chemin dans la création humaine. En particulier dans un monde où il est plus question de savoir-faire que d’initiation (ça, on en reparlera). Ce monde, petite province puis immense pays qui connut nombreux régimes, guerres, coups d’État, et qui est à peu près dans le même état que la situation actuelle, s’appelle le cinéma. En effet, il serait parfaitement logique de se dire que les imprévus resteraient toujours d’ordre matériel, hors de la volonté du cinéaste et de son fameux « plan ». L’éloge du hasard n’a jamais eu besoin que d’un seul film qui occupe l’esprit de beaucoup de monde depuis presque autant de temps. Voire plus selon le degré de proximité qu’on peut avoir avec les artistes. L’incarnation de l’imprévu, la personnification du miracle en pellicule : Apocalypse Now.

Plus encore qu’un exemple du hasard, c’est surtout la réalisation d’un autre fantasme : la rencontre des grands esprits. À toutes époques, certaines images ont fait le tour du monde car elles symbolisaient l’entente, la convergence des esprits. Cette mystique peut par exemple remonter à l’essor d’Alexandre le Grand. Celui-ci fut en effet instruit par ni plus ni moins qu’Aristote, un des derniers grands philosophes grecs. Et surtout le disciple de Platon, comme lui-même fut celui de Socrate. Le plus grand conquérant de son temps reçut l’éducation par le plus grand esprit de son époque. Plus tard, la Renaissance italienne fera ressurgir cette époque, engendrant une explosion de créativité et de réflexion. Et à cette époque succéderont aussi l’âge d’or espagnol, et surtout le siècle des Lumières de la France, dont surgira la Révolution. Viendront ensuite les courants contemporains, surréalistes, dadaïstes, etc. Jusqu’aux années 70. Deux pôles d’attraction des créatifs font alors leur apparition : le projet Dune d’Alejandro Jodorowsky et le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Le premier réunit Salvador Dali, Orson Welles, Pink Floyd, Magma, Mike Oldfield, Dan O’ Bannon, Moebius, Giger, Chris Foss ou encore Amanda Lear. Et il ne se concrétise pas, demeurant un rêve sans film. Apocalypse Now, quant à lui, est un rêve dans le film. La convergence est certes moins internationale, mais n’en reste pas moins passionnante. Autour de ce film vont converger John Milius, George Lucas, Martin Sheen, Marlon Brando, Robert Duvall, Aurore Clément, Dennis Hopper, Walter Murch, Michael Herr, Francis Ford Coppola et... Jim Morrison.

Quarante ans que le monstre filmique est né. Mais plutôt que quarante ans, disons cinquante. Et là, la coïncidence explose, rassemble, éblouit. 1969-2019. Once Upon a Time in Hollywood sort et divise lui aussi, Peter Fonda meurt, Apocalypse Now ressort en 4K et dans une version Final Cut. Coppola avoue bien des choses : la version originale qui a eu un succès dans les salles est un film trop bizarre auquel il manque plein de trucs, la version Redux une boursouflure avec plein de trucs en trop qui ne rentrent pas dedans. Et maintenant, cette nouvelle version. Elle aussi, à la croisée des chemins. Là, il faut retracer l'histoire et s’interroger sur ces personnes qui ont toutes contribué à leur niveau à ces trois heures de vert, de rouge, de noir et surtout... d’or.

Commençons par leurs créateurs d’origine : John Milius et George Lucas. En 1969, les deux hommes sont sur la même longueur d’ondes mais pas sur les mêmes fréquences. L’un, Milius, est du genre adepte du second amendement et de la vieille camaraderie à la John Wayne ou Clark Gable. L’autre, Lucas, est plus proche des milieux progressistes malgré son éducation venue de l’Amérique profonde. Mais ils le savent, autour d’eux un rêve s’évapore : celui de voir l’Amérique redevenir la terre d’accueil fraternelle des marginaux, des minorités. Un joli monde où ceux qui furent rejetés chez eux ne le seraient plus jamais. Depuis quinze ans, quelques auteurs américains appelés Beatniks sont déjà lassés des années 50 et rêvent d’hédonisme. Depuis quatre ans, la jeunesse américaine tente de se faire pardonner des horreurs commises contre les Amérindiens, se passionne pour la culture orientale et le classicisme d’Europe, histoire d’oublier un peu le leadership vendu à prix d’or, à savoir la liberté d’opinion refusée aux partis communistes et le financement des groupuscules d’extrême droite pour déstabiliser les régimes. Sans souscrire à la fanfaronnade de Dennis Hopper selon qui cette génération serait la plus créative depuis près de deux millénaires (sic), il faut tout de même remonter à la Renaissance pour retrouver chez les boutonneux un tel engouement collectif pour un univers philosophique, artistique et parfois religieux éloigné. Et ce, même s’il est possible de s’en moquer tant l’importation de ces philosophies ressemble à une grande braderie superstitieuse aveugle aux problèmes des pays d’origine. Ne pas oublier le nationalisme extrême de ces contrées et le fait que le gouvernement Nehru d’alors portera en germe le futur régime d’Apartheid. D’autant qu’il ne serait pas impossible que parmi les foules de hippies, certains récitaient leur leçon anti-communiste depuis dix ans à la télévision. En plein phénomène Spoutnik, ils répétaient même très sagement que les communistes n’étaient pas des êtres humains pour la simple et bonne raison qu’ils n’allaient pas à la messe. Dès lors, le LSD, la méditation et les vertus de l’Inde que se découvriront les Beatles vont déferler sur le monde entier. Celui-ci, affligé par l’inutile guerre du Vietnam et l’immobilisme du bloc soviétique, hurle au changement. A la liberté, à l’amour, au respect, au don de soi. A l’Amérique, peut-être. Pas à un nouvel Empire britannique d’époque victorienne. Hélas, le rêve se cassera violemment le nez sur la violente réalité de l’Homme. La réceptivité d’un message diverge entre chaque individu, et les idéologies rassembleuses ont donné les régimes totalitaires. Malgré la magie (surexploitée depuis) de Woodstock et le premier pas sur la Lune, le massacre d’une femme enceinte sonne définitivement le glas de l’utopie. Le clou sera enfoncé en décembre avec le meurtre d’un fan des Rolling Stones à Altamont. Le groupe refusera même que sorte un documentaire (Cocksucker Blues) réalisé par Robert Frank, le jugeant dégradant pour leur image. Il faut dire, certaines séquences sont, paraît-il, fausses. Ailleurs, à l’instar du Black Panther Party, les penseurs vont prendre les armes, faire couler le sang pour finalement disparaître ou rentrer dans le rang. Le Che, leur idole, aura fait figure de signe avant-coureur en 1967. La réouverture de l’Eden sur Terre, ce sera pour une autre fois. Nirvana Next, Apocalypse Now. (1)

Les deux compères ont ainsi choisi le camp de la radicalité plutôt que du mainstream. Le film doit être tourné en trois semaines, dans un style guérilla à l’œuvre dans les villes américaines en pleine émeute raciale, au Japon durant les brutales manifestations étudiantes ou encore en Allemagne, dont la violence donnera la sinistre bande à Baader. Le but est de prendre la guerre sur le fait, en particulier durant l’offensive du Têt. Leur entourage les menace d’un internement d’office dans un asile psychiatrique, craignant que Milius ne libère sa frustration de réformé car asthmatique. Sans aller jusqu’à dire que le coche a été complètement raté, il va y avoir du travail pour ne pas se faire dépasser. En 1970, un Franco-Ukraino-Sud-Américain appelé Alejandro Jodorowsky va ajouter le dadaïsme aux courants qui irriguent la contre-culture. Tourné au Mexique, El Topo rassemblera, comme Easy Rider l’année précédente, tous les marginaux des États-Unis ainsi que les intellectuels directement branchés sur cette actualité brûlante. Rebelote d’ailleurs en 1972 avec The Harder They Come, pamphlet réalisé pour promouvoir le reggae hors des frontières de la Jamaïque et avant que Bob Marley ne remplisse des stades avec les Wailers. Tout va aller très vite : les midnight movies se multiplient, des réalisateurs continuent de dénoncer des situations de la vraie vie en se désintéressant du conflit vietnamien. Puis - horreur - on se rend compte que l’Union Soviétique n’a pas que de la propagande à offrir (cf. le cinéma de Tarkovski). Sans parler de Jodorowsky lui-même qui, après avoir eu un petit succès en Europe avec le déjanté La Montagne sacrée (1973), veut aller dans l’espace avec Dune déjà évoqué. L’Amérique doit répondre à cette vague. Le temps de réécrire, de se bloquer dans la case financement, Francis Ford Coppola décide de reprendre le projet. Il décevra les deux hommes. L’un constate une plongée dans un délire ésotérique incompréhensible, l’autre reportera sa rage sur la réalisation de Conan le Barbare, fresque inspirée des nouvelles de Robert E. Howard et dans laquelle le traitement de Thulsa Doom n’est pas sans rappeler le Colonel Kurtz et Willard avec la secte et les faces d’ahuri. (2)

George Lucas laisse d’ailleurs planer le doute quant à son implication dans Apocalypse Now. Très vite, American Graffiti, pourtant tourné trop vite et monté à l’arrache, lui ouvre l’esprit sur une chose : le cinéma n’est pas fait pour soutenir une contestation politique. Avec La Guerre des Étoiles, il acceptera le fait qu’il est bien question de rêve enfantin plus que de ruminations adultes. Il ne s’agira ni de savoir qui réalise ou quelle star est à l’affiche, mais quel personnage sera traité. L’identification au héros, l’amour dans le noir poussé à son paroxysme. l’improvisation narrative permanente. Et une leçon de mise en scène avec les deux autres films. L’Empire contre-attaque et Le Retour du Jedi lui feront appliquer la méthode tardive de John Ford consistant à faire confiance aux autres et laisser tourner sans être présent. Noble entreprise délaissée depuis. Il faut en effet voir Coppola et Lucas prédire le comportement des spectateurs dans le Journal d’Eleanor Coppola, publié en même temps que le portage en Blu-ray du film: « George parlait de disques, de cassettes vidéos, et de comment les cinéastes vont devoir se concentrer de plus en plus sur des scènes spécifiques plutôt que sur la linéarité de l’histoire. Selon lui, les gens mettront un disque vidéo et ne regarderont que la scène d’amour, la course poursuite ou la scène tragique à la recherche d’une certaine ambiance, comme on choisit la musique qu’on écoute pour ressentir certaines choses. » (3) Parole d’un prophète discutant avec un démiurge. Ou d’un analyste de tout le cinéma, tant même les films d’avant la vidéo devaient ennuyer les spectateurs. Il appliquera cette leçon en improvisant en permanence durant les deux trilogies et en faisait l’unanimité sur la scènes des Podracers dans La Menace fantôme.

C’est donc Francis Ford Coppola qui décide de s’y coller. Ayant déjà mis Lucas au défi de rendre les expérimentations froides et bruyantes de THX 1138 accessibles à un plus large public, il décide de suivre le conseil de Lucas de reprendre le projet, ayant déjà fait aboutir Le Parrain. Puis une suite, chose déjà jugée à l’époque suicidaire, et une Palme d’or pour Conversation secrète. C’est là que le démiurge surprend, ravit et consterne à la fois : le conflit s’étant pathétiquement achevé depuis un an (les accords y ont mis fin grâce au machiavélique Henry Kissinger) puis déplacé vers un Cambodge ensanglanté par les Khmers Rouges, Francis Ford Coppola va déplacer le tournage vers les Philippines... avec une logistique hollywoodienne. Cette fois, personne n’arrivera à l’en dissuader. Pas même sa propre conscience. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé durant les trois ans que prendra la confection du film. C’est là qu’il faut revenir à la coïncidence, au heureux hasard. Le miracle tient en ce qu’en terme d’organisation, Apocalypse Now est une catastrophe. Une logistique des plus calamiteuses même comparée à celles pourtant anxiogènes d'Aguirre, la colère de Dieu, Jaws, The Sorcerer, 1941, Star Wars et autres. Le Journal d’Eleanor Coppola dévoile tout ce qu'il ne faut surtout pas faire pour réaliser un bon film.

Non, on ne va pas dans un pays lointain avec des gros moyens. Non, on ne fait pas acheminer un tigre d’un autre endroit vers le lieu de tournage. Non, on ne change pas d’acteur en cours de route pour le remplacer par le premier venu dans un aéroport. Non, on ne doit pas être vague quant aux indications sur les accessoires impliquant une scène malsaine. Non, on ne lâche pas la pression sur un acteur à la réputation sulfureuse et qui se contente se faire des promesses au risque d’improvisations interminables. Non, on ne se passe pas de médecins dans une putain de région tropicale. Non, on ne laisse pas traîner partout un acteur dépendant à toutes sorties de drogues de synthèse. Non, on ne parie pas sur un rapide rétablissement d’un acteur qui fait une crise cardiaque. Non, on ne change pas de bande originale au dernier moment en laissant le compositeur face aux maisons de disques. (4) Non, on n’hypothèque pas ses biens. Non, on ne néglige pas sa vie de famille (même Kubrick le savait, quoi). Et non, on ne prend pas deux ans pour une post-production obligeant à attendre des bobines à un aéroport au dernier moment ou à multiplier les versions plusieurs années après.

Typhon, décors détruits, situations ingérables, acteurs capricieux et pétant les plombs à la moindre occasion, dépassement de budget (on passe de 15 millions de dollars à plus de 30 millions) et retards monstrueux (le tournage ne se termine qu’en mars 1977). Une anecdote en dit autant que celle des vrais cadavres fournis par un pilleur de tombes pour le camp de Kurtz : celle relative aux hélicoptères du dictateur Marcos. Le tournage se fait en pleine guerre civile, et les appareils, repeints aux couleurs de l’armée américaine, repartent aussi sec au combat. Coppola manque à plusieurs reprises de se suicider, et sa femme ne sait pas quoi penser de cette situation. « Nous avons déjeuné avec Bernardo Bertolucci. Il ressemble à Francis : dans ses yeux cernés, son impressionnante énergie avait disparu. (...) Il nous a dit que, après Le Dernier tango, il s’était senti omnipotent. Puis durant le tournage de 1900 il était tombé dans une dépression hypocondriaque qui l’avait forcé à plusieurs reprises à interrompre son travail. (...) Bob Fosse n’avait pas l’air en forme. Les visages de Francis et de Bernardo étaient marqués par leurs dépressions respectives. Woody Allen, quant à lui, avait l’air misérable. Il paraît que Scorsese ne va pas bien. Mais qu’est ce qui leur arrive, à tous ces réalisateurs ? », écrit-elle dans ce même Journal où elle se passionne pour la musique locale et constate la naissance de la cinéphilie chez Sofia Coppola. Et manque de sombrer dans la folie à son tour. Le succès du film en sera d’autant plus incompréhensible. Déjà que son contenu n’aide pas beaucoup au vu des nombreux changements.

Si la base reste le roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, sorti en 1902 et qui se déroule sur le fleuve Congo en pleine période coloniale, les changements entre 1969 et 1978 ne s’arrêtent presque pas. Le choix du Vietnam ne doit pas laisser indifférent. Francis Ford Coppola a beau adapter une œuvre anglaise basée sur la colonisation, il assume clairement son choix américain en transposant l’action au Vietnam. Un réalisateur français l’aurait transposée en Algérie. Un réalisateur anglais aurait choisi l’Inde (tiens). Un réalisateur allemand l’aurait transposée au Cameroun. Un réalisateur russe en Afghanistan. Il n’est plus question de colonisation mais de guerre locale. Mais le sujet reste le même : jusqu’où peut-on respecter la culture d’un autre monde sans risquer de perdre sa propre personnalité ? Entre le script de Milius coécrit avec Lucas et la version finale ruminée dans tous les sens par Coppola, il n’est plus question d’une fin en mode gros film d’action où Willard et Kurtz affrontent ensemble des hélicoptères. D’ailleurs, il n’est même pas question de fin tout court. Le problème de la fin hantera Coppola jusqu’à la sortie du film et même après. A ce sujet, il alternera sautes d’humeur et crises de nerfs. Pour preuve, cette anecdote rapportée par l'un des monteurs : « Au début, je lui ai demandé : "Bon, Francis, tu veux que je fasse quoi de cette scène ?" Il s’est mis alors à me parler du Rameau d’Or, qu’on devait faire toute une construction où Willard tue Kurtz comme si c’était son père, et toute cette sorte de choses. Je suis resté à l’écouter, hypnotisé. Quand il a fini, il est parti et au bout d’un moment, je me suis dis : "Bon, OK mais... mais j’en fais quoi de la scène ?" » D’ailleurs, Le Rameau d’Or ne pouvait servir qu’à l’aspect mystique. Œuvre immense dans l’anthropologie et la mythologie, elle fut plus tard jugée obsolète.

Dans le même temps, Francis Ford Coppola n’a pas choisi son équipe au hasard. Vittorio Storaro enfonce ses pieds dans la boue pour restituer la nuit tombante quand Willard et Chef font face au Roi de la Jungle asiatique ou à la domination du Soleil. Le 65mm explique une certaine démesure malgré un cadre de scène moins grand que n’importe quel péplum. Et le travail de la lumière est l’un des plus remarquables de l’histoire du cinéma. Chaque technique a au moins un film qui lui a permis de faire date. Le son a les débuts du parlant, la 3D a Avatar, le travail informatique a Star Wars, la lumière a Apocalypse Now ou encore les deux films au milieu des années 70 de Tarkovski que sont Le Miroir et Stalker. Le psychédélisme est au rendez vous : la surimpression de Willard au tout début du film, la fumée qu’agite Lance complètement stone, et surtout la teinte dorée des vingt dernières minutes dans le camp de Kurtz. Jamais un clair-obscur n’aura été aussi... clair. Et aussi étrange. On pourrait presque se passer d’un scénario, de personnages, et même de l’image (le Final Cut est parfois diffusé en plein écran ou en Cinémascope). Juste se contenter de silhouettes. D’ombres. De la lumière.

Pour le son et le montage, Walter Murch sera mis à contribution. Ayant déjà travaillé sur notamment THX 1138 et American Graffiti, il fait montre une fois de plus de son talent en faisant naître le film. La piste sonore originale (retrouvée après avoir été égarée dans une poubelle) a d’ailleurs été remasterisée et les sons se révèlent encore plus démentiels. L’autre scène-preuve reste celle à l’arrivée au camp. Glissé lancinant sur une guitare, travail de lumière, etc. la voix off de Martin Sheen montre son incertitude. Et surtout cette ligne de basse. Obsédante comme toutes les musiques de John Carpenter. C'est tout ce qu’on entend hormis quelques clapotis et des bruits de casserole alors que le bateau attend. Lentement. Des indigènes tout enfarinés s’écartent sur leur passage. Une scène qui n’est pas sans évoquer les films tropicaux de Werner Herzog. Une sirène d’alarme suffira à faire fuir comme des lapins des soldats pourtant armés jusqu’aux dents. Tous les autres techniciens en deviendront chèvre, certes, mais néanmoins heureux d’avoir assisté à une mue extraordinaire. Le pire dans tout ça... c’est que ce film est censé être une première étape dans un immense tournant. Sans le succès en cascade de La Guerre des Étoiles et les galères futures, Apocalypse Now aurait pu être une simple étape. Le réalisateur ira plus loin avec Coup de cœur, se confiera plus en profondeur avec Cotton Club et surtout Jardins de pierre. Durant le tournage de ce dernier, Gian-Carlo Coppola, un de ses fils, meurt dans un accident de bateau. Si l'on ajoute la carrière de Sofia Coppola avec comme thème régulier l’ennui (surtout dans Virgin Suicides, Lost in Translation ou Marie-Antoinette), tous ces histoires ressembleraient presque à des séquelles d’Apocalypse Now ou à des sous-intrigues pour le projet Megalopolis, pic de la mégalomanie. Relancé en avril 2019, cette arlésienne galactique avait été stoppée par les tragiques attentats du 11 septembre 2001. Pour la troisième fois, Coppola se retrouve au carrefour de l’histoire américaine, mais comme son pays, il va dans le mur. Plus de quinze ans de méandres et de chaos en seront la conséquence.

Ensuite, il faut évoquer les acteurs, qui seront les grands perdants du film. Pas au niveau de leur jeu, bien sûr, mais de leur carrière. C’est tantôt salvateur, tantôt triste à pleurer. Commençons par Martin Sheen qui incarne le Capitaine Willard : rien que l’obligation à l’entendre en version originale le place à part, tant le doublage assuré par Philippe Ogouz laisse sur la faim (malgré William Sabatier pour Kurtz). La fusion entre sa voix lasse, grave et parfois plus claire, et le texte de Michael Herr vise juste. « Saïgon. Shit. I'm still only in Saigon. Every time I think I'm gonna wake up back in the jungle. When I was home after my first tour, it was worse. I'd wake up and there'd be nothing. I hardly said a word to my wife, until I said "yes" to a divorce. When I was here, I wanted to be there ; when I was there, all I could think of was getting back into the jungle. I'm here a week now, waiting for a mission, getting softer. Every minute I stay in this room, I get weaker, and every minute Charlie squats in the bush, he gets stronger. Each time I looked around the walls moved in a little tighter. » Et pourtant, le geste de Coppola pour le choisir est inexcusable : en 1975, le cinéaste essuie refus sur refus. Steve McQueen, par exemple, décline pour les mêmes raisons que pour The Sorcerer que tourne tant bien que mal William Friedkin en Israël et en République Dominicaine. Aller si loin sans son épouse ? Impossible. Al Pacino se montre cinglant: « Je sais bien ce qui va se passer : je vais me traîner mes jambes dans deux mètres de boue alors que tu resteras peinard dans ton hélico à me gueuler quoi faire et ne pas faire. » La chance se montre insolente tandis qu’il débarque Harvey Keitel au bout de trois semaines, soit en mai 1976. Aucune rancune, ce dernier participe à Taxi Driver qui triomphe. De même, Coppola rend une version hallucinée du personnage de Moïse des Dix Commandements. Un document à la main, face à une foule hagarde tel le peuple d’Israël ayant à nouveau péché en célébrant un veau d’or, il renonce à la colère de Dieu, et refuse toujours de les laisser continuer de vénérer une idole. Le peuple est définitivement condamné (ou pas), Moïse ne pouvant pas demander un troisième exemplaire des Tables de la Loi. Le reste du temps, Willard est à la fois acteur des enjeux et porté par les événement. La scène où il dérobe à Kilgore la planche de surf est d’autant plus précieuse qu’elle marque un équilibre avec sa froideur habituelle. Et hormis Les Envoûtés, le reste de la carrière de Martin Sheen consistera à s’éloigner le plus possible du cauchemar de la jungle, notamment en tant qu’Oncle Ben dans The Amazing Spider-Man.

On ne se plaindra pas de Robert Duvall en Bill Kilgore. Pas plus que de Harrison Ford en colonel de la CIA, presque venu en touriste avant de devenir Indiana Jones et Rick Deckard. Les deux derniers chanceux sont d’ailleurs très intéressants : Laurence Fishburne en Clean et Dennis Hopper en reporter. S’il n’y avait pas Lance et sa prise d’acide, le propos de la folie marcherait du feu de Dieu. Le tout jeunot (qui a dû mentir sur son âge pour pouvoir jouer dans le film) tient la dragée haute à Jack Nicholson ou à Christopher Walken. Que ce soit le pied qu’il prend en regardant les Vietnamiens se faire canarder par les hélicos, faire l’andouille avec une radio ou piquer une crise en mitraillant un pauvre petit bateau de marchandises, Fishburne crève l’écran. Rien que son expression en regardant sa connerie vaut de l’or, tant elle contraste avec l’attitude de Willard qui fait froid dans le dos. Que ce soit pour jouer au mentor dans Matrix ou autre chose, sa carrière future était dirigée vers les cimes. La présence de Dennis Hopper, quant à elle, est un des indices de la grande convergence d’esprits et d’événements autour d’Apocalypse Now. Ancienne star de la contre-culture, Hopper se brûla les ailes en osant remettre en question l’idée du cinéma autour d’un tournage fictif au Pérou dans The Last Movie. Il serait aussi juste de se dire la même chose que les producteurs qui avaient déjà dû encaisser le barnum intégral que représentait le tournage d’Easy Rider : il a refait le même, en pire. Et The Last Movie fit un four monstrueux, coulant pour longtemps la carrière de réalisateur de Hopper et le renvoyant aux poubelles de Hollywood. Alors que dire de ce reporter autiste et bouffon, caricature dégénérée du hippie avide de spiritisme au point de se soumettre à un gourou gras du bide ? Ce sera grâce à ce rôle qu’il retrouvera la force de tourner dans autre chose que de la série Z de bas de catalogue.

En revanche, pour d’autres, c’est la cata. A commencer par Marlon Brando qui, en colonel Kurtz, réalise pourtant le même exploit que le Xénomorphe dans Alien : justifier les enjeux du film avec moins d’un quart d’heure à l’écran. Les deux monstres ne se distinguent que par le physique. Et encore. Ils symbolisent une forme de terreur : l’intérieur. Une vision des choses qui remplaça naturellement celle des années 40-50, la terreur extérieure. A l’exception de réalisateurs comme Jacques Tourneur ou Don Siegel, il s’agissait de confronter l’Homme à des monstres extérieurs qui le dépassent. Depuis peu, la paranoïa a pris le dessus : le mal est à l’intérieur. L’horreur squelettique et carnivore viole le corps, le Dieu de la guerre viole l’esprit. Et se viole lui-même. En effet, la carrière de Brando sera une lamentable dégringolade, le comble étant atteint en 1996 avec un remake pathétique de L’Île du Docteur Moreau, « réalisé » par le tout aussi déchu John Frankenheimer. Mais même dans le film, Brando sème le doute : impressionnant ou ridicule ? Ses apparitions fascinent, certes. Mais difficile de ne pas trouver grotesque les moments où il adopte un comportement de gourou, surtout dans la scène où il apporte à Willard la tête de « Chef », qui avait tenté de contacter la base aérienne. De même que son monologue qui comporte un cliché par phrase tout en ne voulant rien dire. Élucubration bien connue dans les sectes voyant la fin du monde tous les trois mois. Terrifiant, dans le contexte où l’on faisait passer des clowns pour de grands esprits, de Charles Manson à Jim Jones (le suicide collectif à Guyana vient d’avoir lieu au moment du montage du film) en passant par Moon. L’autre fascination vient d’un figurant : une jeune femme veillant sur Willard jusqu’à la fin. Son regard se dirige vers la gauche lorsque Kurtz évoque le village et les bras coupés. À la fin, elle suit Willard qui s’apprête à tuer Kurtz puis salue le double sacrifice. Qui était-elle ? Pourquoi la mettre autant en scène ? Un mystère salvateur. Pas autant que la scène de la plantation française, diamant trop brut qui en rajoute trop sur le propos de la guerre, de son utilité, de l’hypocrisie des dirigeants. Reste le jeu en français de Christian Marquand, très convaincant en colon d’un autre âge. Il n’en est pas de même avec le personnage d’Aurore Clément, qui dessert son implication par un accent à découper à la tronçonneuse, tout bonnement insupportable. Un casting qui n’aura plus de carrière par la suite. La majorité restera dans l’ombre de Willard et de Kurtz.

Mais au final, tout ce petit monde ne serait rien sans l’homme du film, l’homme du cinéma derrière l’ambiance, le travail de son et de lumière, la véritable personne qui influença Coppola. Des armées d’interviewers ont occulté cette personne. Des armées de critiques ont juste parlé de fond sonore avec restitution d’une époque. Monumentale erreur. En plus d’être un des grains de sable ayant grippé la contre-culture, il est le film. James Douglas Morrison. Et trois raisons majeures montrent cela. Premièrement, le choix de la chanson des Doors. Il en était déjà question lorsque George Lucas devait réaliser Apocalypse Now. « J’adorais écouter la musique des Doors avec celle de Wagner, disait John Milius. A la base, on voulait Light My Fire. Pour moi, c’était la musique de la Guerre. » Choix logique pour un film ayant pour titre The Psychedelic Soldier, même si Break On Trough (To the Other Side) aurait été tout aussi approprié. Mais The End est plus qu’une manière de démarrer fort le film et de renforcer l’apothéose. En vérité, Apocalypse Now est aussi le clip de The End. Les deux sont complémentaires : il s’agissait au début d’une chanson d’amour d’une minute. Les concerts enflammés au Whisky a Go Go la transformeront en titre-fleuve (oui) de onze minutes. Les paroles serpentent au long de l’intrigue (« Ride the Snake, to the Lake. The Ancient Lake, Babe. The Snake is long. Seven Miles... »). La fin où Willard se rapproche, le visage peinturluré, laisse peu de place au doute (« The Killer awoke before dawn, he put his boots on. He took a face from the Ancient Gallery and He walked on down the Hall (...) Father ? Yes, son. I want to kill you »). Oui, il tue le père et fait l’amour à... A qui au juste ? Ou à quoi ? A l'Amérique, peut-être. Toujours est-il qu’il récupère quelqu’un (« It hurts to set you free, but you’ll never follow me »). Le Final Cut suit cette tradition de changement perpétuel. Si la métaphore sur « The West is the best » saute, il est possible de greffer les deux premiers couplet de Riders on the Storm : « Riders on the Storm. Into this House we’re born, into this World we’re thrown, like a dog without a bone and actor on the Loane. Riders on the Storm, there’s a killer on the road, his brain is squirming like a Toad. » Après tout, le morceau était improvisé sur scène au point de voir ses paroles changer.

Deuxièmement, Coppola rend honneur à un pacifiste doublé d’un agitateur violent et instable. Milius poursuit : « D’ailleurs, lorsque j’ai rencontré les Doors, j’ai bien dit que c’était une musique guerrière. Ils n’ont pas apprécié du tout. » On le serait à moins. Il est en effet facile d’imaginer le poète avoir une furieuse envie de flanquer ce gros beauf dehors, blanc de rage. Mais au fond de lui-même, il ne peut protester. Son univers s’écroule et il le sait. En 1968, pendant l’enregistrement de Waiting for the Sun, il refuse de chanter une strophe de Robby Krieger parlant de prendre un flingue. 1969 est aussi une année noire : le groupe a vendu Light My Fire à une marque de voiture (tiens) sans lui, ce qui l'a fait entrer dans une colère noire. Comme si le manque de confiance en le producteur Paul A. Rothchild pour l'album The Soft Parade, piètre tentative de rattraper le fulgurant Pet Sounds des Beach Boys, ne suffisait pas. Tout cela mène au concert de Miami où Morrison, saoulé dans tous les sens du terme, tente une dernière fois d’appliquer les vieilles lunes béhavioristes aux années soixante en excitant la foule autour de l’exhibition. Cela marchera à moitié : procès interminable, santé déclinante, fuite devant le légendaire Woodstock. Mais compréhension du public qui finira par oublier le cabaret, les écritures hallucinées et ironiques du Roi Lézard et la célébration du blues avec le tube Riders on the Storm. Lui qui avait superbement ouvert en 1966 pour les Mothers of Invention ne pouvait que faire ricaner Frank Zappa, qui ne cachait pas son agacement devant toutes les tendances, bien intentionnées ou non. (4) Point final, c’est l’alcool, symbole que pourtant combattaient les hippies, qui aura raison de lui. Comme pour Coppola, les contradictions eurent presque raison du mythe. Vingt ans après sa mort, un biopic sort réalisé par Oliver Stone, scénariste sur Conan le Barbare, réalisé par... John Milius. Ray Manzarek détesta tellement le scénario qu’il refusa de rencontrer Kyle MacLachlan, qui incarnait son rôle, et sortit une autobiographie ponctuée de «Je hais le film ! Je déteste cette merde : ce connard d’Oliver Stone a bousillé l’histoire de notre groupe ! »

Troisièmement, c’est un ancien camarade que salue Coppola. En effet, avant d’être le chanteur des Doors, Jim Morrison était un cinéphile. Issus de la même promotion à l’UCLA, Ray Manzarek et lui se passionnaient pour la Nouvelle Vague, le néoréalisme italien, l’austérité nordique de Carl Theodor Dreyer et Ingmar Bergman. Le vieil Hollywood et ses stars bien-pensantes, c’est terminé. Ils ne ratent pas une seconde pour se foutre de la gueule des gens d’en face, les étudiant de l’USC, dont firent partie... Lucas et Milius. Et même pendant sa carrière de chanteur, il reviendra une dernière fois au cinéma avec Feast of Friends. Une histoire vague avec un auto-stoppeur et Morrison lui-même qui entend à la radio la nouvelle de sa propre mort. Immersion totale. A croire que Coppola rend inconsciemment hommage à cela en se mettant en scène à son tour, tout au milieu du fracas de la guerre. Et aussi de la loi de Murphy. Pour finir, dix ans après cette année triste pour les libertins d’Amérique, cinq ans après la mort de Morrison, et encore trente ans après, Apocalypse Now se tourne. Et devient un succès in extremis (78 millions de dollars de recettes mondiales et plus de quatre millions d’entrées en France). Apocalypse Now ressort au cinéma dans la version Redux. Puis aboutit à ce Final Cut, qui ne devrait pas être la dernière étape de cette improvisation éternelle au long du Nung, des morts. De la Jungle.

Coppola va même en ressortir trois versions, donner trois fins au film. La toute première, visible par d’autres personnes que l’équipe créatrice et technique, montre Willard se tenant devant les adeptes du Colonel Kurtz. L’air hagard, avec peut-être une pointe de mépris dans les yeux, il reste sur le perron du temple bouddhiste. Puis les ténèbres reprennent leurs droits sur l’écran, sans générique ni rien du tout. C’est cette version qui raflera la Palme d’or et laissera Françoise Sagan glaciale, agacée qu’on vienne la déranger dans son monde littéraire. La seconde est la plus connue : Willard laisse tomber la machette qui lui a permis de tuer Kurtz. Les « enfants » en font de même, comme des gamins surpris après avoir fait une grosse bêtise. Le capitaine emmène Lance, toujours pas redescendu de son trip. Et ils partent, sans demander le Déluge au Tout-Puissant. Toujours pas de générique. La dernière est ce générique : les crédits défilent sur fond de forêt ravagée par les flammes. Il serait facile d’y voir le camp de Kurtz être bombardé. Mais la sortie d’une version work in progress empêche de se limiter à une telle lecture. Tout comme les sept versions de Blade Runner, et ce malgré le Final Cut, ne peuvent permettre une lecture définitive du film. Le propos est d’ailleurs d’autant moins fort pour ce dernier, où le Final Cut du film de Ridley Scott aura un aspect beaucoup plus corrigé qu’Apocalypse Now. En témoigne un plan retravaillé dans lequel une colombe s’envole des mains de Roy dans un ciel pollué par les industries et les gratte-ciels. Et sera aussi le prétexte idéal pour retoucher une œuvre indéfiniment. Il faut se rappeler que le peintre Léonard de Vinci, immense artiste, aurait retouché la Joconde jusqu’à sa mort. Au passage, le film se met à avoir un aspect mouvant à l’image de l’affiche originale montrant le fleuve en zigzag sous un soleil doré. Au fur et à mesure de la post-production et des deux autres remontages, le film va changer d’aspect. Certains cinéphiles évoquent carrément l’existence d’une version clandestine de 5h30 tant la mystification a fait son chemin. C’est en effet la durée de la première version de La Porte du Paradis de Michael Cimino, autre Moloch cinématographique qui aura un destin beaucoup moins glorieux. Cela dit, la scène des hélicoptères ne doit rien à cette convergence ni au hasard. D’ailleurs, le visionnage de la version Final Cut est à recommander d’urgence : au niveau sonore, l’attaque du village sur fond de La Chevauchée des Walkyries se redécouvre, n’ayant presque rien à envier aux films actuels en terme d’intensité. Un détail qui résume tout : lorsque l’officier surfeur dément, Bill Kilgore (Robert Duvall), démarre la musique, la montée des violons résonne presque... comme un signal d’alerte au bombardement. En découle tout le reste : missiles, mitrailleuses, fumées multicolores, napalm, odeur de gas-oil et de victoire. Et juste le fait de pouvoir surfer sur de pauvres vagues de deux mètres alors qu’il suffirait d’attendre une permission pour aller à Hawaï, où les vagues de plus de cinq mètres de haut ne sont pas rares. Une scène citée inlassablement, à l’égal de celles comme la douche de Psychose, « Je suis ton père » de L’Empire contre-attaque ou « Rosebud » de Citizen Kane. Et ce, partout.

Toutefois, cette séquence ne doit pas occulter le reste. Moins recommandable sera la suppression de la scène du camp inondé. On y voir Willard repérer les lieux tandis que les hommes prennent du carburant tout en faisant l’amour aux Playmates esseulées par un show complètement débile de par son ampleur, le comportement des soldats (détail génial : une soldate dans les rangs fait la tronche) et le bordel intégral en fin de soirée. Un des proches de Francis Ford Coppola, Peter Cowllie, évoque le récent mouvement #MeToo comme cause pour l'évincement de cette scène. Ce qui ne serait pas nécessaire quand on sait que les soldats qui traitent les Playmates comme des objets sexuels sombrent dans la décadence, puis meurent ou deviennent définitivement fous. Il en est de même pour la séquence où le Colonel Kurtz lit à Willard des extraits de presse, comme pour faire écho aux scènes où Willard parcourait son dossier.

Au delà de la demi-Palme d’or, de l’horreur murmurée par Marlon Brando, de l’odeur du Napalm et du Vietnam décidément pas une terre de surf, ce (très) long-métrage a fini par faire l’unanimité. Au-delà du fanatisme des uns pour la stature de Kurtz et de l’ennui des autres devant ce qui pourrait être vu comme un délire de défoncés. Mais si c’est un chef-d’œuvre, c’est pour son paradoxe ultime : un film admirable, mais pas un exemple à suivre. Les rares tentatives de reproduire l’étrangeté du film ont toutes échoué, notamment le nullissime La Plage, vaguement écolo avec un Leonardo DiCaprio essayant en vain d’imiter Martin Sheen à grand renfort de regards fixes. L’expérience ne sera renouvelée que par hasard. En 1985, l’URSS, l’éternel ennemi rouge, le méchant des écrans américains, finit lui aussi par rapatrier ses guerres avec Requiem pour un massacre. Monument de terreur, de carnage sonore et de gros plans, le film d'Elem Klimov manque d’être banni des salles russes et son auteur d’être ostracisé. Le titre original lui aussi change (Tuez Hitler est remplacé par Va et regarde tiré de... L’Apocalypse de Jean). L’autre preuve est le regard que portait Coppola sur le film. Il est devenu célèbre pour sa sortie à Cannes, d’abord. « Apocalypse Now est plus qu’un film sur le Vietnam. C’EST le Vietnam. Cette guerre était exactement comme le tournage du film. Il y avait trop de gens, trop d’argent, puis peu à peu, nous avons perdu le contrôle et les pédales. » Dans Au cœur des Ténèbres, l’Apocalypse d’un metteur en scène, il dit une autre vérité : « Je ne me sens pas vraiment dans la tradition de David Lean, honnêtement. Ni même dans celle de Max Ophuls. En fait, s’il faut citer un réalisateur, ce serait plutôt Irvin Allen. Apocalypse Now a été conçu pour être racoleur, vulgaire, sensoramique, frissonnant, spectaculaire, grossier, sexy, violent et drôle. Et ce, parce que je voulais que les gens aillent le voir. »

Hélas, avec ce film, l’esprit du Nouvel Hollywood s’égare entre les méandres des studios, les humeurs des réalisateurs et le retour en force du star system. Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Samuel L. Jackson, Jeff Goldbum, Natalie Portman, Ewan McGregor ou encore Tom Cruise vont remplacer Paul Newman, Gary Cooper, Gregory Peck, John Wayne ou Kirk Douglas. Cet esprit ne se retrouvera jamais. Il n’était fait que pour répondre à une situation de crise, pas pour créer un système pérenne. Ironie ultime d’ailleurs : les années 70 ont vu naître La Guerre des Étoiles et le punk, deux courants de l'après qui disent : « C’était mieux avant. » Easy Rider a ouvert la voie à la mise en pratique du brassage de théories des années soixante, La Porte du Paradis a enterré le mouvement après des premiers signes comme The Sorcerer, New York, New York ou 1941. Apocalypse Now, plus qu’aucun autre film, est le témoignage ultime de toute une époque, de ce temps où les réalisateurs américains allaient contribuer à l’élévation du cinéma en tant qu’art majeur. A l’heure où le film est ressorti en 4K, à l’heure où Dune est bientôt de retour sur les écrans, à l’heure où l’on apprend que Lucas a été consulté pour Star Wars IX, et à l’heure ou Megalopolis a été relancé, l’attente est immense. Si la réussite est au rendez-vous, la jeunesse filmique portée par Denis Villeneuve et J.J. Abrams aura retrouvé cette convergence des talents. Et fait oublier certaines phrases comme celle-ci : « Vous, jeunes frais du jour, qui ne rêvez plus que de fric, de carrière et de retraite anticipée, reconnaissez au moins le mérite à ces pisseux d’hier d’avoir eu la générosité de croire à des lendemains che-guevaresques, sur d’irrésistibles chevaux sauvages. »

(1) Ce titre est trouvé par John Milius, qui change d’avis en se foutant ouvertement de la gueule des hippies qui ont eu un slogan un moment : Nirvana Now. Titre qui remplace celui provisoire de The Psychedelic Soldier.
(2) Il est cela dit possible d’avoir un aperçu de ce qu’aurait pu être Apocalypse Now entre les mains de George Lucas en regardant More American Graffiti. Il a en effet tourné lui-même les scènes se déroulant au Vietnam.
(3) Apocalypse Now, le Journal, Eleanor Coppola, page 199.
(4) Outre Led Zeppelin mené par Peter Grant, et les Beatles qui imposent Yoko Ono, Zappa refuse de venir à Woodstock, ne supportant toujours pas les hippies qui ne prennent aucune décision, préfèrent se droguer ou boire les paroles d’Adolf Hitler de quartier. Même l’expérience du Festival Actuel à Amougies la même année ne le convaincra pas, malgré l’affiche plus intéressante (Pink Floyd, Yes, Caravan, Soft Machine, Archie Shepp, Captain Beefheart and His Magic Band, etc.). Il finira par se réfugier dans la musique contemporaine, plus fier de sa collaboration avec Pierre Boulez que de sa grande tentative d’avoir voulu proposer une grande alternative dans le tournant des années soixante.
(5) Pour ceux que ça intéresse, la bande originale créée en 1978 et non utilisée est disponible en CD depuis 2017.

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Par Thomas Brault - le 6 février 2020