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Critique de film
Le film
Affiche du film

Andrei Roublev

(Andrey Rublyov)

L'histoire

La Russie du XVème siècle. Théophane le Grec engage le moine Roublev pour peindre Le Jugement dernier dans une cathédrale. L’invasion des Tartares va conduire le moine à commettre un acte d’une terrible portée. Engoncé dans sa culpabilité, il fait bientôt vœu de silence et renonce à la peinture...

Analyse et critique

Plutôt que de revenir sur les problèmes rencontrés par Andreï Tarkovski tout au long du tournage d’Andreï Roublev ou au moment de son exploitation, j’aimerais tout simplement m’arrêter quelques instants sur cette œuvre d’une richesse inouïe. Trop souvent, lire une critique d’un film de Tarkovski revient à parcourir un compte rendu lapidaire sur les ennuis d’un cinéaste persécuté par un système de production totalitaire. Du coup l’analyste se sent obligé de traquer, dans les films qu’il dissèque, ce qu’il prend pour des métaphores politiques à peine voilées. Si ce type d’approche critique n’est fondamentalement pas plus idiot qu’un autre, elle masque néanmoins l’essentiel. A savoir : le caractère éminemment cinématographique de l’œuvre de Tarkovski. Quand certains font des films, Tarkovski, lui, fait du cinéma. Voilà donc quelqu’un qui exploite les potentialités de son art, sans jamais avoir recours aux artifices hérités des autres disciplines esthétiques.

Quand Tarkovski utilise un tableau, une musique, c’est pour l’intégrer hic et nunc dans l’économie générale de son projet. Ainsi Andreï Roublev, deuxième long métrage de l’auteur de Solaris, peut-il dérouter son spectateur. Il n’a rien d’un film linéaire classique obéissant à un certain nombre de règles tacites, rien d’une machine hollywoodienne bien huilée, inféodée à un système narratif hérité du théâtre classique ou de la littérature de récit. Nul MacGuffin destiné à fixer l’attention du spectateur, nul dialogue explicatif censé éclaircir la totalité des zones d’ombres qui parsèment le récit. Malgré tout, les dix "blocs" - ou chapitres - qui constituent l’oeuvre ne sont pas tout à fait indépendants comme on pourrait le croire. Les isoler compromettrait l’unité d’une fiction dont les principales articulations dramatiques se calent sur le parcours spirituel du personnage principal.

La fiction se déploie selon une logique qui lui est propre. Ainsi la première séquence du film - le prologue pris en charge par le chapitre 1 - semble déconnectée, narrativement, du restant de l’œuvre. On y voit un moine s’échapper d’une église à l’aide d’un curieux objet, une pseudo montgolfière. Il survole une étendue d’eau, avant de s’écraser avec fracas dans une prairie. A la fin de ce prologue, un plan s’attarde sur un cheval noir qui se roule à terre au ralenti. Nous ne saurons jamais qui était ce moine, ni s’il a survécu à sa terrible chute. Cet "épisode" paraît n’avoir aucune incidence sur le reste de la fiction. Tout juste peut-on voir en la présence du cheval une potentielle rime visuelle au dernier plan du film qui détaille quelques chevaux s’ébrouant dans une prairie, sous la pluie.

Bien sûr, le maniaque du chapitrage aura tout le loisir de "zapper" cette séquence introductive, de passer directement à la suivante s’il estime qu’elle n’apporte rien au récit. Il pourra tout aussi bien, en quelques secondes, visionner successivement les deux plans de chevaux qui semblent entretenir une correspondance secrète, alors que près de trois heures de métrage et plus de vingt années - diégétiques - les séparent. Cette séquence introductive donne pourtant le mouvement général du film et son "idéologie". Au risque de réduire considérablement la portée de ce prologue, on peut voir en lui l’équivalent cinématographique d’un aphorisme qui planerait sur la fiction, tel que "l’acceptation d’un don est acceptation du Divin" (le moine qui se brûle les ailes sur son dirigeable de fortune en serait le douloureux exemple.

Car Andreï Roublev suit le parcours d’un moine, peintre d’icônes, qui décide de ne plus user de son don et de se taire à tout jamais. Déçu par ses semblables, il n’a plus rien à leur dire, plus rien à exprimer. Si Roublev a bel et bien existé, nous ne savons rien ou presque, de sa vie. Tarkovski et son co-scénariste (le cinéaste Andreï Konchalovsky) comblent ce vide historique par cette quête introspective qui passe par le doute, le tiraillement spirituel, et débouche sur une acceptation de soi. [SPOILER] C’est dans l’avant-dernière séquence du film - chapitre 3 du second disque (La Cloche) - au contact d’un jeune fondeur de cloche, que Roublev mesure qu’il n’est qu’un instrument de Dieu. Refuser d’exploiter le don qu’il a reçu revient à refuser d’accomplir les plans divins. L’ultime séquence - chapitre 4 du second disque (Epilogue) - présente des fragments d’icônes. Les icônes peintes par Roublev. C’est la seule séquence en couleurs du film. L’œuvre du moine a survécu aux temps troublés de l’Histoire. Le cheminement de Roublev l’a conduit à une sorte d’immortalité dont le spectateur est un témoin privilégié. [FIN DU SPOILER] On le voit, Andreï Roublev n’est pas dénué de logique, mais cette logique ne saurait se réduire à des recettes scénaristiques éculées. Plutôt que de prendre le spectateur par la main ou de lui faire parcourir un chemin balisé (dont chaque séquence serait une étape), le cinéaste plonge celui-ci dans un maelström d’images et de sons dont il sortira à coup sûr épuisé, voire K.O. Tour à tour païen et mystique, mû tantôt par une fougue épique qui n’a rien à envier à celle d’un Kurosawa, tantôt par un désir d’intimisme et de contemplation que n’aurait pas renié un Dreyer, Andreï Roublev représente esthétiquement parlant l’antithèse de ce "réalisme socialiste" qui avait imposé le cinéma soviétique hors de ses frontières.

Objet aussi démesuré que les icônes du maître Roublev, ce film immense, parfois intimidant, confirma que L’Enfance d’Ivan, son premier long métrage, annonçait bien la naissance d’un grand cinéaste qui nourrissait en lui de grandes ambitions pour son art.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Cosmo Vitelli - le 27 mai 2005