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Critique de film
Le film
Affiche du film

Anatomie d'un rapport

L'histoire

Sexuellement, plus rien ne va entre elle (Marie-Christine Questerbert) et lui (Luc Moullet). S'engage alors dans le couple une longue discussion autour de la question des rapports hommes-femmes, de la place du sexe dans la vie. Une discussion qui prend souvent les allures d'une joute.

Analyse et critique

A en croire Luc Moullet, la BNP en s’informatisant s'est trompée et a viré à la société de production Luc Moullet Films 88 000 francs normalement destinés à Moullet Frères, une société de vente de céréales. Le cinéaste se garde bien de relever l’erreur et profite de cette somme providentielle - qu’il devra rembourser par  la suite - pour tourner son nouveau long métrage, Anatomie d’un rapport.

Influencé par La Maman et la putain de son ami Jean Eustache, Moullet a envie de parler des rapports intimes d'un couple et plus largement de voir comment les agitations de l'époque - entre discours du MLF et libération sexuelle - influencent une histoire d'amour. L'idée est aussi simple qu'audacieuse : deux personnes à l'écran qui mettent des morceaux de leurs vies (réels ou fantasmés) dans le film. Moullet a envie de se mettre à nu - au sens, à poil - dans le film et endosse naturellement le rôle de "Lui". Sa compagne et complice Antonietta Pizzorno, qui co-écrit et co-signe le film, hésite mais ne se sent pas de jouer "Elle". Moullet contacte quelques actrices qui refusent ce projet un peu inquiétant, et c'est Marie-Christine Questerbert qui courageusement se lance dans le film. Le scénario est écrit en trois jours. Sur le plateau, c'est Antonietta qui s'occupe des scènes où Marie-Christine est seule devant la caméra et l'actrice improvise beaucoup, ajoutant des histoires très intimes comme celle de son avortement en Angleterre. Luc Moullet a plutôt pour habitude de tout écrire et il se met en danger dans sa manière de tourner, comme il se met en danger à l'écran en ne se donnant pas le beau rôle, loin s'en faut.

A l’image du carton très simple qui fait office de générique (simple, sans fioritures, c’est la présentation-signature typique des films de Moullet), Anatomie d’un rapport reprend peu ou prou le même dispositif minimaliste du premier court métrage du cinéaste, Un steak trop cuit : une table, des repas, des bières, un lit, un homme (Luc Moullet) et une femme (Marie-Christine Questerbert, l'héroïne d'Une aventure de Billy le Kid). Et c’est parti pour une discussion ininterrompue, conflictuelle et houleuse autour de l’amour, de la société, du capitalisme et du sexe bien entendu !

On se croirait chez Woody Allen, sensation encore renforcée par le fait que Moullet se met en scène, évoque très visiblement sa propre histoire de couple (comme Woody Allen et Diane Keaton le feront l’année suivante dans Annie Hall) et se moque de ses obsessions et de son travail de cinéaste. Le film commence par une dispute entre le couple, elle s’agaçant de son obsession pour la géographie et l’étude comparative de la hauteur des sommets de montagne. Elle se couche excédée et lui - visiblement excité par l’altercation - met sur la platine-disque de la musique romantico-kitsch, se déshabille et lui saute dessus, la couvrant de baiser et la poussant à faire l’amour. L’ambiance, les paroles échangées (« Ah ça fait du bien hein ! » lui dit-il), le ridicule de son comportement : la scène est anti-sensuelle au possible. De fait, la partie de jambes en l’air tourne court lorsqu’il lui déclare que « c'est dur de te pénétrer aujourd'hui. » C’est que dans Anatomie d’un rapport le sexe est bien plus verbalisé que pratiqué... ce qui n’empêchera pas le film d’écoper d’une interdiction aux moins de dix-huit ans à sa sortie.

Le sexe comme frustration (elle se sent comme un simple objet de plaisir pour lui), tromperie (elle simule depuis qu’ils sont en couple), violence (celle qu'il évacue en se masturbant)... le film creuse au plus profond son sujet et pose de multiples questions. Quelle est la nature du rapport que l'on entretient avec son corps, avec celui de l'autre ? Quel rapport de domination se joue réellement dans un couple ? Le sexe est-t-il naturel ou culturel ? Comment le couple se reflète dans le rapport au corps qu’il entretient ?

Ces multiples interrogations qu’elle met soudainement sur la table provoquent un séisme dans le couple. Lui voit son monde tout en certitudes basculer alors qu’il découvre les trois années d'orgasme simulés de sa compagne. Il enfourche son vélo dans l’espoir de retrouver le plaisir physique qu’elle lui interdit dorénavant. Mais c’est ne voir dans l’acte sexuel qu'une dépense physique et il est vite rattrapé par l’aigreur, la frustration et s'en prend alors au monde, à tous ces salauds de salariés qui gagnent 1 500 francs par mois alors que lui crève la dalle !

Il reste sur des vieux schémas et ne comprend pas que si elle ne veut plus faire l’amour, c’est parce qu’elle ne veut plus être un objet mais un sujet, elle veut qu'il comprenne que derrière le sexe il y a des corps. Lui ne supporte pas l’idée qu’alors que des milliers d'années de rapports « normaux » entre les sexes l’ont précédé, il débarque dans une époque où tout est bousculé, où tout est remis en question. Anatomie d’un rapport raconte avec beaucoup d’humour et de justesse le séisme provoqué par Mai-68 et la difficulté de remettre en question ce que l’on croit naturel et gravé dans le marbre.


Moullet fabrique son film autour de la figure de la rupture. Lui et elle occupent d’abord chacun un côté de la table, un côté du lit, chacun enferré dans ses certitudes. Moullet privilégie les plans où les deux personnages sont chacun d'un côté du cadre, filmés de profil et séparés par une frontière physique (une table le plus souvent). Bientôt, le couple se délite et c’est le montage qui va alors séparer les deux personnages, le film mettant en scène leurs trajectoires parallèles. Ils s'ennuient, ne font pas grand-chose de leurs journées. Il a beau se dire qu'il y a toujours mieux que le sexe - manger des loukoums, descendre une montagne, prendre un bon bain chaud, voir un film de Jodorowsky... - il se sent perdu et n'a plus l'impression « d'être un mec » depuis qu'il n’a plus de relations sexuelles. Elle part en Amérique du Sud et imagine un temps vivre au milieu des Indiens et ainsi rompre avec le modèle occidental. Mais trop accrochée à son confort, elle est incapable d’aller au bout de ses idées.

Au milieu de ces désillusions - sur le couple, le sexe, la possibilité de changement - le cinéma pourrait être une échappatoire. Mais là encore ça coince, ça grince. Lui est dans une impasse artistique. Son précédent film s’est bien vendu en Afrique, mais il n’a finalement pas fait d’entrées à cause des lions qui rôdent autour des cinémas en plein air (c’est du moins l’explication que lui donne son distributeur) et, privé de ces recettes, sa maison de production est en faillite. Pour elle, le cinéma est une barrière dans le couple, les films faisant office de filtre entre lui et la réalité. Les films sont si présents dans sa vie qu’il ne peut plus juger les vrais rapports humains et amoureux qu’à l'aune de sa mémoire cinéphile. Il s’en rend compte et se met à douter du cinéma,. Symptôme de ce doute, il se prend à remarquer que dans la rue les bouches d'égouts ont exactement le même diamètre qu'une bobine de film...

Un temps, une idée fleurit qui pourrait permettre de relier leur histoire intime au cinéma : réaliser un film porno. Il est emballé, il pourrait recommencer à tourner... Ils pourraient même gagner de l'argent ! Excité par l’idée, il lui fait l'amour... Mais ça ne fonctionne pas car elle trouve qu'il agit comme un acteur, comme s'ils étaient déjà filmés. Elle s'énerve, le repousse et crie « Coupez ! » Et le film de se terminer dans l’instant ! Une manière amusante pour Luc Moullet de brouiller les repères entre fiction et réel, d’impliquer le spectateur en le forçant à se questionner sur la nature de ce qu’il a vu.

Une ultime pirouette vient encore dérouler ce fil. Après le carton de fin, on retrouve les deux acteurs qui discutent vivement avec Antonietta qui râle sur cette fin qui fait tomber à l'eau selon elle tout le discours du film. Moullet la trouve au contraire très belle, très forte car elle donne un côté tragique, shakespearien au film, « ce mec qui ne peut plus baiser » se jetant sur cette idée de porno pour parvenir à ses fins. Marie-Christine analyse à son tour le film, trouvant que le côté fiction / documentaire n'est pas toujours réussi. La discussion se poursuit ainsi pendant cinq bonnes minutes ! (1) Une mise en abîme drôlissime, assez anthologique dans le genre, qui achève de faire d’Anatomie d'un rapport un film très théorique mais qui parvient malgré tout à nous captiver de bout en bout.

La liberté de ton, la liberté surtout avec laquelle Luc Moullet traite de la question du sexe - simplement, en faisant fi des tabous et de la retenue - fait à l'époque l'effet d'une petite révolution. Alors que le sexe est omniprésent - c'est l'explosion du cinéma X - il y a par contre très peu de films à parler naturellement de la chose sexuelle. Très peu de films aussi à mettre les personnages au même niveau que le spectateur, à filmer le quotidien, la banalité des engueulades et de l'amour.


(1) Moullet reprendra le même procédé à la fin de La Terre de la folie où il s'engueulera de nouveau avec Antonietta.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 janvier 2014