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Critique de film
Le film
Affiche du film

Amour libre

(Käpy selän alla)

L'histoire

Finlande, mitan des années 60. Deux couples d'étudiants - Riitta et Santtu, Leena et Timppa - quittent Helsinki à la faveur de l'été et partent camper en forêt, plantant leurs tentes au bord de l'un des "mille" lacs finlandais. En ces lieux aux allures édéniques, loin du conformisme de la capitale finlandaise, les corps et les cœurs ne tardent pas à ressentir les échauffants effets du (presque) soleil de minuit...

Analyse et critique

Cette parution d’Amour libre (1966) vient prolonger plus avant le conséquent travail consacré depuis quelques années par Malavida à la Nouvelle Vague nordique. L’éditeur a, en effet, déjà inscrit à son catalogue numérique nombre d’œuvres ayant révolutionné le cinéma scandinave des années 50 et 60 : les unes suédoises, à l’instar du diptyque Je suis curieuse (1967-1968) de Vilgot Sjöman ou bien encore du Péché suédois (1963) de Bo Widerberg ; les autres norvégiennes avec, notamment, La Chasse (1959) d’Erik Løchen. Grâce à Amour libre, cette exploration de l’avant-garde cinématographique des sixties nordiques s’étend désormais jusqu’à la Finlande. Puisque c’est de la septentrionale patrie d’Aki Kaurismäki que nous vient cette très belle œuvre de Mikko Niskanen. (1)

Amour libre est considéré par le critique finlandais Peter von Bagh comme l’un de ces films charnières qui marquèrent en Finlande, durant les années soixante, le passage « de l’ancien [au] nouveau cinéma. » (2) Un point de vue que viennent d’emblée illustrer les instants inauguraux d’Amour libre. Rien n’est a priori plus empreint de tradition finnoise que le paysage se déployant durant le générique : celui d’un vaste lac sis au cœur d’une profonde forêt où s’enchevêtrent bouleaux et conifères, aux pieds desquels courent de ras massifs de myrtilles et d’airelles. En convoquant pareille représentation, Mikko Niskanen semble ainsi d‘abord inscrire son film dans le droit fil d’un canon iconographique élaboré à l’orée du XXème siècle. C’est-à-dire celui forgé par les peintres du Romantisme national finlandais. Et plus particulièrement par Akseli Gallen-Kallela dont les toiles à dominante lacustre et sylvestre ont défini une imagerie de l’espace finnois reproduite ensuite par le cinéma national de la première moitié du XXème siècle. À l’instar, entre autres films, des flamboyants mélodrames campagnards de Teuvo Tulio que sont Le Chant de la fleur écarlate (1938) et Le Rêve dans la hutte bergère (1940). Mais le classicisme du motif visuel des premiers instants d’Amour libre est immédiatement subverti par la radicale modernité de la prise de vues. Imprimant à sa caméra un mouvement panoramique à 360 degrés, faisant en outre tourner celle-ci sur son axe à une vitesse allant crescendo, Mikko Niskanen élabore une image aussi inédite que surprenante. La sage et attendue carte postale se transforme d’abord en une composition quasi abstraite. Puis elle génère chez le spectateur un effet quasi hypnotique faisant du générique d’Amour libre une manière d’équivalent filmique aux expérimentations de l’art cinétique.


Le tourbillon visuel de l’ouverture d’Amour libre s’interrompt cependant bientôt, laissant place à la première séquence du film. Si la caméra se fait alors plus sage, le parti pris d’innovation esthétique de Mikko Niskanen ne s’atténue pas pour autant. Les scènes initiales du film, classiquement destinées à camper les personnages et leurs relations, prennent en effet la forme d’un étonnant mélange des genres. Le cinéaste fait d’abord appel au registre de la comédie musicale. Un élégant travelling suit alors la comédienne Kristiina Halkola - jouant le personnage de Riitta - tandis qu’elle interprète avec talent et conviction une chanson au texte placé sous le signe de la révolte. La jeune femme clame en effet son désir d’une vie authentiquement libre, affranchie des normes morales et économiques d’une société dont elle fustige l’hypocrisie comme les inégalités. S’énonce de la sorte le programme revendicatif et critique d’Amour libre dont, on l’aura maintenant compris, la dimension subversive n’est pas uniquement plastique mais aussi idéologique. À ce numéro chanté succèdent bientôt de très véristes images - que l’on pourrait imaginer extraites d’un film amateur de vacances - montrant les quatre héros du film. L’on voit les jeunes citadins cheminer dans la forêt, alourdis par leur barda de campeur. Mais ce retour au réel laisse bientôt place à un nouveau choix de réalisation à l’artificialité assumée. Puisque Mikko Niskanen opte ensuite pour de singuliers plans fixes, photographiant ses personnages tels des statues vivantes pour achever de les présenter au spectateur.


La mixité formelle ainsi déployée lors des instants liminaires d’Amour libre ne se dément jamais durant le reste du film, allant même en s’intensifiant. Amour libre ménage ainsi un second épisode chanté, dévolu cette fois-ci à l’actrice Kirsti Wallasvaara en charge du rôle de Leena, aussi touchante dans l’exercice que l’était Kristiina Halkola. La veine documentaire demeure elle aussi présente. Par exemple lors de séquences consacrées au quotidien d’une fruste ferme finlandaise ou bien encore à un bal de campagne, toutes portées par un regard à la précision presque ethnologique. À ces deux registres Mikko Niskanen ajoute en outre celui de la comédie. Cette dernière affecte souvent un ton subtil, s’appuyant pour ce faire sur des dialogues finement ciselés, notamment lors de séquences de marivaudage particulièrement brillantes... Mais le comique peut être aussi beaucoup plus appuyé ; le cinéaste n’hésite alors pas à jouer avec une truculence décomplexée de la présence envahissante d’un cochon récalcitrant ou bien encore des effets de l’excès de boisson sur son quatuor de personnages...

Souvent enlevé, voire très drôle, Amour libre se montre aussi d’une puissante sensualité lorsque le cinéaste emmène son film du côté d’un érotisme assumé. À l’enchaînement de plans incisifs dynamisant les passages de comédie se substituent alors de lascifs plans-séquences. Ne jouant désormais plus que de la seule échelle des plans, Mikko Niskanen restitue d’abord la montée du désir chez ses personnages en rapprochant progressivement sa caméra de leurs corps dénudés et magnifiés par le puissant soleil estival... Vient bientôt le temps de l’étreinte, à la faveur d’un sous-bois complice ou d’une crique isolée, culminant pour les amants d’Amour libre en une jouissance dont l’intensité est rendue par un montage reprenant soudainement en nervosité. Et se compose ainsi à l’écran un troublant kaléidoscope de plans fugaces : les uns dévoilant une main pétrissant ici une hanche, là un sein, les autres montrant un visage transfiguré par le plaisir...


Aussi convaincants dans ces instants d’amour qu’ils l’étaient dans les moments d’humour, les comédiens, tous nantis d’un bel et large éventail de jeu, déploient un même talent lorsque Amour libre prend finalement des allures de psychodrame aux accents  ̎bergmaniens ̎. Plus particulièrement à l’occasion d’une impressionnante séquence montrant le couple formé par Riitta et Santtu (Eero Melasniemi) s’affronter violemment sous le regard hagard de Leena et de Timppa (Pekka Autiovuori)... Car si les épisodes comiques et érotiques d’Amour libre - d’une tonalité volontiers édénique - ont un temps laissé croire qu’une existence plus libre était possible, la conclusion amère du film semble suggérer que ces instants ne furent en réalité qu’une parenthèse enchantée...

Amour libre est-il pour autant une œuvre pessimiste, se contentant d’enregistrer l’échec des aspirations à la liberté de la jeunesse finlandaise d’alors ? Sans doute pas si l’on en revient in fine à la dimension formelle du film. En mêlant avec bonheur artificialité et vérisme, comique et tragique ou bien encore raffinement et trivialité, la réalisation de Mikko Niskanen fait après tout la brillante démonstration qu’une révolution cinématographique est non seulement envisageable mais surtout possible. Si l’avènement d’un autre cinéma est donc possible, pourquoi n’en irait-il pas de même pour une autre vie ? Placée, comme le film de Mikko Niskanen, sous le signe de l’audace et de la mixité ? Telle est sans doute la stimulante proposition que le réalisateur finnois fait au spectateur avec Amour libre


(1) Mikko Niskanen (1929-1990) est l’auteur de quinze longs métrages réalisés entre 1962 et 1988. Parmi ceux-ci, on compte Une jeune fille finlandaise (Lapualaismorsian, 1967), un titre lui aussi édité par Malavida. Et, bien qu’indisponible en France, citons encore Huit balles meurtrières (Kahdeksan surmanluotia, 1972), une réalisation initialement télévisuelle qu’Aki Kaurismäki considère « comme son œuvre favorite parmi tout le cinéma finlandais. » (Peter von Bagh, Aki Kaurismäki, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, Éditions Cahiers du Cinéma-Festival International du Film de Locarno, 2006, page 69)
(2) Peter von Bagh, Nuages dans le paradis. Un guide du cinéma finlandais, traduit du finnois par Paul Parant, Éditions Otava, Helsinki, 2000, page 76.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 19 mars 2013