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Critique de film
Le film
Affiche du film

Adua et ses compagnes

(Adua e le compagne)

L'histoire

Après la fermeture de leur maison close, quatre prostituées tentent de s’établir à leur compte en ouvrant ce qui s’apparenterait à un simple restaurant. Mais pour mener à bien leur projet, elles doivent solliciter l’aide d’un ancien homme du milieu qui menace leur tentative d’émancipation...

Analyse et critique

Adua et ses compagnes est le deuxième film du cycle féminin initié par Antonio Pietrangeli après l’inaugural Du soleil dans les yeux (1953) et avant La Fille de Parme (1963) et Je la connaissais bien (1965). Cette réflexion sur la condition féminine dans l’Italie moderne constitue le thème central de la filmographie précieuse du cinéaste et chacun des films s’inscrit dans un contexte social bien spécifique. Du soleil dans les yeux illustrait ainsi l’Italie travailleuse et en reconstruction du début des années 50, tandis que Je la connaissais bien reflétait la société fêtarde et hédoniste du boom économique. Adua et ses compagnes se situe également dans une mutation sociale puisque son point de départ découle de la mise en application de la loi Merlin en 1958 interdisant la prostitution et ayant conduit à la fermeture des maisons closes. C’est à ce moment clé que se trouvent nos quatre héroïnes, Adua (Simone Signoret), Lolita (Sandra Milo), Marilina (Emmanuelle Riva) et Caterina (Gina Rovere), prostituées contraintes de quitter la maison close où elles officiaient. Elles ont cependant le projet de poursuivre clandestinement leur profession en ouvrant en campagne un restaurant camouflant leurs véritables activités.

Du soleil dans les yeux était marqué par l’arrachement de son héroïne paysanne pour une vie urbaine qu’elle aurait toutes les difficultés à adopter, et Je la connaissais bien sera le récit d’une errance perpétuelle pour Stefania Sandrelli. Adua et ses compagnes se situe à contre-courant avec une reconstruction de ses personnages qui s’affirment cette fois dans un exil rural et un vrai ancrage géographique. La solidarité féminine marquante par sa force (c’est la lueur d’espoir du final de Du soleil dans les yeux) ou sa triste absence (les derniers instants tragiques de Stefania Sandrelli dans Je la connaissais bien) est au cœur de l’approche d’Antonio Pietrangeli et en particulier dans Adua et ses compagnes. Les névroses et le passé douloureux de chacune les isolent et détournent du projet commun tandis que la communion dans le travail les réunit. Cet isolement initial provient de l’individualisme propre à chaque prostituée dans la solitude de la chambre où elle est à la fois exploitée physiquement mais cherche aussi à exploiter financièrement son client. Cependant les quatre femmes, au vu de l’état de la demeure acquise, sont dans un premier temps contraintes de faire réellement tourner la façade que constitue le restaurant. Retrouver ainsi un travail honnête et décent va progressivement les détourner de leur ancienne vie. Antonio Pietrangeli procède par divers motifs pour amorcer cette mue. Ce sera par l’embellissement progressif du décor sommaire, la préoccupation des personnages pour ce qui devient peu à peu leur véritable métier de tenancière allant avec la salle de repas de plus en plus remplie, du menu digne enrichi (la scène où Adua dépitée répond par la négative à toutes demandes d’un client d’ajouts de fruits, légumes et fromage à son repas) et tout simplement du temps à la cuisine passant de la corvée à une rigueur joyeuse dans la préparation des repas.

Antonio Pietrangeli prend le temps de capturer les maux de ses héroïnes pour mieux faire apprécier leur épanouissement. La pénibilité de cette existence a rendu l’expérimentée et meneuse Adua blasée et inflexible, a fait de Marilina un être caractériel et torturé, tandis qu’à l’inverse Caterina s’est forgée une carapace taciturne. Ce passif se ressent dans les soubresauts verbaux et/ou comportementaux de ces femmes dures mais compréhensives entre elles, et le réalisateur illustre même la marque de ce parcours de manière comique par moment. On pense à la scène où la benjamine Lolita dandine des fesses et fait des œillades suggestives aux clients du restaurant, l’aguichage étant devenu un comportement presque naturel - la virée nocturne de Marilina dans l’ancienne maison close va dans ce sens également. Leurs corps étaient auparavant un objet de soumission et un instrument de travail jeté en pâture avec détachement, mais en brisant leur chaîne elles peuvent à nouveau redevenir des femmes à part entière. Le pseudonyme de prostituée « Milly » est symboliquement abandonné pour retrouver son prénom de Caterina lors de la rencontre amoureuse tout en candeur avec un client sous le charme, Adua abandonne son cynisme pour retrouver une forme d’ingénuité quand elle cède au pourtant peu recommandable Piero (Marcello Mastroianni) et Marilina peut enfin endosser son rôle de mère pour son jeune fils qui a toujours vécu loin d’elle. Le plan d'ensemble les montrant libres et alanguies au soleil illustre parfaitement ce croisement de liberté et de féminité épanouie qui les caractérise.

Si le retour au "métier" reste en filigrane dans les dialogues, tout dans les éléments évoqués semble pourtant montrer l’éloignement des personnages de cette ancienne existence. Pietrangeli offre de purs moments de grâce suspendue à sa chronique où ce bonheur simple s’exprime pleinement. L’atmosphère festive et estivale baigne ainsi l’apparition de la star de la chanson Domenico Modugno (dans son propre rôle), qui illumine une séquence ou improvise un concert à la guitare dans le restaurant. La grâce et une forme d’absolution accompagnent aussi une scène de baptême sans être ostentatoire dans la symbolique religieuse, Pietrangeli transmet le sentiment de respectabilité des héroïnes. Le projet des personnages reposait dès le départ sur un paradoxe : une indépendance (s’exiler de l’autorité d’un proxénète) destinée pourtant à exercer une profession les plaçant en objet de désir, la prostitution. Pietrangeli démontre ainsi une société fondamentalement construite sur la volonté des hommes. Marqués de façon indélébile par leur passé, les personnages doivent accepter un marché de dupes avec un homme puissant pour se lancer, et de même, une collègue prostituée au début du film choisira de se marier (donc se placer sous la protection d’un homme) afin de quitter ce milieu. Le spectre de cette domination masculine ne cesse donc de planer jusqu’à briser le rêve au final. Pietrangeli retrouve donc cette notion d’isolement où chacune devra affronter seule la veulerie masculine (des "clients" s’imposant au restaurant, Adua trompée) ou ses propres complexes (l’aveu douloureux de Caterina à son prétendant sur ses anciennes activités) quand l’union avait servi leur renaissance. L’élan de rébellion final ne sert qu’à renforcer la force tragique d’un des derniers plans du film sur la caméra figeant les filles dans une cellule, comme si elles avaient été victimes d’une rafle, habitude d’une autre vie. L’histoire n’aura été qu’un beau rêve, une parenthèse enchantée pour ces malheureuses parias dont le souvenir de ce bonheur est désormais source de moquerie sur le bitume pluvieux où elles racolent.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : LES FILMS DU CAMELIA

DATE DE SORTIE : 31 janvier 2018

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 31 janvier 2018