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Critique de film
Le film
Affiche du film

A Brighter Summer Day

(Gu ling jie shao nian sha ren shi jian)

L'histoire

Taïwan, début des années 1960. Le jeune Xiao Si'r entre au lycée aux cours du soir, au grand dam de son père qui espérait que son fils intègre un établissement plus prestigieux. Il se lie d'amitié avec Cat, Airplane et Tiger, avec qui il fait les quatre cents coups. Autour d'eux s'affrontent deux bandes, Mais Xiao Si'r se tient éloigné de leurs agissements, jusqu'au jour où il fait la connaissance de Ming, dont il tombe amoureux. Or celle-ci est la petite amie de Honey, leader d'un des deux gangs...

Analyse et critique

L'oeuvre d'Edward Yang est encore aujourd'hui entourée d'un certain mysticisme. Figure de proue du nouveau cinéma taïwanais avec Hou Hsiao-hsien et quelques années plus tard Tsai Ming-liang, Yang atteint une reconnaissance internationale avec Yi Yi, Grand Prix du Jury à Cannes en 2000. Ce sera son dernier long métrage. Il meurt en 2007 à seulement 59 ans. En 1991, alors qu'il a 44 ans et après trois longs métrages, dont les remarqués Taïpei Story en 1985 (avec... Hou Hsiao-hsien en acteur principal) et The Terrorizers en 1986, Yang décide de raccrocher son cinéma à l'histoire de son pays et d'en raconter une période « interdite », l'une des plus sombres. Si l'intrigue débute en 1959, elle prend racine quelques années auparavant lorsque, vaincu par les communistes et Mao Zedong, Tchang Kaï-chek, premier président de la « République de Chine », décide de se retirer à Taïwan où il règnera jusqu'à sa mort en 1975. Yang lui-même est adolescent à ce moment-là et va tirer profit de ses souvenirs pour tisser son récit en pleine « terreur blanche ». Il va alors raconter la génération de ses parents, celle de près d'un million de Chinois qui suivront le gouvernement nationaliste sur la petite île. Mal acceptés par les locaux, ces « immigrés » devront vivre dans des quartiers parfois similaires à des bidonvilles, sous couvert de surveillance policière et de suspicion communiste, alors-même que certains de leurs enfants devront aller à l'école du soir, faute de place dans celle se déroulant la journée.

C'est dans ce Taïwan du début années 60, cette petite île façonnée par les mouvements de l'Histoire, que Yang va dépeindre le portrait du jeune Xiao Si'r (Cheng Chang, dans son premier rôle) en pleine quête d'identité, au travers de nombreuses histoires entrelacées, dont celle de sa famille (la première scène du film introduit son père qui apprend le transfert de son fils aux cours du soir), de la vie à l'école et de différentes bandes rivales. Xiao Si'r (surnom qui veut dire « le petit quatre », signifiant qu'il est le quatrième d'une famille de cinq enfants ; son vrai nom étant Zhang Zhen, soit le même nom que l'acteur qui le joue, même si en Europe ce dernier est plus souvent nommé Cheng Chang), jeune adolescent d'environ 15 ans, gravite dans ces différents cercles tout au long des quatre heures du long métrage et reste le point d'ancrage principal du récit. Loin d'être des plus assidus à l'école avec son ami Cat (le génial Chi-Tsan Wang), il va faire la connaissance de Ming et va par la même occasion rentrer dans le cercle duquel il s'était tenu éloigné un temps : celui des gangs. Ming est en effet la petite amie de Honey, leader de l'une des bandes, celle du « Parc », qui a fui dans le sud du pays après avoir tué l'un des membres d'une autre bande, les « 217 ». Honey, absent, est une figure fantomatique, presque mystique. Il est une légende qui a dû s'exiler, laissant Ming seule. En s'approchant de ce trésor, Xia Si'r va devenir une cible et rapidement être au centre de toutes les attentions.


Les jeunes gens dépeints par Yang sont des victimes. Victimes du régime autoritaire en place et de la difficulté d'intégration de leurs parents, ils se réunissent en bandes autant pour passer le temps que pour recréer une cellule sociale hors de leur famille. Ils organisent alors des concerts de rock, cette musique ramenée sur l'île par l'allié américain et qui fait d'Elvis Presley une icône et un modèle. Cat, jean, cheveux gominés et paroles chantées en phonétique (traduites par la grande sœur lettrée de Xiao Si'r), n'hésite alors pas à rendre hommage au King dès qu'on lui en donne l'occasion. La culture américaine est à l'époque contre-culture, une culture alternative en réponse et en opposition à la culture communiste dominante en Chine continentale. Les jeunes jouent au basket, s'inventent des surnoms « cools » (Airplane, Sex Bomb, Tiger, Deuce) et par la violence de leur rassemblement rejouent les westerns qu'ils voient au cinéma (le groupe d'amis regardent le Rio Bravo de Hawks) en remplaçant les armes à feu par des battes de baseball ou des... sabres. Ces derniers témoignant d'une autre influence encore visible à l'époque, celle du Japon, qui gouverna le pays pendant près de 50 ans et jusqu'en 1945. L'un des amis du jeune Xiao Si'r, Ma', fils de parents fortunés, loge d'ailleurs dans une de ces anciennes maisons de nobles japonais. Yang profite de chaque moment, de chaque anecdote pour relier ses personnages aux mouvements profonds de son pays.

Si l'intrigue peut apparaître complexe puisque composée de nombreuses histoires parallèles, lieux et personnages, les scènes mises en images sont d'une grande simplicité, comme la scène du retour de Honey qui se déroule en long plan fixe. Alors que Sly essaie d'imposer sa loi et sa position au sein du gang en prévision du nouveau concert à venir, il prend à parti Xiao Si'r en le bousculant à plusieurs reprises tandis que Cat tente par tous les moyens d'intervenir et de séparer les deux jeunes hommes, sans succès. Ceux-ci seront alors séparés par une Ming en détresse, surgissant en avant dans l'image et la traversant à toute vitesse alors qu'elle vient d'être éconduite par Honey, qui suivra à son tour de la même manière mais cette fois pour disperser le conflit, reprenant d'office la position qui était la sienne : celle du leader. Une seule échelle de plan et un cadre fixe racontant alors de nombreuses choses. Yang est d'ailleurs plus un cinéaste du cadre que du plan. C'est extrêmement visible dans A Brighter Summer Day, où Xiao Si'r est très régulièrement « surcadré » ou plus spécifiquement « encadré ». Dans sa maison, à l'école, avec les autres, il est enfermé, piégé (jusqu'à l'enfermement final) dans cette adolescence qu'il ne comprend pas (« Tu comprendras quand tu seras plus grand » lui dit son père) et qui le rejette (il est perçu au départ comme l'élève modèle). S’il partage avec Hou Hsiao-hsien l'intérêt pour des intrigues cérébrales, parfois obtuses ou volontairement opaques (la première incursion dans le récit de Ma' est à ce sujet étonnante puisque celui-ci éloigne le gang des « 217 », qui était prêt à donner une leçon à Xiao Si'r, juste par sa simple présence, suggérant peut-être l'importance et la supériorité d'un milieu social sur l'autre même au sein de cette guerre de gangs), Yang se rapproche d'un Antonioni dans sa manière de suggérer des évolutions dans son récit par de simples mouvements dans le cadre (on peut en arrière-plan apercevoir Lao'er, frère de Xiao Si'r, rentrer dans le local des 217 alors même que Ming et sa mère sont en train de marcher et de discuter).


Si le film baigne dans une douce mélancolie, accompagnée par de nombreuses chansons d'Elvis (dont les paroles de l'une, Are You Lonesome Tonight, donnera au film son titre international) et une musique du silence à l'importance considérable, il n'en dépeint pas moins des affrontements violents. L'une des scènes les plus inoubliables de l'oeuvre en est l'acmé. Lorsque le gang du parc (avec de nouveaux alliés, beaucoup plus âgés que les jeunes gens observés jusqu’alors et sous-entendant là aussi que nous n'assistons qu'à une version pour enfants de ces guerres de territoires) procède à un raid meurtrier dans les locaux des 217, Yang utilise un fait historique (les coupures d’électricité fréquentes à cette époque, dues au manque de moyens) pour ne pas montrer frontalement l'atrocité de ces meurtres aux sabres mais la suggérer astucieusement (et donc l'amplifier) avec, pour seule lumière, les éclairs de la tempête traversant l'image comme des éclats lumineux et la lampe torche de Xiao Si'r découvrant les corps ensanglantés, alors que le silence est brisé par les hurlements. La durée impressionnante (près de quatre heures) du film de Yang lui permet de créer des récurrences tout au long du récit. Récurrences d'objets (lampe torche de Xiao Si'r qui l'accompagne tout au long du film ou presque et qu'il a volée à la « fiction », c'est-à-dire au film se tournant dans son quartier au même moment, ou encore le magnétophone utilisé par Cat, les sabres, etc.) mais aussi de lieux (l'école et ses salles de classes, les terrains de basket et de tennis, les locaux des deux bandes, les salles de concerts, la maison familiale, le cabinet du médecin) ou encore de symboles (coupure d’électricité, chars américains, uniformes des écoliers et des militaires, prénoms de tous les personnages au sens double, émissions de radio annonçant les diplômés) qui permettent au spectateur de trouver des points d'ancrage et de ne pas totalement se perdre dans le labyrinthe des thématiques du long métrage.

Si Xiao Si'r va évoluer comme tout protagoniste principal d'une histoire, celle-ci va se dérouler en plusieurs étapes. Xiao Si'r est au début du récit un adolescent peu passionné par l'école mais qui ne cause pas (encore) trop de problèmes à ses parents. L'éveil au sentiment amoureux, que l'on pourra assimiler à un premier passage à l'âge adulte, va l'amener à transgresser l'autorité parentale et à s’émanciper dans ses rapports aux autres et à sa famille. Il va seulement considérer que les autres lui doivent quelque chose, là où il apprendra à ses dépens que relations amicales ou amoureuses sont nourries de parfaites réciproques. Jouant à l'adulte, il va subir des revers et devra en assumer les conséquences. Sa deuxième sœur, fervente catholique (encore une influence étrangère) tentera bien de le sauver mais sans succès. Le couple parental, plus spécifiquement le père comme modèle et figure tutélaire, subira, lui, les affres de la paranoïa communiste régnant à l'époque à Taïwan et paiera aussi les fautes du fils, mettant à mal l’idéal familial de la culture asiatique. L'histoire de Xiao Si'r est celle d'un apprentissage devenant tragédie. L'histoire d'une adolescence trop vite vécue ou n'ayant jamais vraiment commencé, volée par le totalitarisme... Yang brosse le portrait de son pays et d’une génération. Une génération perdue, brisée par la terreur blanche. Véritable film-fresque dans son essence, c’est-à-dire peinture d’un moment d’histoire, l’œuvre fourmille de personnages et d’histoires personnelles comme des rebonds de la grande Histoire. Amour, amitié, adolescence, guerre, dictature, immigration, musique, religion sont autant de sujets (et bien d’autres encore) évoqués dans le long métrage et qui se croisent à la frontière de la fiction et du documentaire. D’inspiration autobiographique (l’histoire principale est tirée d’un fait divers et Yang lui-même connaissait l’accusé), A Brighter Summer Day est un film précieux. De la souche des films qui voyagent avec le spectateur, qui grandissent avec lui et qui sont synonymes d’apprentissage. Alors, lorsque Honey raconte à Xiao Si’r son admiration pour Guerre et Paix (« en fait, les gens d'avant ressemblaient aux mecs comme nous »), il raconte aussi le film et permet à Edward Yang de relier son oeuvre à l'immense roman de Tolstoï (et à l'adaptation cinématographique de King Vidor en 1956) tout en rappelant l'un des grand pouvoirs du cinéma et de l'art : « À l’époque, nous étions perdus et nous allions au cinéma. Le film de Vidor nous a touchés... » (1)


(1) Interview reproduite dans Michel Ciment, Petite planète cinématographique, Stock, Paris, 2003. [Pages non numérotées / Interview parue à l’origine dans le n° 375/376 de la revue Positif - mai 1992].

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La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 17 octobre 2019