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Walerian Borowczyk : introduction et Courts métrages

Walerian Borowczyk est surtout célèbre pour avoir tourné au milieu des années 70 deux fresques filmiques érotiques et irrévérencieuses : Les Contes immoraux et La Bête. Mais bien avant, du milieu des années 50 à la fin des années 60, il était l'une des grandes figures du court métrage d'animation à tendance expérimentale. C'est ce que nous allons explorer dans ce dossier, introduction à l’œuvre de cet artiste multi-casquettes dont André Breton célébrait « l'imagination fulgurante » et qui dans sa deuxième partie vous proposera un survol de son œuvre de courts métrages avec l'étude de seize de ses films.

Walerian Borowczyk est né à Kwilcz en Pologne en 1923. En 1941, il entre à l'Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Il débute comme peintre et lithographe, remportant même le prix national polonais en 1953. Il approche le cinéma de biais, en concevant des affiches de film au sein de la si novatrice école polonaise (1). Signées Cieslewicz, Tomaszewski, Starowieyski, Lipinski ou encore Flisak, les affiches ornant depuis le milieu des années 40 les rares cinémas de Pologne sont devenues de véritables œuvres d'art. Disposant de peu de moyens, les artistes utilisent le dessin mais aussi beaucoup de collages pour proposer des visions très personnelles et d'un modernisme graphique assez saisissant, jouant sur le symbolisme, la métaphore et l'abstraction, déjouant même parfois le regard des censeurs en proposant des sous-textes qui demeurent assez mystérieux


Affiches de Borowczyk et Lenica

C'est l'idée d'une mise en mouvement de ses peintures qui amène Borowczyk au cinéma. C'est le même cheminement qui conduira plus tard David Lynch à passer de la peinture à la réalisation de ses premiers courts puis d'Eraserhead. Borowczyk évoque (La Revue Image et Son n°207, juin 1967) le fait qu'un peintre porte forcément en lui l'idée d'un mouvement. Ce mouvement, il peut être dans la peinture en elle-même mais il peut aussi être créé lors des expositions, l'artiste cherchant à faire des liaisons entre les œuvres, à créer des relations par la juxtaposition, la succession des tableaux sur les murs. Le peintre fait alors du montage, c'est ainsi du moins que Borowczyk réfléchit lorsqu'il montre ses créations au public, ce qui l'amène assez naturellement à travailler directement sur le mouvement et donc à passer au cinéma.

Ses premiers essais (vers 1947) sont des documentaires amateurs tournés en 16mm et en prises de vues réelles. Entre 1951 et 1953, après avoir terminé ses études aux Beaux-Arts, il commence à faire quelques courts expérimentaux muets, travaillant sur des formes abstraites peintes ou grattées à même la pellicule, les mêlant parfois à de la prise de vues réelle. Au milieu des années 70, il commence à travailler avec le caricaturiste et affichiste Jan Lenica. Ils réalisent ensemble Il était une fois (Byl sobie raz..., 1957), Sztandar mlodych (1957), Le Sentiment recomposé (Nagrodzone uczucie, 1958) et Dom (1959). Ils travaillent dans une économie totale, chaque court coûtant environ le tiers du budget d'un court classique. Artistes artisans, ils sont libres mais se sentent tout de même contraints dans leur imagination débordante et l'exécution technique par le manque de moyens. Dom, en remportant le Grand Prix au Festival du Film Expérimental de Bruxelles, les fait connaître d'un large cercle de critiques et d'amateurs de cinéma expérimental.

Les deux hommes s'installent ensuite en France. Borowczyk est accueilli par Anatole Dauman qui produit Les Astronautes en 1959 pour le compte des Cinéastes associés. Il réalise pour ce studio plusieurs courts métrages, mais aussi des publicités (qui ne correspondent pas aux standards hexagonaux et ne sont projetées que dans quelques pays étrangers) ainsi que les génériques des Félins de René Clément (1964) et de La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau (1966). Sélections et prix dans les festivals s'enchaînent et Borowczyk est alors l'un des plus célèbres et originaux représentants de l'école polonaise de l'animation, si vivace à l'époque avec des artistes comme Waclaw Wajser ou Edward Sturlis.

En 1965 sort en salle un programme de deux heures reprenant l'ensemble de sa production et une exposition, Camera Obscura, lui est consacrée. Le"grand public" (il s'agit tout de même d'un cercle restreint de spectateurs curieux) peut enfin découvrir cet artiste jusqu'ici cantonné - format court oblige - aux festivals. La même année, il quitte les Cinéastes associés pour fonder Pantaleon Films, avec Dominique Duvergé-Ségrétin qui deviendra sa plus proche collaboratrice.

Son travail s'avère protéiforme : dessin, peinture sur pellicule, animation en volume, collages, chrono-photographie... Borowczyk s'intéresse à tous les styles et à toutes les techniques, mêlant souvent dans un même film différentes approches. Il travaille en artisan, en solitaire, s'occupant tant que faire se peut de tous les aspects de la mise en scène, ne déléguant que lorsque c'est absolument nécessaire. Si les styles sont hétéroclites, les univers qu'il explore ne le sont pas moins, l'ambiance et le ton changeant du tout au tout entre deux réalisations. On peut toutefois sans peine tracer des fils rouges entre ses films, des thématiques très fortes revenant sans cesse, mais aussi des images qui sont comme des leitmotivs venant donner une unité à une œuvre qui semblerait sinon disparate et éclatée. Le ton général est plutôt au noir avec des univers souvent sombres et oppressants où rôdent le Mal et la destruction. L'influence des Surréalistes est également très sensible dans l'ensemble de son œuvre courte. Borowczyk est un peintre des angoisses de son temps. Son univers torturé - mais aussi marqué par un humour omniprésent - porte le poids du Rideau de fer, l'image d'un monde coupé en deux. Les stigmates de l'horreur nazie ne sont jamais loin, tout comme l'inquiétude face à un monde qui se meurt. Si Borowczyk est un grand manipulateur d'objets, sa grande obsession reste l'humain et la question de sa mise sous tutelle par le pouvoir politique, la religion et la morale.

Selection de courts-métrages

Il était une fois (Bye sobie raz, 1957 - 8 min 34)

En réalisant une affiche à partir de collages, Borowczyk a l'idée qu'il y aurait une histoire à raconter en animant chacun des morceaux de papier découpés. Il contacte le caricaturiste et affichiste Jan Lenica, dans l'espoir que le beau frère de ce dernier, producteur chez KADR, l'aide à le tourner en 35mm. Le groupe KADR - qui compte en son sein des noms tels que Wajda et Munk - a pour directeur artistique le réalisateur Jerzy Kawalerowicz (futur réalisateur de l'incroyable Mère Jeanne des anges). Kawalerowicz est intéressé par le projet des deux hommes, projet qui se réduit pourtant à une histoire sans queue ni tête décrite en moins d'une page et accompagnée de quelques silhouettes et dessins gribouillés. Kawalerowicz prend le risque de produire le court métrage, un format qui n'est pourtant pas dans les habilitations du studio.

Une boule noire sur pattes se promène dans une "nature" évoquant les tableaux de Joan Miro. La forme primitive en rencontre d'autres et elles se transforment, se mêlent, se combattent. Puis des silhouettes découpées (statues romaines, photo d'hippopotame, éléments de tableaux romantiques...) traversent l'image et viennent à leur tour interférer avec ces formes abstraites. Puis ce sont des dessins enfantins, un bateau en journal, des photos et même des extraits d'enregistrements filmiques d'un jazz band et de danseurs, jusqu'à ce que la Joconde elle-même fasse une apparition. Borowczyk et Lenica ne cessent ainsi de jouer sur des registres d'images différents, s'amusant à les déconstruire et les recomposer dans des formes hybrides assez déconcertantes.

Tout aussi déconcertante est la musique qui accompagne cette farandole, une composition mi-expérimentale, mi-foraine qui mixe allégrement sons électroniques et analogiques (comme des cordes de piano grattées) et saute d'un rondo de la période classique à une marche interprétée à l'orgue. C'est Andrzej Markowski qui la compose (il fera également celles de L'Ecole et des Astronautes) en étroite collaboration avec le duo de réalisateurs.

Le film est fait en animation de papier découpé. Les collages sont souvent utilisés par les affichistes de l'école polonaise et il n'est pas étonnant de voir Borowczyk et Lenica reprendre cette technique dans leur premier essai cinématographique commun. De même, on retrouve le goût pour le symbolisme et l'abstraction de ces mêmes affichistes. Borowczyk et Lenica maîtrisent parfaitement ce langage et ils se révèlent d'une incroyable efficacité dans l'expressivité des objets qui sont pourtant parfois réduits à quelques formes géométriques abstraites, voire à des taches de couleur. L'animation tient aussi aux mouvements de caméra, parfois brusques et saccadés, très expressifs là encore. Le film se clôt sur la découverte de la table de travail, comme si Borowczyk et Lenica voulaient montrer l'artisanat derrière le film et aussi les bouts de ficelle avec lesquels ils l'ont conçu.

Ce film n'est pas disponible dans le coffret Carlotta mais visible sur youtube

Le Sentiment récompensé (Nagrodzone uczucia, 1957, 8 min 31)

Borowczyk et Lenica récidivent avec cette histoire inspirée par Jean Plaskocinski, un employé discret et peintre amateur à ses heures perdues. Ils souhaitent rendre hommage à la pureté de cet artiste qui fait don de ses créations, refusant d'en faire commerce, n'y pensant même pas. Ils imaginent une historiette à partir d'une sélection de ses tableaux et nous proposent à travers elle de pénétrer dans l'imaginaire et l'univers de ce peintre naïf. C'est une romance bucolique dans laquelle un employé rêve de nature et d'une bergère, une histoire simple et touchante dans laquelle l'amour triomphe.

Borowczyk et Lenica reprennent une vingtaine de tableaux de Plaskocinski pour raconter cette histoire : des autoportraits que l'artiste réalisait en choisissant des points de vue très différents, une rue de grande ville, un train, un bateau, une scène de plage, des vues de la campagne, des fêtes, des baigneurs... Borowczyk et Lenica se glissent dans les interstices de ces "instantanés" pour créer le mouvement via leur animation. Pour mettre en scène le voyage en train, une partie de handball ou encore une scène de danse, ils cadrent un même tableau en découpant différents détails et c'est en les associant dans un montage très rythmé qu'ils recréent l'impression de mouvement. Ils fondent les œuvres entre elles, dressant des ponts, leur donnant vie. Ils travaillent également ces tableaux de manière colorimétrique, changeant leurs dominantes en fonction de l'état d'esprit de leur protagoniste, de là où il en est de son histoire d'amour. Une même image peut ainsi revêtir différentes significations en fonction de sa couleur ou de sa place dans le film. Comme le train qui symbolise au départ l'évasion mais qui, plus loin, montre le désespoir du héros.

Un très beau travail de recréation, novateur et inventif. Borowczyk se disait autant marqué par les œuvres de son peintre du dimanche de père que par les plus grands artistes. Ce beau court métrage témoigne de l'ouverture d'esprit d'un homme s'intéressant aussi bien aux pratiques amateurs qu'à l'Art avec un A majuscule.

Ce film n'est pas disponible dans le coffret Carlotta mais visible sur youtube

L'Ecole (Szkola, 1958, 6 min 11)

Borowczyk réalise seul ce film. Un mur, un soldat au teint pâle, des manœuvres sans cesse répétées, mécaniques, et enfin une mouche qui tournoie et rend fou le pauvre bougre. Des soldats et des mouches, on en retrouvera dans Goto, le premier long métrage en prises de vues réelles du cinéaste. Borowczyk travaille ici à partir de photographies. Le film est ainsi composé d'une succession de clichés d'un soldat. Mais Boro ne tourne pas avec une caméra image par image (la technique existe et a été déjà été utilisée par de nombreux cinéastes), il réalise vraiment les clichés indépendamment, quatre cents en tout, avec un appareil Leica. Il passe ensuite ces photos au banc-titre et compose son film en tournant autour des multiples possibilités d'associations dont il dispose avec cette matière première.

En optant pour des photographies distinctes, il confère à son film un côté dur et mécanique là où une caméra enregistrant image par image aurait donné quelque chose de plus fluide et poétique. Ce qui correspond à l'apprentissage de la rigueur militaire par ce jeune appelé. Rigueur et absurdité, tant les mouvements saccadés et répétés du soldat finissent par le transformer en pantin ridicule et désarticulé. Ce n'est qu'à la fin du film qu'il pourra s'échapper, s'endormant et rêvant à autre chose qu'à la parade et aux mouches, en l’occurrence des jambes dénudées d'une femme. Le film est accompagné par une musique ironique (une marche de Markowski) singeant l'héroïsme militaire en pervertissant le rythme et les notes bien ordonnées par des couacs de trompette.

Ce film n'est pas disponible dans le coffret Carlotta mais visible sur youtube

La Maison (Dom, 1959, 10 min 59)

Borowczyk et Lenica présentent leur troisième court métrage commun comme un « recueil de vers », une suite de courts événements séparés par un visage de femme. Le film débute sur la façade d'une maison. Des objets indéfinissables apparaissent sur un fond uni. Un lutteur, un second, puis les deux qui combattent. Une perruque qui avale des objets posés sur une table. Une scène répétée à l'infini d'un homme entrant chez lui et posant son chapeau sur un porte-manteau. Des successions en fondu de photos et de dessins de contes. Une femme qui embrasse la tête d'un mannequin. Et à chaque fois le visage de cette femme qui réapparaît.

L'addition et la soustraction sont au cœur de ce film. Au sein de chaque segment, les éléments viennent se superposer, s'ajouter, se combiner, se chevaucher ou, dans le cas de la perruque, se soustraire. L'addition se fait aussi au niveau des segments en eux-mêmes, leur séparation par le visage de la femme provoquant un effet Koulechov assez mystérieux. Lorsque la femme fait son apparition dans le dernier segment, s'invitant dans l'histoire, c'est l'addition de la transition et des modules, une addition qui aboutit à une dernière soustraction, le visage du mannequin s'effaçant peu à peu jusqu'à disparaître.

On est ici en plein surréalisme, avec des images emblématiques comme celle de la femme embrassant langoureusement une tête de mannequin ou encore la perruque qui dévore tout sur son passage. L'animation joue sur différents registres : papier découpé dans le premier, animation de photogrammes dans le second (une citation explicite des travaux chronophotographiques d'Etienne-Jules Marey), animation d'objets image par image dans le troisième, répétition en boucle d'une même séquence filmée... Cette variété des techniques se double une fois encore d'une grande richesse au niveau du travail sonore qui repose sur un mélange entre petites touches musicales - parfois mélodiques, parfois bruitistes - et bruitages. Une bande-son très savante, mêlant électronique et analogique qui a été réalisée comme pour les précédents courts de Borowczyk et Lenica au sein du Studio Expérimental de la Radio Polonaise.

Dom obtient la médaille d'or au Festival du Film Expérimental de Bruxelles. C'est à partir de ce film que la profession et la critique découvrent réellement Borowczyk et Lenica. Mais il s'agit aussi de leur dernière collaboration, Borowczyk s'installant en France pour entamer sa carrière en solo.

Ce film n'est pas disponible dans le coffret Carlotta mais visible sur youtube


Les Astronautes (1959, 12 min 09)

Un inventeur fou bricole sous les yeux circonspects d'une chouette en cage. Son but : fabriquer une fusée pour explorer l'espace... non sans avoir d'abord fait un petit tour en ville pour mater par la fenêtre d'un immeuble une jolie fille en nuisette ! S'ensuit un voyage tout aussi interstellaire que mental.

Borowczyk travaille comme pour L'Ecole à partir de clichés photographiques, avec coloriages en tous genres et création du mouvement par succession de photogrammes. D'autres éléments viennent enrichir ce matériau de base : écritures, dessins sur pellicule ou encore éléments découpés provenant de tableaux ou de catalogues. Le genre d'exercice qui a certainement dû fortement influencer Terry Gilliam !

Pour son premier court métrage réalisé en France, Borowczyk est accueilli par Anatole Dauman, le célèbre producteur d'Alain Resnais et Chris Marker. Marker est d'ailleurs au générique du film, mais il précisera plus tard que c'était juste pour aider au montage financier et qu'il n'a strictement rien fait dessus, sauf peut-être glisser l'idée de la chouette à Borowczyk. Marker donnera par la suite un petit rôle à la compagne de Borowczyk, Ligia Bralice (ici la femme à la fenêtre), dans La Jetée, celui de l'une des quatre figures de l'humanité future.

La musique est de nouveau signée par Andrzej Markowski mais ce sera sa dernière collaboration avec le cinéaste. Markowski restera travailler en Pologne et Borowczyk en rejoignant Les Cinéastes associés se verra contraint de faire appel aux musiciens maison. La partition de Markowski se révèle d'ailleurs un brin moins fantaisiste et audacieuse qu'auparavant, plus classique dans le courant électronique de l'époque. Le film lui-même utilise des formules et des techniques que Borowczyk maîtrise déjà. Les Astronautes est comme un point d'étape, un film qui fait le bilan de la période polonaise et s'affiche un peu comme une carte de visite pour la suite. Il fait d'ailleurs le tour des festivals et rafle de nombreuses récompenses, comme le Prix du Film de Recherche à Venise. Fort de ce succès, Boro va dès lors pouvoir explorer d'autres univers graphiques...


Concert (1962, 6 min 42)

Ce film d'animation est le deuxième tourné par Borowczyk  au sein des Cinéastes associés après Terra Incognita, film réalisé à partir de la technique d'animation en tête d'épingles d'Alexeieff, un cinéaste qui oeuvre lui aussi au sein du collectif. C'est Anatole Dauman qui recommande Borowczyk auprès de ce collectif-studio spécialisé dans le court et l'animation et pour lequel il va travailler pendant plusieurs années, réalisant également publicités et génériques de films. Concert devait être le premier film d'une série de treize épisodes destinés à la télévision. Le projet est abandonné mais Borowczyk le poursuivra sous une autre forme, réalisant au fil des années de nouveaux segments jusqu'à aboutir à son premier long métrage d'animation, Le Théâtre de Monsieur et Madame Kabal (déjà le titre générique indiqué ici) qui sortira en 1967. On découvre ici le couple vedette de ce futur film : le rondouillet monsieur Kabal et la filiforme madame Kabal et sa poitrine proéminente. On devine tout de suite le bonhomme rêveur et soumis, qui répond avec diligence aux exigences de sa sorcière de femme. Mais ici, Madame se met au piano et la harpie de devenir ange lorsque la musique surgit de ses doigts agiles. Mais sa nature revient au grand galop lorsque les ronflements de monsieur Kabal viennent gêner sa concentration. Le piano se transforme alors en instrument de torture auditif avant qu'elle n'y jette les fragments de son mari qu'elle a prestement découpé en morceaux.

L'animation est très simple et le dispositif minimaliste (un cadre quasi unique, comme une scène de théâtre) mais le film se révèle plein d'invention et de vivacité. Le ton humoristique et cruel fait mouche mais Borowczyk parvient à donner une certaine humanité à la caricaturale Mme Kabal, figure matriarcale et castratrice que l'on devine plus complexe qu'elle ne paraît de prime abord. Le film est rythmé par la musique d'Avenir de Monfred, organiste, compositeur et collaborateur régulier des Cinéastes associés. Une partition sans génie, tout à fait typique du tout-venant de la création sonore électronique de l'époque. Borowczyk n'appréciait d'ailleurs guère de devoir travailler avec de la « musique au mètre ». Tout comme il évitait au maximum de venir dans les locaux du studio, préférant travailler chez lui, en solitaire, ne se frottant aux autres collaborateurs que lorsque la technique le commandait vraiment. Néanmoins, Concert est une belle réussite, drôle et enlevée, et l'on comprend que Borowczyk se soit épris du couple Kabal, aussi dysfonctionnel qu'attachant.


Renaissance (1963, 8 min 57)

Le bruit d'une explosion. Une chambre aux murs brûlés où tout a volé en éclats. Des plans rapprochés des objets brisés. Soudain ils frémissent, s'animent, se mettent en mouvement, se reconstruisent. La vie reprend. Comme la musique qui peut enfin surgir lorsque la trompette retrouve sa forme initiale. Et lorsque la photo de famille retrouve sa place sur le mur, ce sont des rires d'enfants que l'on entend.

Ces objets épars, éclatés, qui peu à peu se recomposent et reprennent leur place semblent nous raconter l'histoire d'une vie. Cette remontée dans le temps, c'est une remontrée au fil des souvenirs accumulés dans cette petite chambre d'enfant. On peut y voir une fable sur la guerre nucléaire, cette recomposition nous ramenant in fine à l'acte initial, à cette explosion qui détruit l'harmonie de la pièce. Mais on peut y voir surtout une réflexion sur la mémoire, sur le temps qui passe et emporte les souvenirs. Les objets éparpillés et détruits se rassemblent et cet univers de la taille d'une chambre retrouve son état initial, comme un Big Bang à l'envers, un retour à l'harmonie après le chaos. Mais si un semblant de paix s'instaure au fur et à mesure que la pièce retrouve son état originel, demeure toujours présent la menace de la déflagration à venir. Borowczyk s'ose à la mélancolie, à la tristesse. Tristesse car une fois que la pièce a retrouvé son état initial, les grenades arrivent à la queue leu leu et la déflagration advient, faisant ressurgir le chaos et la destruction. Désespérant retour à la case départ. Vision de l'éphémère de nos existences.

Borowczyk s'essaye pour la première fois à quelque chose d'intime, personnel. Autre nouveauté pour lui : l'utilisation de l'animation en volume. On imagine son plaisir à travailler la matière, les objets, les détruisant puis les recomposant au fil de son imagination. Lui qui même sur un plateau de cinéma apportera plus d'attention aux éléments du décor, aux accessoires, aux vêtements qu'aux acteurs eux-mêmes. Le film est tourné image par image, trois semaines de travail acharné. Borowczyk a dessiné sur une bande tout le déroulement du film, tout devant être tourné chronologiquement. Pas de retour en arrière possible, il doit donc incorporer au film le moindre incident qui advient lors du tournage. Comme s'il tournait une scène de quelques secondes mais en une vingtaine de jours, freinant le temps, décomposant les mouvements des objets. Le film est éclairé par Guy Durban qui deviendra le chef opérateur attitré de Borowczyk jusqu'aux Contes immoraux. Il s'agit de l'une des grandes réussites du cinéaste et le film obtient très justement le Prix Spécial du Jury au Festival de Tours.

Encyclopédie de Grand'Maman (1963, 6 min 33)

Le générique annonce une Encyclopédie en treize volumes. Trois entrées seulement apparaissent dans ce film (Automobile, Ballon et Chemin de fer) et l'on imagine qu'une suite était prévue au sein des Cinéastes associés. Borowczyk anime de vieilles gravures du début du XXème siècle pour en faire de petites historiettes animées et humoristiques, le résultat n'étant pas sans évoquer là encore le futur travail de Terry Gilliam. L'absurdité des situations fait sourire mais ce film reste très anecdotique, tant du point de vue des techniques utilisées que de sa réalisation.


Les Jeux des anges (1964, 11 min 30)

L'ambition est toute autre avec ces Jeux des anges. Le film s'ouvre sur un long travelling qui nous guide le long des rails. On entraperçoit des canons. On est assaillis par le bruit assourdissant de la locomotive. Puis le noir, le silence. Une pièce nue qui apparaît. Un cube, froid. Puis une autre qui lui est relié par un système de gouttière. Et d'autres encore et encore, tous sur le même modèle. Un bruit d'aile qui bat. Une présence fugace, bleutée, qui traverse l'écran. Les grandes orgues qui accompagnent la découverte de la machinerie. Des pièces qui tombent. Des ailes que l'on découpe, du sang bleu qui s'en écoule. Une multitude d'anges qui se rendent à l'abattoir. Des décapitations en série et de nouveaux morceaux qui s'enchevêtrent, se recombinent. Une femme enchaînée, nue. Et le train qui repart chercher, on l'imagine, un nouveau chargement. Vision des camps de concentration, poème déliquescent et infernal, cauchemar de fin du monde, société eugéniste, fantasme horrifique de l'homme nouveau, Frankenstein de l'ère atomique... Les Jeux des anges est certainement le film le plus marquant de Borowczyk. Un carton, en français, anglais et russe précise que « Tous les personnages et événements de ce film sont imaginaires et toute ressemblance avec des faits réels ou des personnes, vivantes ou non, ne serait que pure coïncidence »... une manière de souligner combien toute cette fantasmagorie morbide est le reflet de son époque.

Le film vient en fait d'une série de tableaux peints par Borowczyk et qui fascinent le producteur Jacques Forgeard. C'est lui qui soumet au cinéaste l'idée d'en tirer un film. Borowczyk va ainsi reprendre le principe du Sentiment recomposé, créant du mouvement par l'enchaînement de détails du tableau ou par le déplacement de la caméra le long des toiles. Une technique simple, presque sommaire, mais qui fonctionne si bien que l'on met du temps à comprendre que l'on n'assiste pas ici à un film d'animation "traditionnel" !

Le mouvement passe aussi beaucoup par le son. Les décapitations ne sont pas montrées à l'écran par exemple, mais on les voit grâce au bruit des lames et des têtes qui roulent le long d'une gouttière avant de chuter dans une boîte. Borowczyk travaille sur la musique et la bande sonore avec le compositeur électro-acoustique Bernard Parmegiani, l'un des fondateurs de la musique concrète qui a oeuvré au sein du GRM de Pierre Schaeffer où il s'est vu confier en 1958 le département Musique-Image. Cette bande sonore concrète illustre littéralement l'image, ne nous laissant aucun échappatoire, appuyant la mécanique infernale mise en branle dans cette usine. On est happés par ce cauchemar, fascinés par les visions dantesques de Borowczyk (qui a peint entièrement le film à la gouache) et l'étrangeté absolue de la chose. Un film admirable qui annonce à bien des égards l’œuvre de Roland Topor qui publie la même année son premier roman, Le Locataire chimérique.


Le Dictionnaire de Joachim (1965, 9 min 03)

Il y a également du Topor dans ce Dictionnaire de Joachim, premier film produit par Pantaleon Films, compagnie créée par Borowczyk et Dominique Duvergé-Ségrétin après leur départ des Cinéastes associés. Il s'agit de dessins de Laurence Demaria (qui est en fait Ligia Branice, l'épouse et muse de Borowczyk) sommairement animés par Borowczyk. Une ligne très claire, très simple, enfantine. Reprenant un peu le même principe que pour Encyclopédie de Grand'Maman, un même personnage s'anime en fonction des mots à définir qui s'affichent à l'écran : animation, brio, confusion, waterproof, xylophone... parfois littéralement, parfois de manière surprenante et détournée (une mariée pour "dégénérescence" par exemple).

On trouve beaucoup d'humour dans cet exercice minimaliste : l'homme perd sa tête au profit d'un képi pour définir ce mot, le terme mariage qui se résume à un « ah non, non... » On est bien dans l'ère du temps, dans ces années contestataires qui annoncent Mai-68. Beaucoup de poésie aussi : des yeux qui apparaissent tandis qu'un air de musique classique s'élève, l'écoute et la beauté provoquant un nouveau regard sur le monde ; pour le suicide, un pistolet qui tire et un sourire épanoui sur le visage ; pour la mort, du gazon qui pousse sur une tombe puis sur la tête du personnage, ce qui provoque l'un des seuls éclats de couleur du film ; pour l'univers, la multiplication à l'infini du même personnage... Cette poésie et cet humour, on les retrouve dans le travail sonore effectué par le Groupe de Recherche Musicales de l'O.R.T.F. Là encore sous la direction de Bernard Parmegiani.


Rosalie (1966, 14 min 31)

Adapté de la nouvelle Rosalie prudent de Guy de Maupassant, ce court métrage témoigne du goût prononcé de Borowczyk pour la littérature classique. C'est un film sur la solitude et la tristesse, sentimental, émouvant et profond, très caractéristique de son état d'esprit depuis Renaissance. Borowczyk en quittant les Cinéastes associés peut revenir à la prise de vues réelle qu'il mixe ici avec quelques animations d'objets. Un travail très proche de celui que développera Jan Svankmajer, qui vient d'ailleurs de réaliser ses premiers films d'animation. Si l'on évoque depuis le début de ce dossier l'influence qu'a pu avoir Borowczyk sur d'autres artistes, lui-même se gardait bien de se présenter comme un inventeur de formes. Pour lui, toutes les techniques ont déjà été expérimentées et il ne fait que se les approprier.

L'histoire est celle de Rosalie (Ligia Branice), une bonne chez les époux Varambot, devenue grosse à l'insu de ses maîtres et qui tua pendant la nuit son enfant nouveau-né avant de l'enterrer dans le jardin. Face caméra, Rosalie raconte sa version des faits tandis que des pièces à conviction défilent à l'écran, ponctuant son exposé presque clinique : la photo de l'amant, un oreiller maculé de sang, une pelle, un petit paquet. Derrière elle, un fond blanc éclatant. Sa robe est blanche elle aussi et seul ressort son visage couvert de larmes. Nous sommes dans la position des jurés recevant son témoignage et l'on ne peut que s'émouvoir de l'histoire de cette pauvre fille séduite par un beau militaire qui profite d'elle avant de l'abandonner à son sort. Tandis qu'elle parle, des plans très courts, parfois des flash, sur les objets surgissent. Ces irruptions, en fonction de leurs longueurs traduisent des émotions variées : l'amour, la colère, le désespoir, les remords... Plus que la parole, ce sont ces images qui nous plongent dans l'intériorité de Rosalie. Son visage quant à lui s'efface peu à peu, emporté par la blancheur.

Les objets changent aussi en fonction des pensées de Rosalie : le sang disparaît de l'oreiller qui retrouve sa blancheur virginale, la trousse de la sage-femme s'évanouit pour laisser place à un banc vide, comme un mauvais souvenir que l'on efface. Le procédé, très simple, épuré, est d'une redoutable efficacité. L'intelligence du montage des plans de coupe, leur manipulation par l'animation... tout ici se raconte en images et l'on pourrait sans peine se passer de la parole pour comprendre la souffrance de cette femme. Si c'est le grand Yann Le Masson qui photographie le film, c'est bien Borowczyk qui impose ses vues, qui la pousse vers cette blancheur éclatante, bousculant les habitudes du chef opérateur. Même lorsqu'il passera au long métrage en prises de vues réelles, Borowczyk continuera à déterminer lui-même la lumière, les cadres et son chef opérateur attitré Guy Durban se pliera à ses exigences et à sa conception de l'image.

On voit Borowczyk dans ce très beau film prendre le parti des femmes et il ne cessera de raconter dans ses futures réalisations les destins tragiques d'autre figures féminines brisées, détruites par les hommes, la société et la morale. Il convient de resituer le film dans son époque - il est interdit en salle au moins de dix-huit ans - pour en mesurer l'audace. Ce qui ne l'empêche pas de remporter l'Ours d'argent au Festival de Berlin.


Diptyque (1967, 8 min 17)

Étrange objet que ce Diptyque, film double qui fait coexister deux films a priori antinomiques : un premier en noir et blanc sur un vieux paysan et un second en couleur jouant sur une imagerie mièvre. Borowczyk souhaite au départ tourner un film sur Léon Boyer, un paysan bientôt centenaire. Il veut filmer ce qui va bientôt disparaître (à l'image de cette voiture 1900 que le vieil homme continue de conduire), une obsession pour le passé qui s'efface qui revient si souvent dans ses courts métrages. Il filme une journée de sa vie dans un noir et blanc magnifiquement contrasté signé Guy Durban. Léon bêche le sol, nettoie ses outils, relève un piège à lapin, s'occupe de ses poules avant de partir au volant de sa voiture pour faire quelques kilomètres jusqu'à la ville. Borowczyk espérait pouvoir faire parler le vieil homme, mais il a affaire à un homme de la terre, à un taiseux et son projet tombe rapidement à l'eau. Il a alors l'étrange idée d'un contrepoint, d'une deuxième partie sur une chanson de Tino Rossi, La Romance de Nadir, accompagnée d'images en couleur de chatons et de compositions florales. Si l'on doit avouer que la finalité de l'exercice nous échappe, on peut tout de même concéder à Borowczyk qu'en terme de contrepoint, il se pose là.

Gavotte (1967, 10 min 15)

Après qu'on lui a retiré les deux seuls fauteuils de la pièce, un nain se bat pour garder sa place sur un banc clos. Il en vient aux mains avec un autre nain qu'il enferme dans le coffre. Même si Borowczyk explique que le morceau de Rameau qui s'étend sur toute la longueur du film lui a inspiré une fable sur la lutte de pouvoir, la symbolique n'est pas évidente à saisir. On comprend que Borowczyk ait voulu rendre hommage au cinéma burlesque, lui qui tenait Chaplin et Keaton comme les plus grands génies du 7ème art avec Eisenstein. Mais il faut bien avouer que le montage manque de rythme, que la chorégraphie n'est guère inventive et qu'au final ces dix minutes de comédie paraissent durer une éternité.

Le Phonographe (1969, 5 min 26)

Ce petit film sur un phonographe témoigne là encore de la passion de Borowczyk pour les objets, les mécanismes, les rouages. Le phonographe entre en action et Borowczyk nous invite à découvrir de façon presque sensuelle les secrets de l'appareil. Il s'approche très près, nous faisant sentir les textures, caressant le bois de l'appareil, révélant les précieux engrenages, suivant la course de la pointe sur la bobine, le tout au son d'une valse grésillante et sous le regard ravi d'une enfant dont la photo orne le mur. Le tout est en prises de vues réelles, sans trucage, mais Borowczyk utilise ensuite l'animation image par image pour rendre vivant l'appareil qui se charge et se prépare de lui-même. Le film devient une réflexion mélancolique sur le temps qui passe lorsque les cylindres de cire se retrouvent abîmés, détruits, et que le portrait de la jeune fille qui accompagnait la musique ne se retrouve lui aussi brisé. Cette réflexion se double d'une critique de l'ordre et de la guerre, la phase de destruction se déroulant au rythme des trompettes de l'armée, de la Marseillaise et d'un discours militaire. En revenant à la chair de son cinéma - les objets, les textures, l'animation de l'inanimé - Borowczyk retrouve son inspiration après deux courts métrages décevants.


L'Amour monstre de tous les temps (1978, 9 min 13)

Dans ce film, Borowczyk saisit le peintre surréaliste serbe Ljuba au travail. Il filme lui-même en 16mm et sa caméra s'approche au plus près de la palette, de la toile, des mains de l'artiste. La matière avant tout. Avant même les tableaux que l'on explore seulement dans un deuxième temps. Des détails à l'ensemble, patiemment. Borowczyk filme l'artiste de la même manière, par petites touches impressionnistes : sa nuque, sa bouche, un morceau de visage, ses mains. Accompagné par l'ouverture de Tannhäuser de Wagner, on plonge dans l'univers d'un artiste dont les peintures évoquant un désir mâtiné de crainte et de mystère ne sont pas sans évoquer certaines images tournées par Borowczyk lui-même.


Scherzo infernal (1984, 5 min 02)

Il s'agit du dernier court métrage d'animation réalisé par Borowczyk. Comme pour boucler la boucle, on retrouve Anatole Dauman à la production ainsi que le musicien Bernard Parmegiani dont la composition électronique accompagne la voix d'Yves Robert qui nous raconte une fable dans laquelle un ange s'éprend d'un démon. Elle se nomme Puera, lui s'appelle Mastro. Lui vit au fin fond de la Terre, dernier né d'une famille de démons où chacun a son métier : le pornographe, le violeur, l'assassin, le voleur, le bureaucrate, le nécrophile... c'est au tour de Mastro de choisir son métier et il veut faire aviateur. Purea arrive aussi à l'âge où il lui faut choisir une profession et, au grand dam de son père, elle souhaite se consacrer à la prostitution. Dieu lui promet l'Enfer et elle de s'en réjouir, avouant n'aspirer qu'à cela. Mastro et Puera étaient faits pour se rencontrer et c'est ce qui forcément advient, le fruit de leurs étreintes n'étant autre que l'espèce humaine. En retournant les motifs de l'Enfer et du Paradis, Borowczyk nous offre une petite fable gentiment grivoise qui voit dans l'humanité un mélange intimement lié d'ange et de démon. L'homme qui rêve aussi bien des cieux comme Mastro que de chair comme Puera, qui se partage entre le trivial et le spirituel. Le Scherzo est à l'origine une composition de caractère plaisant ou divertissant, mais chez Brückner ou Prokofiev il revêt un caractère infernal et morbide. Borowczyk joue sur cette double approche avec cette sympathique gaudriole. Si pour ses adieux à l'animation on ne peut pas dire que ce court soit formellement le plus inventif de sa carrière, l'humour du commentaire et la fraîcheur de l'ensemble font mouche.


(1) Pour en savoir plus sur l'école polonaise d'affichistes : graphiste-webdesigner.fr/design_graphique/graphisme-polonais-du-xxe-siecle-a-nos-jours/

Par Olivier Bitoun - le 23 février 2017