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Interviews

Depuis son retour remarqué en 2015, Le Chat qui fume s'est rapidement imposé comme un acteur dynamique et novateur du paysage vidéographique français, pas seulement pour le succès de ses belles éditions autour du cinéma de genre ou son émancipation des modes de vente traditionnels, mais aussi par un effort soutenu pour le retour en grâce d'un certain cinéma (français) mal aimé et parfois oublié. L'éditeur passionné assume désormais ses multiples casquettes et poursuit vaillamment son chemin, en nous livrant aujourd'hui quelques secrets de coulisse...

DVDClassik : Vous vous êtes lancés dans la restauration de films quelques années à peine après avoir redémarré votre activité. Cette étape était-elle déjà dans votre esprit ou est-ce un simple concours de circonstances ?

Le chat qui fume : Le Venin de la peur nous a fait redémarrer après 3 ans de pause. L’équipe du CNC qui s’occupe des aides à la vidéo avait changé et, heureusement pour nous, aidait un peu plus les petites structures ayant un catalogue un peu différent, comme le nôtre. C’était donc le bon moment pour revenir d’entre les morts, car nous n’avions pas grand-chose comme aides, auparavant. Presque deux ans après Le Venin de la peur, nous discutons avec Federico Caddeo qui produit nos bonus en Italie, pour Freak-O-Rama. C'est le meilleur, il travaille pour les Américains de Blue Underground, les Anglais d'Arrow... Je le connais depuis très longtemps, bien avant la création du Chat qui fume, lorsque j'avais produit une interview de Franca Stoppi pour Neo Publishing dont il avait assuré la traduction. Federico était en train de travailler avec les Allemands de Camera Obscura sur l’idée d’acheter les droits de 3615 code Père Noël de René Manzor. Nous en parlons avec eux, mais ils avaient peur qu'on leur vole l'idée. Or nous sommes assez droits, et on n'allait pas les doubler, même si je savais trouver René Manzor, etc. On en a donc discuté tranquillement. Je savais qu'ils faisaient des restaurations, qu’ils étaient très bons dans ce domaine, et nous nous sommes finalement mis d'accord pour restaurer le film ensemble. En fait, même si ce sont surtout eux qui l'ont réalisé techniquement, nous nous sommes dit que c'était marrant à refaire. En fait, nous aimons la technique. Nous savons encoder un film, faire des sous-titres, etc. Restaurer est un travail laborieux mais, en même temps, c'est génial de faire éclore un film à nouveau. Faire des DVD en envoyant tout le matériel dans des laboratoires qui gèrent tout, ce n'est finalement pas si compliqué. Nous gérons beaucoup de choses nous-mêmes, car nous aimons tout maîtriser, mais cela prend beaucoup de temps et d'énergie. Et nous avons parfois envie de trouver de nouvelles choses à faire pour épicer notre passion. Nous avons donc restauré 3615 code Père Noël, cela s'est très bien passé avec TF1 Droits Audiovisuels, René Manzor, le laboratoire Eclair et Camera Obscura. C'est une très belle édition, très complète. On s'est dit que c'était une bonne idée de continuer dans les films français un peu perdus et oubliés. Trouver des droits de films à restaurer en Italie, c'est plus compliqué qu'en France car, ici, nous savons où sont les informations, à qui appartiennent les films, notamment grâce aux registres du RCA au CNC, où tout contrat signé sur un film est archivé.


3615 code Père Noël de René Manzor

C'est de cette façon que vous avez établi une liste de films, de coups de coeur, que vous souhaitiez éditer ?

Non, c'est d'abord parti avec La Rose écorchée, un film dont on discutait souvent avec mon associé Philippe Blanc. J'ai fait ma recherche grâce au RCA et j'ai pu trouver le nom de la société qui en détenait les droits, Family Films. Ils ont un catalogue en ligne et gèrent différents ayants droits. Nous sommes donc allés les voir pour acquérir La Rose écorchée, uniquement pour les droits d'exploitation en vidéo et pour une durée limitée. Comme ils ne possédaient pas de master, nous leur avons proposé de restaurer le film.

Et comment négociez-vous les droits de la restauration ? Parce que vous faites leur travail, en somme...

Nous nous sommes améliorés depuis, dans le sens où nous avons juste négocié la piste anglaise et les sous-titres anglais. En clair, nous leur donnons le master final Blu-ray et UHD mais, en contrepartie, ils nous offraient les droits de la piste anglaise et des sous-titres anglais. C'est un peu un échange. Cela nous assurait des ventes à l'étranger qui pouvaient également payer un peu des frais de restauration.


La Saignée de Claude Mulot

Ils vous ont fait un prix ?

Non, mais nous savons maintenant que nous pouvons le demander. (Rires) À l'époque, nous ne le savions pas, on tâtonnait. Mais nous avons appris depuis, et très vite. Nous nous sommes donc lancés sur La Rose écorchée, avons écrit au laboratoire Eclair qui stockait le matériel du film. Nous n'avons pas fait intégralement cette restauration nous-mêmes puisque le film a été scanné chez Eclair en 4K puis envoyé chez les Allemands de Lucertola Media, une société de postproduction qui travaille beaucoup avec Camera Obscura et qui connaît bien le cinéma bis - ils savent conserver cette espèce de patine à l'étalonnage. Simultanément, nous avons commencé à apprendre les techniques de restauration numérique en étudiant le logiciel Diamant, dans l'idée d'effectuer les travaux nous-mêmes. Au final, ce projet de La Rose écorchée s'est bien passé et nous a paru suffisamment intéressant pour nous donner envie de renouveler l'expérience avec un autre film français. Nous avons alors eu l'idée de La Saignée et avons remonté la piste des droits avec le RCA.

La Rose écorchée et La Saignée sont des films que vous connaissiez avant, que vous aviez déjà vus ?

Bien sûr ! Parfois nous cherchons, nous tirons des fils en se demandant où se trouve un film. On se rend compte qu'on peut l'avoir facilement. Enfin, facilement, pas tant que ça, car La Saignée appartenait au caméraman du film, Jacques Assuérus, qui l'avait racheté à l'époque... Il a fallu chercher sur Internet, retrouver ce monsieur qui avait quitté le cinéma depuis des années, qui avait depuis une maison d'hôtes... et lui téléphoner. Il a été très surpris et nous a beaucoup aidés. C’est une personne adorable qui était aussi caméraman sur La Traque de Serge Leroy. Dans les bonus des films de Claude Mulot, il raconte qu’il a filmé tout ce film caméra à l’épaule. Incroyable pour l’époque.


La Traque de Serge Leroy

Il possède donc toujours les droits, vous achetez les droits d'exploitation en vidéo pendant 3 ou 5 ans, et il gérera plus tard les diffusions TV ou autre...

Non, il ne le fera pas, c'est un vieux monsieur et ce n'est pas son métier...

Cela veut dire que le film ne passera pas à la télévision...

Il y a peu de chances.

Pourquoi ne gérez-vous pas cela vous-mêmes ?

Nous n'y pensions pas, à l'époque. Et nous n'avons pas le temps ni les contacts.

Pour l'instant ! Mais le jour où vous aurez constitué un petit catalogue...

Ah, mais ça, nous allons nous y mettre, c'est une évidence ! Donc, nous avons géré nous-mêmes la restauration de La Saignée. Nous avons acheté du matériel, le logiciel Diamant qui coûte 18 000 €. Le scan 2K effectué chez Eclair, et l'étalonnage grâce à notre collaborateur attitré Mathieu Peteul.

Et pour le son ?

Lorsqu'on retrouve les éléments, les bobines image sont séparées des bandes-son. Si le son est sur la pellicule, ce n'est pas un négatif, mais une copie positive qui a tourné en salle. Nous travaillons donc souvent à partir des bandes magnétiques, lorsqu'elles sont disponibles. Elles sont alors scannées chez Eclair. On peut trouver différents sons, la piste "négatif son" qui n'est souvent pas très bonne et a parfois pris un petit coup de vieux, ou la piste magnétique qui est bien meilleure et ne demande que peu de restauration, enfin la plupart du temps. Le mixage sonore d’un film des années 70 comprend normalement trois pistes (ou plus, maintenant) : voix, effets et musique. Lorsqu'on peut récupérer ce mixage magnétique, nous sommes contents. Sinon nous nous contentons du mixage d’origine en magnétique. Ce qui est déjà pas mal.


Les Week-ends maléfiques du compte Zaroff de Michel Lemoine

Il n'y a pas d'étape de nettoyage ?

Ce n'est pas utile par moment. Les éléments ne sont pas si dégradés et les budgets de l’époque ne permettaient pas une bande-son très détaillée. Certains programmes peuvent atténuer certains scratches, le souffle. Par exemple, sur Les Week-ends maléfiques du comte Zaroff, la piste française issue du négatif son était très abîmée. Nous avons essayé de la réparer numériquement mais elle ne sera pas parfaite à 100 %. Quand Eclair scanne la piste magnétique, on y touche assez peu car elle est souvent de bonne qualité. Lorsqu'on n'a pas cette piste magnétique sous la main, ce qui peut toujours arriver, on se reporte sur le négatif son qui est malheureusement de moins bonne qualité. Eclair le scanne et nous le corrigeons ensuite, nous-mêmes. Cela ne nous est arrivé que sur Zaroff. Après cela dépend des films bien sûr. Tout n’est pas gravé dans le marbre, il faut savoir régulièrement s’adapter.

Lorsque vous récupérez les droits, l'accès au matériel se fait uniquement via les laboratoires.

Oui. Les ayants droits ne gardent pas les négatifs dans leur cave, les sociétés les déposaient dans les laboratoires. Nous ne sortons pas un négatif du labo car c'est trop fragile. Eclair nous envoie le catalogage de ce qu'ils ont en stock, sachant que nous demandons tout. La plupart des sociétés qui souhaitent restaurer un film demandent le plus souvent le film, des pistes son et éventuellement une bande-annonce. Nous demandons l'intégralité des éléments, la liste peut parfois être longue. Nous avions par exemple 250 éléments différents pour Bayan Ko. Un négatif, c'est 6 ou 7 bobines et donc 6 ou 8 éléments. Et vous trouvez de tout, les internégatifs, les positifs, diverses pistes son, la bande-annonce. Il faut creuser et tout analyser.



Les Week-ends maléfiques du compte Zaroff de Michel Lemoine

Et dans ces cas-là, vous ne scannez pas tout...

Non ! Mais la liste nous permet déjà de prendre le pouls, de humer l'ambiance. Pour Les Week-ends maléfiques du comte Zaroff, nous avions 5 ou 6 bobines bizarres, pas annotées, avec des négatifs, du son, on ne savait pas trop ce qu'il y avait dessus. Nous sommes allés sur place, chez Eclair, et avons vu des bouts de trucs, rien de vraiment clair, il manquait des choses. Nous avons demandé de tout scanner et nous avons finalement retrouvé pas loin de 20 minutes de scènes inédites, certaines sans le son car c'était souvent post-synchronisé. Elles seront toutes présentées en bonus. Nous avons mis la main sur des chutes de pellicule, des photogrammes coupés avant ou après les points de montage, où l'on peut parfois apercevoir le clapman qui se retire. Ce sera aussi un supplément. Et nous avons aussi retrouvé 7 minutes de prises alternatives, des scènes filmées depuis un second axe. Un vrai trésor pour nous. Quand nous recevons les disques durs contenant tous les fichiers, c’est comme ouvrir un cadeau à Noël. C’est un plaisir incroyable.

Avez-vous retrouvé des membres de l'équipe ?

Michel Lemoine est mort en 2013. Mais Robert de Laroche, l’acteur du film qui était aussi assistant-réalisateur, était ravi de revoir une scène disparue, longtemps fantasmée, qu'il avait tournée avec la superbe Nathalie Zeiger. Nous avons aussi retrouvé la fameuse scène du meurtre du tournevis dans le vagin, scène qui je crois a été tournée plus tard : son film s'appelait 7 femmes pour un sadique, et il manquait visiblement une mise à mort...

Comment pouvez-vous savoir cela ?

Le fondateur de la maison d'édition Mondo Macabro, Pete Tombs, qui adore le film, nous a expliqué que cette scène était incluse dans une VHS sortie en Australie, à l'époque. Il possédait la cassette, mais l'avait ensuite perdue. Nous avons retrouvé le négatif de tous les plans et le montage complet de la scène. On peut donc parfois tomber sur ce genre de chose, mais c'est vraiment du hasard. Ceux qui achèteront notre édition de Zaroff auront tout.

D'où est venu le projet Bayan Ko, de Lino Brocka, que vous avez annoncé ?

Quand nous avons commencé à travailler sur Zaroff, nous étions en même temps en train d'acheter Les Loulous, un petit film français perdu de Patrick Cabouat, à un ami ayant droit avec qui nous travaillons souvent mais qui ne pouvait nous le faire visionner. Nous trouvons dans notre réseau quelqu'un qui peut nous fournir une copie, sans doute enregistrée à partir d'une VHS, limite en noir & blanc. Je le visionne un soir, je trouve ça vraiment bon, totalement à part, on se lance. Comme nous lui proposons de restaurer le film, l'ayant droit nous fait un prix. J'ai pu retrouver le réalisateur Patrick Cabouat sur Facebook et les ai mis en contact afin qu'ils gèrent ensemble les questions contractuelles, les droits d'auteur. Les Loulous était produit par Stephan Films, détenu par Véra Belmont, réalisatrice (Milena...) et productrice (Un condé, La Guerre du feu, Farinelli...). Véra Belmont avait produit pas mal de petits films dans les années 70, comme L'Enfance nue, le premier film de Maurice Pialat, et Les Loulous, ce tout petit film perdu. Au Chat qui fume, nous suivons toujours les pelotes, nous aimons remonter le fil. Nous savions que Stephan Films avait produit Bayan Ko et que les droits existaient quelque part. La rencontre avec Caroline Paulvé au Festival Lumière de Lyon, fin 2019, a accéléré les choses. Elle gère des catalogues de films pour des ayants droits. Elle avait racheté le catalogue Stephan Films quelques années auparavant et, lorsqu'elle nous montre ses listes, nous y trouvons Bayan Ko. Nous connaissions surtout Lino Brocka mais avions entendu parler du film, sans l'avoir vu.


Bayan Ko de Lino Brocka

Vous passez un peu à une étape supérieure, non ?

Après nous être fait la main sur la restauration de petits films, nous avons commencé à avoir plus d'assurance, plus de confiance, au point d'avoir envie de monter en gamme et de nous essayer à de plus gros films, tout aussi intéressants, mais plus difficiles à travailler car apportant aussi son lot de stress. Pour Possession de Zulawski, il y a plus de stress que sur Les Loulous ! (Rires) Le public t'attend davantage au tournant. En tant qu'éditeur, nous savons très bien qu'en sortant L'Assassin a réservé 9 fauteuils, personne ne viendra t'ennuyer. Par contre, pour un gros titre, tout le monde te cassera les pieds. Si tu sors Maniac, que tu ne fais pas une belle jaquette, ou ci ou ça, 40 000 râleurs viendront se plaindre, même s'ils n'ont pas l'intention de l'acheter. Tu sors un petit film de Jess Franco, c'est l'exact opposé. Les infos sur les films plus connus se diffusent davantage alors qu'au final on vend aussi bien un Jess Franco que Halloween 3. Ce n'est pas le même public. Celui de Halloween 3 est un public de fans qui aime les gros titres connus (Candyman, Le Retour des morts-vivants, etc.). Ils ne vont pas forcément sur les petits films moins connus qui sont pour les vrais fans de ce cinéma-là.


Possession d'Andrzej Żuławski

Et vous vous attaquez donc à un gros film avec Possession...

Nous sommes en partenariat avec TF1 Droits Audiovisuels, qui a décidé de ralentir un peu son activité vidéo et vend désormais certains titres de son catalogue à d'autres éditeurs, comme Coin de Mire. Ils ont très bien compris ce qu'était devenu le marché actuel, qu'ils ne pourraient plus tout faire, et que déléguer leurs titres à des passionnés était tout aussi valorisant. Cela fait vivre leur fonds, les films sont bien présentés... C’est une très bonne idée en somme. Nous travaillons ensemble sur la fabrication du master et avons acquis à un prix un peu plus bas que d'habitude les droits vidéo pour quelques années. Ils vérifient bien sûr ce master à 100 %, c'est normal, c'est leur film. Le dernier master, fabriqué en 2008, fut étalonné par Zulawski d'une manière très différente de la photographie d'origine (conçue par Bruno Nuytten). Nous nous sommes mis d'accord avec TF1 DA pour retourner à la photographie originale grâce à une copie 35mm d'époque, validée par Zulawski. Le rendu est désormais plus froid, plus bleuté, un peu différent du master de 2008 par moment. Ce fut un long processus. Le film a été scanné par les équipes de VDM sur un scanner très performant, le Lasergraphic 10K. Un scanner pouvant donc scanner en 10K. C’est fou.

Préparation du scan 5K de Possession au laboratoire VDM :

TF1 DA a mis tous les éléments du film à notre disposition, nous avons vérifié toutes les bobines. Et, là aussi, nous avons repéré une ou deux boîtes un peu bizarres. Nous avons découvert 3 min 30 de plans qui n'existaient pas dans le film, avec piste anglaise et doublage français. Nous avons compris plus tard qu'ils étaient inclus dans une version plus longue que Zulawski avait décidé de raccourcir à quelques semaines de la sortie. Ces plans n'ont jamais été vus et feront partie des suppléments de notre édition. C'est vraiment pour cela que l'on aime bien creuser. Il y a un an, nous avons fait scanner un certain nombre de films comme Bacchanales sexuelles de Jean Rollin, Clash de Raphaël Delpard, Les Loulous, Zaroff, ainsi que d'autres titres que nous n'avons pas encore annoncés. Chaque film à restaurer est à lui seul une aventure. Pour Clash, il n'y avait strictement rien à part la bande-annonce. Il n'y avait qu'un négatif en mauvais état pour Les Loulous, et quasiment rien d'autre. Pour Bacchanales sexuelles, il n'y avait qu'une piste française, même pas une bande-annonce.

Cela dépend : lorsque nous avons scanné un film de Ruggero Deodato, nous avons trouvé quinze minutes de scènes pornographiques en plus qui servaient à "caviarder" le film pour les salles porno. Pour Bayan Ko, nous nous sommes retrouvés avec 20 ou 30 bobines supplémentaires, des chutes, des doubles, on ne comprenait pas ce que c'était. Le film a été tourné aux Philippines, sous la dictature de Ferdinand Marcos. Il y a sans doute été monté ou pré-monté. Nous nous sommes demandé si les boîtes que nous avions récupérées ne contenaient pas carrément les rushes du tournage. En les ouvrant, on a constaté qu'il n'y avait pas seulement des éléments de tirage, mais beaucoup de copies et d'éléments qui n'étaient pas dans le film. Les boîtes contenaient parfois 5 rouleaux, ou plusieurs bobines mélangées, enroulées en même temps. Ils ont sûrement mélangé le négatif avec ces bobines inutiles, une astuce pour sortir le film en douce sans être repéré par la douane. Mais nous n'avons finalement pas trouvé de trésor... Parfois nous rêvons sur des scènes inédites et au final il n'y a rien.

C'est quand même une superbe opportunité de pouvoir ressusciter un film pareil. C'était stocké dans un entrepôt français ?

Oui, chez LTC. Il y a deux gros lieux de stockage en France, LTC et Eclair. Quand le laboratoire GTC a fermé, il y a un peu plus de dix ans, les stocks ont été séparés en deux. On va dire qu'Eclair s'occupe de "gros" films et qu'il y a chez LTC des films un peu plus petits et un peu plus rares.

Vous aviez déjà vu Bayan Ko ?

Non. Nous l'avons découvert "en pirate", dans une sale copie, avant de signer. Pas le choix. Nous avons trouvé le film vraiment génial, il fallait vraiment qu'on le sorte.

C'est un choix de sortie très intéressant. C'est comme une étape éditoriale pour vous, qui exhumez une oeuvre d'auteur, méconnue, à potentiel mondial... Plus seulement du film italien ou du cinéma bis français... Vous allez sans doute toucher un public différent, plus large.

Au début du Chat qui fume, nous avons fait du DVD pendant 5 ans. Nous avons toujours mélangé les genres, du Jean-Marie Pallardy, du Carnival of Souls, Hard, Forbidden Zone, de la blaxploitation, des documentaires... Nous aimons à peu près tous les genres et nous sortons ce que nous aimons. Après une pause, nous sommes revenus. Comme les prix avaient baissé pour le cinéma italien, qui est plutôt notre came on va dire, nous sommes partis là-dedans. Mais comme nous aimons tous les cinémas, nous avons aussi sorti du cinéma américain, anglais, allemand avec Laurin, etc. Nous avons essayé de faire d'autres choses, du cinéma japonais avec Majin... Le cinéma français est venu aussi comme ça. On le voyait dans le temps en cassettes vidéo et nous avions envie de montrer qu'on faisait aussi des films intéressants en France. Pas incroyables, car il y a toujours des défauts, on ne va pas dire que Clash ou Zaroff sont des chefs-d'oeuvre absolus, mais ils sont intéressants à voir. C'est une partie de notre histoire totalement oubliée. Je crois qu'à partir du moment où on a créé les César en 1976, on a mis sous le tapis tout un pan du cinéma français qui ne bénéficiera jamais des aides à la restauration du CNC. C'est quand même dommage. En France, nous avons honte du cinéma d'exploitation qui pourtant marche vraiment, adoré partout, limite célébré aux États-Unis. Quentin Tarantino parle de ces films à longueur de journée. Mais quand il s'agit de montrer l'équivalent français, alors là non, c'est de la merde. La presse le dénigre, on parle de nanar, c'est limite vulgaire de les aimer. Par contre quand Tarantino réalise un film, tu trouves tout un tas de papiers dans la grande presse pour parler des films d’exploitation qu'il pompe. Donc je suis content quand deux personnes disent sur le forum de DVDClassik avoir beaucoup aimé La Nuit de la mort, par exemple. C'était aussi l'envie de sauvegarder des films qui vont finir par disparaître. S'il y a un public pour ce cinéma, il faut essayer de les sortir. Éditer du Lino Brocka ou du Jean Rollin, pour nous c'est la même chose. Ce qui compte, c'est le plaisir que l'on éprouve en tant que spectateur. Nous sortons les films que nous aimons. Si le public apprécie, nous sommes contents, sinon ce n'est pas grave. On aura au moins proposé quelque chose de différent par rapport à ce que l'on voit d'habitude. C'est facile de sortir Halloween 2 et 3, ou Waxwork. Tu trouves un catalogue, tu trouves les droits, tu achètes et c'est bon, c'est très rapide à faire. Pas simple, mais rapide. C'est plus dur de faire des films un peu plus difficiles comme La Nuit de la mort, Amour et mort dans le jardin des dieux, L'Assassin a réservé 9 fauteuils, Clash ou Zaroff. Là, on ne sait pas comment le public va réagir. Mais ça a marché pour La Saignée ou La Rose écorchée, les gens sont curieux et suivent. Nous cherchons à attiser la curiosité à une époque où tout devient facile, où on trouve les films n'importe où et n'importe comment. Nous avons envie de chercher perpétuellement des choses, au fin fond d'un catalogue ou d'une cave, trouver le petit film un peu "super spécial"...

... À condition qu'il vous plaise. Tout ce qui est "super spécial" ne va pas forcément vous emballer.

Bien sûr que non. J'en ai vu un il n'y a pas longtemps, d'ailleurs, ce n'était pas possible du tout. C’était un érotique, mais tellement mauvais que c’était impossible à montrer sans en avoir honte. Et pourtant c’était avec la sublime Pamela Stanford... Il faut toujours demander aux ayants droits ce qu’ils ont au fond de leur catalogue. Car il y a des titres moins intéressants pour eux, mais qui le sont pour nous. Par exemple, TF1 DA semble posséder les droits de Perversions sexuelles, un film espagnol bien barré des années 70. Comment l’ont-ils eu ? Nous ne le savons pas. Mais nous savions que Mondo Macabro le cherchait depuis 10 ans. Alors nous allons voir si c’est possible de le restaurer.

La "liste cachée" de TF1 DA est une grosse liste ?

Non, mais d'autres ayants droits ont des listes de ce genre, avec des trucs de dingue, des coproductions italiennes. Où sont les masters ? Les droits d'auteur ont-ils été renouvelés ? C'est compliqué si les droits d'auteur ne sont pas cleanés, les sociétés ne vendront pas le film. Mais par exemple, alors que tous les droits des films de Jean Rollin ont été vendus à une société anglaise, Bacchanales sexuelles se trouvait en France dans un catalogue et sous un autre titre. Pourquoi ? Car c’est "un film de Michel Gentil", le pseudo utilisé par Rollin pour des films dont il ne voulait pas assumer la paternité officiellement.




Le Couteau de glace d'Umberto Lenzi

Le Couteau de glace n'est pas un film français. Comment se fait-il que vous le restauriez ?

L'éditeur allemand Camera Obscura voulait le sortir avec nous, à une époque, mais l'ayant droit n'a pas donné suite. Nous nous écrivons beaucoup avec Camera Obscura, un peu tous les jours même, on se partage des informations. Et donc, un jour, je recontacte l'ayant droit et on a fini par signer, cela s'est fait un peu par hasard. Ils ont fait un scan 2K et nous nous sommes occupés de la restauration et de l'étalonnage. Cela coûte cher de restaurer : des films comme Maniac rapportent de l'argent, mais pour d'autres titres on sait que ce sera plus ric-rac. C'est aussi le plaisir de trouver une rareté et de se dire "je sauve un film". Soit nous montrons un inédit en France, comme Le Couteau de glace, soit on défriche avec des films plus rares. La Saignée et La Rose écorchée ont marché, nous sommes contents. On ne se dit pas que tout le monde va aimer, mais le public aura au moins pu voir des films totalement perdus depuis quarante ans.

En plus de ressusciter ces films rares, vous avez réussi à fidéliser un public, notamment via Facebook, et créer un modèle économique viable, alors que le marché de la vidéo ne cesse de s'effondrer. Vous avez gagné une liberté que beaucoup doivent vous envier...

Contrairement à d'autres, nous ne prenons pas les droits TV ou VOD. Nous sommes une petite structure excentrée, avec des gens à droite, à gauche. Mon associé Philippe Blanc vit pas loin de la Suisse, par exemple. Nous sommes entourés d'indépendants passionnés qui travaillent avec nous. Nous n'avons jamais suivi un modèle industriel, nous n'avons un bureau que depuis 4 ans. Rien n'était prémédité. Nous n'avons pas de business plan, nous ne savons pas vraiment combien rapportent nos films. Ce qui compte pour nous, c'est de ne pas être à découvert. (Rires) Nous sortons des films que l'on voudrait voir, avec des bonus qu'on aimerait voir, dans des éditions qu'on aimerait avoir. Sur Facebook, nous parlons au public comme si c'était nous, nous expliquons les choses, les restaurations, les prix des DVD, comment ça marche. Nous trouvons que c'est important. Pas pour les éduquer, mais pour leur donner des pistes sur la réalité de notre travail. En fait, nous utilisons Facebook non pas comme un simple moyen de vendre nos titres, nous ne postons pas 300 messages pour dire "achetez nos titres", mais comme un journal intime où nous parlons de tout ce qui nous plaît ou de ce qui est intéressant. Nous n'avons pas fait d'études de communication. Et nous respectons les acheteurs. Nos éditions ne sont pas bradées rapidement, il faut attendre 1 an pour avoir une réduction de 5 €. Les gens ne se sentent pas floués. Il n'y a pas de soldes chez nous. Les acheteurs sentent que nos éditions sont réalisées par des passionnés. C'est important pour eux et pour nous. Ce sont des passionnés alors il ne faut pas leur parler comme à des porte-monnaie, mais comme à des passionnés.

Comme lorsque vous évoquez l'équilibrage de votre budget, les économies que vous faites en n'ayant pas de distributeur, en évitant les coûts de stockage...

Le modèle de la Fnac, qui prend 50 % de commission, va de toute façon disparaître, inévitablement. C'est l'avenir, c'est ce qui se passe dans le monde entier. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent en France. Il faut quand même dire que quand vous achetez un titre à 20 € dans une grande boutique, 16 € HT donc, l’éditeur touche au final 9 €. Ce n’est rien. On parle de circuits courts un peu partout, il faut acheter chez l’agriculteur du coin. Pourquoi pas son Blu-ray ? Pendant des années Uncut Movies vendait ses produits par correspondance. Nous n’avons rien inventé. Nous avons juste poussé le système un peu plus loin en optimisant notre boutique Internet. Nous vendons ainsi 70 à 80 % de notre stock nous-mêmes.


Le Venin de la peur de Lucio Fulci

Connaissez-vous  d'autres sociétés dans le monde qui fonctionnent comme vous, de manière indépendante ?

Peut-être, mais nous ne connaissons pas les boutiques existantes aux USA. Les sociétés américaines comme Severin ou les Anglais de Mondo Macabro mettent énormément en avant leur site Internet. Attention, nous n’avons rien contre les distributeurs ou les grandes enseignes. Mais c’est juste qu’au bout d’un moment, nous ne voyons pas pourquoi nous touchons si peu alors que nous faisons le plus gros du travail. Et qu’au final, pendant des années, nos produits ne sont même pas en facing, c’est-à-dire avec une mise en avant du boîtier et du visuel. Quand tu travailles 6 mois sur un film et que tu mets 20 minutes pour le trouver dans un rayon, car il est planqué de côté, tu as un peu les boules...

Aujourd'hui, un public semble prêt à aller vers les boutiques des éditeurs indépendants, ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années à peine. Lorsque nous avions interrogé Carlotta sur leur boutique en ligne, en 2011, cela ne marchait pas du tout.

Nous étions encore en Fnac à l'époque du Venin de la peur. L'enseigne en avait pris 1 000 exemplaires en avant-première à 30 € (24 € hors taxes). L'éditeur touche 11/12 € par unité. L'édition se vend bien et, très rapidement, on nous demande un nouveau pressage, 1 000 exemplaires supplémentaires. Quatre mois plus tard, nous recevons un premier paiement du distributeur : 5000 €. Nous avions vendu 1 000 exemplaires à 12 € et nous touchions 5000 €. Parce que 50 % de la somme est gardée pour les retours, inexistants ici puisque tout avait été vendu d’où le repressage. Nous nous sommes demandé pourquoi il fallait continuer à s'embêter pour si peu. On a alors décidé d'arrêter. Nous avions déjà fait des précommandes du Venin de la peur sur notre site, cela avait très bien marché. 270 ventes, je crois. On s'est dit qu'on allait réessayer, et ça a encore marché. Pourquoi continuer à recevoir des paiements échelonnés alors qu'en vendant en circuit fermé, en précommandes, nous ramenons 10 000 euros en un mois, en étant payé à l'instant T ? Pourquoi Amazon paie-t-il en 2 mois alors qu’en sortant dans de grandes enseignes nous sommes payés au bout de 4 ? Nous en avons discuté avec nos collègues éditeurs. Spectrum, une très bonne petite structure, a fait comme nous et il est ravi. Nous le félicitons d’avoir pris ce risque, car c’est un risque malgré tout.


Bayan Ko de Lino Brocka

The Jokers vient de sortir sa version collector 4K de Parasite uniquement sur son site et ça a très bien marché. S'ils avaient sorti ce collector dans les boutiques, ils en auraient peut-être vendu un peu plus, mais en touchant 50 % de moins. Manuel Chiche nous a dit un jour que nous avions un pied dans le futur tout en étant dans le présent, c’était un compliment très sympathique. Mais encore une fois, nous n’avons rien inventé. Avec le support des réseaux sociaux, c'est le moment. Le public va chez Spectrum, Artus, Ecstacy of Films, chez nous ou d'autres éditeurs. Il est composé d'aficionados, des fans de cinéma qui veulent de l'inédit. D'ailleurs après Bayan Ko, un autre inédit de Lino Brocka va peut-être arriver... Carlotta avait sorti des films de Lino Brocka "auteur", nous allons faire davantage du Lino Brocka "gauchiste", si j'ose dire. Bayan Ko est plus politique, plus poussé, plus violent, à la fin c'est du film de genre. Ce qu'il a fait dans les années 80 était très politique, plus frontal. Un peu comme du Tarantino : pendant une heure, on nous raconte une histoire très simple, des personnages qui essaient de surmonter leurs conditions de vie, leurs problèmes, avec une explosion de violence à la fin. Lorsque nous sortons un film, on se renseigne sur tout, nous achetons toutes les éditions disponibles, pour voir un peu ce qui s'est fait à l'étranger, nous achetons beaucoup de lobby cards, des posters. Pas seulement pour enrichir des suppléments, mais pour vivre avec le film.

Donc vous vivez actuellement avec 25 films d'un coup !

Oui (Rires), et j'ai même acheté sur eBay le livre "Bayan Ko" sur la révolution aux Philippines, la libération de Marcos. Pour s'imprégner du sujet et parce que cela nous intéresse. Mais les passionnés sont tous un peu comme ça.


La Traque de Serge Leroy

Avez-vous un réseau d'ayant droits que vous consultez régulièrement ? Qui reviennent vers vous lorsqu'ils ont de nouveaux titres potentiellement intéressants ?

Nous travaillons beaucoup avec certains ayants droits, comme OBfilms. Il me demande un jour ce que je pense d'une liste de 15 titres dont il gère les droits. Je jette un oeil, il y avait dans la liste des films français très rares, mais pas trop de genre. Et, tout à coup, je vois La Traque et son numéro de RCA. Un film que beaucoup cherchent à éditer depuis 10 ou 15 ans, inédit en vidéo depuis plus de 30 ans et l'édition VHS. OBfilms pouvait nous vendre les droits vidéo mais n'était pas mandaté pour la TV, la VOD ou la salle. Le temps de vérifier que les droits étaient clean et nous avons signé. Cela prend quasiment 6 mois quand même, mais c’est un sacré coup de chance. Après il faut retrouver le négatif et savoir si tout est là. Nous gérons la restauration du film à partir des éléments stockés chez LTC. Il y avait là aussi une bobine un peu bizarre, mais elle ne contenait malheureusement rien d'important. VDM a réussi à sauver la piste son magnétique, des débuts de cristaux commençaient à apparaître sur la bobine. C'est un mixage 3 pistes, nous pourrons donc proposer la piste musicale isolée, comme sur Haine et La Saignée. Il y aura des sous-titres anglais. Nous connaissons très bien certains ayants droits qui ont confiance en nous et en qui nous avons confiance. Ils viennent nous voir parfois avec de nouveaux titres.

Avez-vous des retours de vos éditions à l'international ? Sur le nombre de ventes, par exemple, quand l'édition possède des sous-titres anglais.

Le cinéma français est plus apprécié à l'étranger qu'en France. C'est comme d'habitude. La Rose écorchée a bien marché. Le film était sorti en DVD il y a 10 ans chez Mondo Macabro. Pete Tombs est un vrai passionné, une personne adorable et un fin connaisseur du cinéma français le plus obscur. Il a proposé de vendre notre édition de La Rose écorchée sur son site et ça a fait un carton. 270 ventes en 10 jours. Eux-mêmes étaient étonnés. Il y a vraiment un marché à l'étranger, c'est pour cela qu'on pense à la piste anglaise et aux sous-titres anglais. Du coup, on peut se permettre de presser un peu plus d'exemplaires, comme pour La Rose écorchée (1 500), car les 500 en plus paient la restauration. Ce ne sont pas des films qui gagnent beaucoup d'argent, car cela coûte cher à faire, mais ce sont des films auxquels on tient car on les a fait revivre. La Saignée, c'est pareil. Ou un prochain Claude Mulot que nous avons restauré en 4K. On se dit que si nous ne le faisons pas, le film disparaîtra.

Revendez-vous vous-mêmes vos masters à l'étranger, ou sont-ils toujours la propriété de l'ayant droit ?

Tout dépend qui a les droits du master. Dans un contrat, tout doit être négocié. Certains des masters que nous avons restaurés nous appartiennent, comme celui de Zaroff. Bayan Ko sera à nous, ainsi que plusieurs autres films qui n'ont pas encore été annoncés. Donc si Criterion souhaite éditer Bayan Ko, ils devront passer par nous. Ça va être plus dur pour leur vendre Zaroff.

Chacun son tour ! (Rires)

C'est ça. Le master est ce qu'il y a de plus important aujourd'hui. Nous essayons donc de faire attention. Je reviens sur TF1 DA qui sait très bien qu'il était important d'avoir de bons masters pour les diffusions à la télévision. Ils aident des petites sociétés comme Coin de Mire ou Le Chat qui fume et sont de fins connaisseurs en cinéma. Quand ils monnayent les droits à Coin de Mire, cela finance en même temps leur restauration. Quand nous sommes allés voir StudioCanal pour Le Venin de la peur, nous n'étions pas du tout connus et ils ont accepté de nous le vendre. Nous avons trouvé cela très classe de leur part...


Clash de Raphaël Delpard

...Car ils auraient très bien pu refuser. Mais pour ces grosses structures, vendre des droits, c'est d'abord une rentrée d'argent, non ?

Non, ils ne gagnent pas vraiment d'argent là-dessus. La vidéo ne rapporte plus grand-chose. Il faut payer des avocats pour établir des contrats, tout ça... Une vente TV rapporte dix fois plus qu'un contrat vidéo. Mais ça fait vivre le catalogue. Ça donne de la valeur aux titres. Ça les fait connaître et peut intéresser un éditeur à l'étranger pour acheter le titre.

Ils ont fait un geste entre passionnés, alors ?

Le Venin de la peur est un tout petit film de leur catalogue, ils nous ont laissé le prendre. Nous avons fait un bel objet, ils en étaient contents, vraiment heureux, ils se sont peut-être dit "Le Chat qui fume est une bonne boîte". Depuis, nous continuons régulièrement à travailler avec eux. Ils se disent qu'il vaut mieux donner à d'autres structures les films qu'ils ne peuvent sortir eux-mêmes. Et c'est sans doute un peu dans ce sens qu'ils ont créé avec succès la formidable collection de Jean-Baptiste Thoret. Le cinéma de genre, le cinéma plus obscur, a toujours marché et il marchera toujours, c'est comme ça. Il existe encore des gens qui veulent découvrir des films et ne pas rester dans leur ligne de confort. Dès Le Venin de la peur, et même avant, nous avons voulu "contaminer" les autres en essayant de rendre au genre ses lettres de noblesse grâce à de belles éditions, même pour des films considérés mineurs par le public. Un beau packaging interpelle les gens : qu'est-ce que c'est que ce film ? Pourquoi est-il aussi bien présenté ? Peut-être auront-ils un jour envie de tenter l'expérience. Notre but, c'est de "contaminer" le public de cette façon. Un jour, quelqu'un m'a téléphoné et voulait acheter Le Venin de la peur après avoir lu l'article dans les Cahiers du Cinéma. Il ne connaissait pas Fulci. Un fan des Cahiers du Cinéma qui voulait découvrir Lucio Fulci : nous avions réussi notre coup ! Nous ne disons pas qu’il n’existe pas des fans de Fulci qui lisent les Cahiers. Juste que grâce aux Cahiers, qui ouvre de temps en temps ses pages au cinéma de genre, nous avons peut-être contaminé une personne. Nous avons vendu plus de 500 exemplaires en précommandes de Laurin, un film gothique allemand. La moitié du stock : le public a envie de découvrir des films. Faire nos propres restaurations permet de montrer de l'inédit, parfois en première mondiale en HD, comme Bayan Ko. La Saignée est un film que vous ne reverrez sans doute plus en vidéo. Il ne sortira probablement pas à l'étranger, sûrement pas en télévision et en VOD, mais vous l'avez aujourd'hui en Blu-ray. C'est un peu comme une encyclopédie : on a chez soi une partie du cinéma d'exploitation mondial, et aussi français.

C'était notre but et nous allons continuer en restaurant en 4K les six films de Michel Lemoine, le réalisateur des Week-ends maléfiques du comte Zaroff : Les Désaxées, Le Manoir aux louves (aka Les Chiennes), Les Petites saintes y touchent, Les Confidences érotiques d'un lit trop accueillant et Tire pas sur mon collant. C'était avant Emmanuelle, une période bénie. Nous allons tout restaurer en 4K car Lemoine est quelqu'un de vraiment passionnant, pas seulement un réalisateur de films érotiques. Pas juste le réalisateur des Week-ends du comte Zaroff, film totalement bis et nawak de bout en bout. Il y a un peu plus à creuser : il était acteur de théâtre puis de cinéma, il a tourné avec Sacha Guitry et était très proche de lui, il a tourné avec Julien Duvivier et les plus grands du cinéma français des années 50, il est parti en Italie dans les années 60 tourner pour Sergio Sollima, Mario Bava, il a tourné en Espagne pour Jess Franco et en France pour José Bénazéraf. En 1970, il s'est lancé dans la réalisation avec sa femme Janine Reynaud, qui était mannequin. Des films érotiques très sympathiques, pas vulgaires et très pop, un petit peu coquins et libertins, bien filmés et un peu surjoués comme d'habitude à l'époque. Il a fait six films, nous ferons sûrement un coffret. Sa vie est tellement incroyable qu'un livre sortira bientôt. Le propriétaire de la maison d'édition La Tour verte, Robert de Laroche, qui a récemment sorti le livre sur la Continental, était acteur et assistant-réalisateur des Week-ends maléfiques du comte Zaroff, et ami de Michel Lemoine jusqu'à sa mort. Il y a beaucoup de choses à dire. Je suis allé chez Lemoine, il avait des dessins rares de Jean Cocteau, il connaissait tout le milieu du cinéma et de la culture de l'époque. Nous savons que nous ne gagnerons rien dessus, mais nous souhaitons lui rendre hommage. Tous ses films sont déjà sortis auparavant dans des copies franchement mauvaises, mais nous avons quand même retrouvé des scènes inédites. Les Petites saintes y touchent sort en salles en 1974. Il est classé X en 76, lorsque la loi a été promulguée. Tous les films aux titres ambigus, tendancieux ou bizarres sortis depuis deux ans ont été automatiquement classés X. Les Petites saintes y touchent ressort en salle en 1977, coupé de deux scènes, sous le titre Les Femmes désaxées. Nous avons retrouvé ces deux scènes. Elles étaient notées "Viol" et "Ursula", Ursula étant le rôle de Joëlle Cœur qui a totalement disparu du film. Nous avons peut-être retrouvé des scènes inédites des Chiennes, c'est encore à vérifier. C'était un film un peu fantastique à la base, mais le producteur a tout coupé. Nous avons là aussi des bobines un peu mystérieuses qui sont étiquetées "Brouillard", nous allons voir ça...

Vous avez deux autres films qui ont été classés X rétroactivement, en 1976, et qui vous posent problème...

Oui, un de Claude Mulot. Mais aussi Bacchanales sexuelles de Jean Rollin.

N'est-il pas possible de repasser en commission de classification ?

C'est compliqué, il faudrait le ressortir au cinéma et redemander un classement. Cela a donc un coût. En fait, les télés ont une classification, la vidéo n’en a pas, le cinéma à la sienne. Mais cela ne s'est jamais fait de reclasser un film en vue d'une sortie vidéo. Donc un film érotique de 1974, classé X en 1976 au cinéma, peut passer en télé en étant interdit aux moins de 16 ans, mais ne peut pas bénéficier des aides pour une sortie vidéo car il est X et qu’ils se basent sur la classification cinéma. C’est un peu ubuesque et franchement dommage.

D'où vient votre aventure avec Claude Mulot ?

Nous voulions La Rose écorchée depuis très longtemps, on avait même écrit à l'ayant droit de l'époque. Nous avions abandonné, je ne sais plus pourquoi. Nous avons finalement dealé le film il y a quelques années, en repassant par Family Films. Nous nous sommes plongés dans l'histoire de Claude Mulot en revoyant ses films et, en tirant la pelote encore une fois, nous nous sommes aperçus que pas mal d'amis connaissaient des gens qui avaient travaillé sur le film, etc. Tu fais une interview et la personne te donne le contact d'une autre personne, etc. Donc, petit à petit, on parvient à créer des éditions blindées de suppléments et on fait des rencontres, dont Jennifer, la fille de Claude Mulot, qui nous a fourni pas mal d'infos, de photos et de matériel. On continue les recherches et on découvre que les droits d'autres films existent quelque part et sont disponibles... Nous espérons en éditer d'autres, mais ce n'est pas à nous d'en décider.

C'est l'occasion de parler du réseau que vous vous êtes constitué depuis des années.

Il y a cinq ans, nous n'avions pas de réseau. Là aussi ce sont des rencontres, quand tu vas aux Cinglés du Cinéma à Argenteuil, par exemple, dans des festivals. Cela se fait petit à petit, les gens finissent par te contacter, au bout d'un moment... Lorsque nous avons annoncé Bayan Ko sur notre page Facebook, une personne de Mondo Macabro nous a laissé les coordonnées d'un Australien ayant des relais aux Philippines, qui est parvenu à retrouver l'acteur et l'actrice du film. Il va s’occuper d'envoyer une équipe pour nous tourner les suppléments. Ce sont des hasards, comme ça. Et de toute façon, entre petits éditeurs, tout le monde se connaît au bout d'un moment. On se croise au Festival Lumière à Lyon, au Bloody Week-end à Audincourt... Tout le monde se donne des infos ou des coups de main. Nous avons aidé L'Atelier d'Images pour des restaurations, par exemple. Si je peux aider Potemkine ou un autre éditeur demain, je le ferai. Si on ne s'aide pas de temps en temps... Il faut s'amuser !

Beaucoup vous soumettent des titres de films à éditer sur votre page Facebook...

Nous recevons des paquets de listes tous les jours. Nous regardons parfois où se trouvent les titres, nous grattons. Il reste encore plein de perles françaises qui sont perdues, en déshérence, pour lesquelles il faut aller au Tribunal de grande instance. Nous sommes en train de négocier les droits d'auteur pour deux films en ce moment, c'est très long. Car sans droits d'auteur, rien ne sort.

Un film que vous allez sortir ne sera pas proposé en version française pour une question de droits...

Lorsqu'on achète un film, cela ne concerne que les droits de l'oeuvre, le droit d'utiliser le film, pas le reste. L'ayant droit n'est pas obligé de fournir un master, ce n'est pas un package. On peut parfois être obligé d'acheter le matériel en plus, c'est ce que proposent les Américains. Parfois, l'ayant droit n'a rien à fournir, comme pour La Saignée où il n'y avait rien du tout. Nous nous sommes débrouillés nous-mêmes pour fabriquer notre propre master. Il se pose parfois quelques problèmes concernant les doublages qui ont été créés en France. Les grosses structures comme StudioCanal possèdent une majorité des VF de leurs films, car ils ont acquis les droits corporels et incorporels des oeuvres, ils ont tout acheté. Parfois un doublage a été créé pour un film par une société qui existe encore, mais qui n'est pas celle à qui tu achètes le film. Tu dois donc demander cette VF à la boîte en question et ça peut ripper. Nous avons sorti The Klansman, avec Lee Marvin, il y a très longtemps. René Château avait acheté le film après la sortie en salle, la VF existait déjà, mais nous avons quand même cherché à savoir à qui appartenaient les droits du doublage. Il faut faire attention.

Pour Blue Sunshine de Jeff Lieberman, que nous allons éditer en Blu-ray mais aussi en UHD, nous savons que le doublage français va être compliqué à obtenir. Nous avons acheté le scan 4K réalisé sur Arriscan par le réalisateur lui même. Il nous l’a envoyé non restauré et non étalonné, nous allons travailler avec Camera Obscura qui va s’occuper de cette partie. Mais le doublage français appartient à Francis Mischkind, qui l’a sorti au cinéma à l’époque, mais n’était pas sur le DVD déjà édité. Nous allons en discuter avec lui...

Parmi les titres dont vous avez annoncé l'acquisition, nous sommes sans nouvelles de quelques-uns depuis longtemps. Long Week-end de Colin Eggleston ou L'Emmurée vivante de Lucio Fulci, par exemple...

Lorsque nous annonçons un film, la sortie est censée se faire dans les six mois. Mais il y a parfois des aléas. L'Emmurée vivante devait sortir en juin, mais sera sans doute repoussé à septembre car nous avons acheté un documentaire d'1h30 que nous allons ajouter en bonus. Il y a les sous-titrages à faire, cela prend du temps. Long Week-end est normalement prévu pour septembre également, alors que nous avions prévu de le sortir en octobre 2019 à la base. Mais on sortait déjà cinq films au même moment : il faut vérifier les disques, les tester... C'est trop de travail, on ne peut pas tout faire d'un coup. Nous aurons pour ce titre des bonus exclusifs dont l’interview du producteur qui a été réalisée à Paris en décembre 2018. C'est un ami, Éric Peretti, qui l'a contacté pour préparer son bonus et cet homme était justement en vacances sur Paris à Noël avec sa femme. Un bonus rapide à faire et qui ne coûte rien. (Rires) Parfois, sortir un titre prend du temps. Nous ne sommes pas nombreux au Chat qui fume, nous ne pouvons pas tout gérer, cela nous oblige donc à décaler des sorties.

Nous sortirons des films italiens début 2021 alors que nous avons les droits depuis presque deux ans ! Le planning est tellement chargé que, parfois, on ne sait plus où nous pouvons caler un titre. Nous avons acheté beaucoup trop de films, il nous en reste encore une quarantaine à sortir ! Notre planning est plein jusqu'à la fin 2021.

Recevez-vous des aides du CNC ?

Nous passons bientôt devant la commission des aides au programme. Un comité de quinze ou vingt personnes te pose des questions sur ton line-up de sorties, sur 18 mois. Le CNC peut ensuite donner une enveloppe. C'est un moment très stressant.

Quel est le montant de l'enveloppe? 10 000 euros ? 50 000 euros ?

Cela peut aller de 0 à 100 000 euros ou plus, selon le nombre de films qui composent le line-up. Tout est consultable en ligne et il faut aller voir les résultats. Mais on ne sait pas comment cela va se passer à partir de l'an prochain, puisque ces aides vont peut-être disparaître ou être fortement réduites. Ce sont pour l'instant des rumeurs. Même Yann Le Prado, de StudioCanal, s'en inquiétait à Lyon l'an passé. Mais il s’agissait des aides à la restauration et non des aides à la vidéo. Il y a beaucoup d'aides qui sont remises en cause en ce moment. Ça va faire mal.

Pourtant StudioCanal est un géant...

Mais cela coûte cher, une restauration ! Et StudioCanal gère 100 à 200 films à restaurer par an, dont la majorité n'ont pas eu d'aides à la restauration. C'est beaucoup d'argent à sortir pour peut-être très peu de ventes au final. L'éditeur américain Kino Lorber a récemment annoncé qu'il allait sortir une centaine de films StudioCanal. Ils ont sans doute signé un contrat avec eux, et peut-être même participé au financement de certaines restaurations. Le CNC soutenait la restauration mais si, demain, ils arrêtent leur soutien à l'édition vidéo parce que la mode est à la VOD... ce sera le chaos. D'ailleurs, la VOD n'est pas un marché de cinéma. Si je me réfère aux chiffres du CNC, 70 % des spectateurs de VOD sont sur Netflix et 60 % d'entre eux ne regardent que des séries, 20 % les films et 20 % les documentaires... En clair, peu les films. Et sur Netflix, je ne vois pas beaucoup de films de patrimoine. Heureusement qu’il existe entre autres FilmoTV ou MyCanal pour avoir de vieux films à la télé. La télévision classique passe de moins en moins de vieux films. Et il reste le câble. Si StudioCanal restaure son catalogue, c'est plutôt pour passer ses propres films sur MyCanal ou Ciné+, et c'est normal... Donc si demain tu n'as plus vraiment de télévision à qui vendre tes films, à l'exception d'Arte, Orange ou Canal+, et que tu n'as plus de marché vidéo, c'est mort. Les ayants droits arrivent à récupérer un peu d'argent en vendant les droits pour la vidéo. Mais si l'un d'entre eux vient demain nous dire qu'il a un film à faire restaurer, s'il n'y a pas d'aides à la vidéo derrière pour nous aider à supporter un peu tout ça, nous ne le ferons pas. D'ailleurs nous n'achetons plus de films en ce moment parce qu'on ne sait pas ce que cela va donner l'année prochaine. En retirant toutes ces aides demain, cela déséquilibrera tout. Et dans ce cas, quel est l'intérêt pour ces vieux films d'être restaurés ? Personne n'en voudra. La vidéo pouvait permettre de rentabiliser une remasterisation, comme la collection Make My Day ou celle de Coin de Mire, mais sans la sortie en vidéo comment fait-on ? Tu perds la moitié du cinéma français, qui part à la poubelle. Ou alors il sortira à l’étranger et pas chez nous. Ils ne se rendent pas compte de ce qui se passe. Et on va, en parallèle, aider des gens sur Youtube à financer des choses comme cette émission qui part sur des lieux de tournage, genre Indiana Jones, Le Seigneur des Anneaux, etc. Celui qui fait ça organise un crowdfunding et demande 50 000 € par épisode, pour un contenu gratuit sur Youtube ! Et il reçoit des aides du CNC. Nous ne voulons pas passer pour de vieux cons et c’est normal que le CNC aide toutes formes de créations visuelles. Cette émission sera sûrement très bonne vu que la personne qui la présente a du talent. Mais à choisir, nous préférons qu’un jeune découvre un Boisset, un Corneau, un Tarkovski ou un Claude Mulot plutôt qu'un Indiana Jones qui passe régulièrement à la télé. Et le plus amusant ? Le CNC a notamment été créé pour lutter contre l'hégémonie du cinéma américain. Or, on donne de l’argent pour des émissions sur Youtube, tenu par Google, société américaine. On va soutenir Netflix un jour, qui est je crois basé au Luxembourg. Et on pense diminuer les aides à l’édition vidéo qui fait vivre des gens travaillant en France, qui paient leurs impôts en France. Et qui éditent du cinéma qui ne passe pas sur Netflix. C’est un peu bizarre...


Bacchanales sexuelles de Jean Rollin

Et ce n'est pas le CNC tout seul qui trouvera la solution, il faut l'appui des chaînes TV, etc.

Oui, il faut des cases dédiées sur les chaînes TV qui puissent rapporter de l'argent aux ayants droits pour permettre de restaurer d'autres films. Mais si tu coupes tout, c'est fini. L'idée du mécénat pour la restauration de films du patrimoine est intéressante, mais pourquoi cela ne concernerait-il que certains titres désignés par le CNC ? La France est toujours dans cette pensée selon laquelle certains films méritent d'être restaurés quand d'autres peuvent disparaître. C’est pour cela que nous ne demandons pas d’aides à la restauration, car nous savons très bien que nous ne les aurons pas. Et puis de toute façon, nos films passent rarement à la télé. Mais si demain nos acheteurs peuvent bénéficier des ristournes fiscales en nous aidant à restaurer un film d’horreur français... pourquoi pas. Cela reste une oeuvre de notre patrimoine, que l’on aime le film ou pas. Nous ne sommes pas là pour juger, c’est au spectateur de le faire. On a trop voulu guider le spectateur vers le cinéma classique français, nous aimerions le guider vers un autre cinéma français.

Si un distributeur vient vous voir pour sortir un de vos films en salles ?

Cela arrive. Bayan Ko devrait être distribué en salles à la fin de l'année. Nous allons nous ouvrir petit à petit, la salle, la télévision, la VOD... Essayer de vendre les titres dont nous possédons les droits TV ou salle, en plus de la vidéo. Nous espérons que Bayan Ko sera sélectionné à Cannes Classics, nous l'avons proposé. Comme Possession. Cela nous ouvrirait des portes... Sinon, nous pourrons peut-être aller au Festival Lumière, à Lyon.

Mélanger Bayan Ko et du Michel Lemoine ne nous dérange pas. Nous savons bien que ce n'est pas destiné au même public, que certains diront de Bayan Ko que c'est un cinéma d'auteur et de Lemoine que c'est de la merde. Mais pas pour nous. Ce sont deux plaisirs différents, on peut aimer un blockbuster bien débile et un film de Marcel Carné, il n'y a jamais eu de guerre entre les deux. Nous trouvons juste dommage que le cinéma d'auteur soit un peu plus aidé, un peu plus aimé et câliné, par rapport à d'autres cinémas. Je suis de la génération Starfix, qui mélangeait Alain Cavalier avec Tinto Brass, Jackie Chan, un peu tous les genres. Je me souviens d'un article dithyrambique sur Thérèse : c'est ça le cinéma, quelque chose d'un peu plus ouvert. Aujourd'hui, dans le monde, c'est encore plus segmenté et cloisonné qu'avant. Les classiques du cinéma, c'est ceci et pas cela, etc. Des films sont proclamés grands films et sont désormais intouchables. En sortant Possession et des films de Michel Lemoine, nous dressons des passerelles. Si un fan de Zulawski peut découvrir La Saignée ou Clash, nous sommes ravis. Et La Saignée est un très bon film. Quoi qu'on dise sur La Rose écorchée, qui n'a pas été chroniqué sur DVDClassik et c'est dommage (rires), Claude Mulot faisait de très bons films. Quand on pense qu'on a pu faire La Rose écorchée en 1970, en France ! Il faut être fiers de notre cinéma.


La Rose écorchée de Claude Mulot

Aviez-vous contacté Anny Duperey ?

Elle n’aime pas ce film, c'est sa carrière d'avant. Elle fait désormais partie du cinéma français "officiel". Il ne faut pas parler des autres films, du cinéma français honteux. Dans les bonus de La Nuit de la mort, Raphaël Delpard raconte qu'il était très ami avec une comédienne française dont la carrière est passée au stade supérieur grâce à un film qui a fait scandale à Cannes et qui l'a véritablement lancée. Elle ne lui a plus adressé la parole après, elle avait changé de catégorie. Anny Duperey, c'est un peu pareil. Ou Charlotte de Turckheim, qui a pourtant un beau rôle dans La Nuit de la mort. C'est comme ça, en France. Alors qu'à l'étranger, en Angleterre ou aux États-Unis, ils n'ont pas honte de leur cinéma, contrairement à nous. Cela ravive notre côté punk : faire des éditions qui sont plus belles que certains classiques. Notre but est de faire du Jean Rollin, et en plus on en vendra beaucoup plus que votre Godard ! (Rires) Nous continuons parce que nous avons un public qui veut encore découvrir des films. Mais ce sera très compliqué sans aides à l'avenir.

Et vos prochaines sorties ? Du français, de l'italien, de l'américain ?

Un peu de tout, des Italiens des années 60/70 mais aussi beaucoup de Français quand même, six chez TF1 DA. Il y aura tous les Michel Lemoine, dans un an. Nous allons restaurer Les Fauves de Jean-Pierre Daniel, avec Daniel Auteuil (nous espérons qu'il participera aux suppléments). Nous avons reçu le scan 4K des Fauves. Il est superbe ! (voir la bande-annonce ici) Il y a Florent Pagny à poil, Macha Méril et la sublime Gabrielle Lazure ! Paris la nuit, celui des années 80, une flopée de seconds rôles comme Farid Chopel, Jean-François Balmer. La musique est géniale... Beaucoup détestent ce film, moi j'adore ! Ça a un peu vieilli, nous sommes d'accord, mais ce n'est pas un mauvais film. Nous sortirons peut-être un ou deux autres films américains. On n'oublie pas le gros bis qui tache bien après ça, parce qu'il ne faut pas déconner non plus, sinon on va passer pour un éditeur de cinéma d'auteur. (Rires) Nous restons bisseux avant tout ! Et nous sortirons 7 ou 8 Blu-ray UHD. Encore notre but, notre souhait : ces films qui n'ont jamais droit aux honneurs, eh bien nous les sortirons même en UHD ! C'est parti comme ça pour La Rose écorchée. On avait un master 4K, c'était dommage de ne pas faire plus qu'un Blu-ray. Nous nous sommes dit : "On y va ! On gagnera moins d'argent dessus, parce que le pressage coûte plus cher, mais ce n'est pas grave, allons jusqu'au bout de l'idée." C'est pareil pour le prochain Claude Mulot, on le fera en juin, peut-être à 26 ou 27 € pour compenser l'augmentation des coûts. À la sortie de La Rose écorchée, seuls trois réalisateurs français des années 60/70 avaient eu droit à un Blu-ray UHD : Georges Lautner avec Les Tontons flingueurs, Robert Enrico avec Le Vieux fusil... et Claude Mulot avec La Rose écorchée ! Nous en sommes fiers. Et il y aura chez nous Possession, Bayan Ko, Les Week-ends maléfiques du comte Zaroff, Bacchanales sexuelles. Mon associé m'a dit : "Tu crois vraiment qu'on peut faire Zaroff en UHD ?" Et je lui ai dit : "Il faut le faire !" Si ce n'est pas nous, qui le fera ? Il faut s’amuser dans la vie. On ne gagnera pas d'argent avec mais cela vaut la peine de le faire, rien que pour porter ces films, aux yeux du public et de la critique, au même niveau que les autres, voire au-dessus. Il n'y a pas de Godard en UHD, ni de Truffaut, ni de Tavernier. Il n'y a pas tout le cinéma français en UHD, mais il y aura deux Claude Mulot, un Michel Lemoine et un Jean Rollin. Et ça, c’est quand même le pied.


Les fauves de Jean-Louis Daniel

L'UHD de La Rose écorchée s'est-il bien exporté ?

Les Américains sont fous de l'UHD. Le marché de la vidéo remonte grâce à ça, aux États-Unis. En France, tout le monde s'en moque visiblement. Notre édition a été remarquée aux États-Unis, ils étaient très étonnés. Nous avons reçu des messages de remerciements de partout, beaucoup des États-Unis, qui nous félicitaient car ils ne pensaient jamais voir ce genre de film traité ainsi. Certains éditeurs commencent à s'y mettre petit à petit, Blue Underground avec Maniac, Arrow ne devrait sans doute pas tarder pour de gros titres, etc. Notre but était aussi de montrer au CNC que leurs aides servent à quelque chose et que nous jouons le jeu jusqu'au bout. Nous avons osé prendre le pari de la restauration alors que c’est plus simple d’acheter un master clef en main. Nous sommes en 2020. Sortir seulement un DVD n’a plus de sens. C’est plus simple et moins cher, certes, mais c’est faire du surplace. Le but est d’avancer. Ceci dit, si nous étions restés au DVD nous serions peut-être plus riches vu le prix de fabrication du Blu-ray ou de l’UHD.

Vous avez aussi des Mario Bava sur le feu...

Oui... mais nous préférons montrer des titres plus rares, pour l'instant. Nous savions qu'un éditeur finirait par sortir les Bava, ESC en a fait quelques-uns et de belle manière. Nous voulions en sortir au moins un, qui nous plaisait, et finalement nous en ferons deux, ce sera pour septembre. Nous avons déjà commencé à faire les bonus.

Est-ce que les ayant droits vous tiennent au courant lorsqu'un de leur film sort de restauration ?

Certains peuvent vendre un film à l'avance en vue de le restaurer, une sorte de prévente pour financer les travaux. Chats rouges dans un labyrinthe de verre est sorti en Allemagne, en Angleterre et en France à quelques mois d'écart, ce n'est pas un hasard. Et avec trois masters différents, d'ailleurs : chacun l'a fait à sa propre sauce, ce qui est au final complètement débile. On se connaît beaucoup entre petits éditeurs, en France comme à l'étranger, nous partageons les informations. J'aide Mondo Macabro ou Camera Obscura à trouver des films en France. Et ces sociétés-là vont nous aider à trouver des ayants droits à l’étranger, des bonus, etc.

Participez-vous  aussi au financement des bonus ?

Soit nous achetons des bonus existants, soit ils sont fabriqués spécialement pour nous, ou remontés pour nous, ou co-financés avec différents ayants droits. Nous essayons de nous regrouper pour partager les bonus. Il n'y a pas vraiment de concurrence entre nous, cela reste entre toutes petites sociétés. On discute très facilement. Et puis nous savons petit à petit quels sont les éditeurs qui sont un peu plus "persos" que les autres. Il faut juste travailler avec les bons pour éviter les ennuis. Pourquoi se battre sur un titre qui sortira d’un côté aux USA et de l’autre en France ? C’est ridicule.

Votre besoin d'inédits est-il en rapport avec une clientèle qui achète beaucoup d'imports ?

Lorsque nous avons acheté Maniac, on nous a dit que ça ne marcherait pas car une édition existait déjà aux États-Unis. Nous en avons finalement écoulé un millier en un mois. Non, le public n'achète pas de l'import, c'est très marginal. Nous faisons de l'inédit parce que c'est fun et que ce sont des films que l'on n'a jamais vus. La Secte était sorti à l'étranger, Massacre à la tronçonneuse 2, Halloween 2 et 3 également, nous avons sorti des films déjà édités par Camera Obscura, et pourtant cela se vend très bien. Le public a visiblement besoin d'une version française ou de sous-titres français. J'ai compris une chose sur les forums Internet : tout le monde a un bac+4 en anglais, on parle tellement bien l'anglais qu'on peut se passer de sous-titres sur le film et les bonus avec les éditions étrangères. Personnellement, l'absence de sous-titres français m'ennuie au bout de 10 minutes, pourtant j’écris en anglais tous les jours... Après, on ne peut rien y faire si les gens ont quand même envie d'acheter à l'étranger. Mais c'est vraiment peanuts, on le voit tous les jours. Pour finir, nous lisons trop souvent des remarques désobligeantes sur les éditeurs français alors qu’ils font un très beau travail. Un éditeur peut parfois se planter, mais au final nous avons une très belle image à l’étranger. Je discute avec beaucoup d’éditeurs : tous sont fascinés par notre système d’aides et par nos éditions alors que nous en vendons 3 à 5 fois moins. Nous n’avons pas à avoir honte et il faudrait un peu s’arrêter de s’autoflageller.

La restauration de La Saignée :

Un grand merci à Stéphane Bouyer (et Sébastien !) pour leur disponibilité, leur enthousiasme et les nombreux documents mis à notre disposition. Cet entretien a été réalisé le 12 mars 2020, avant le début du confinement : aucune date de sortie annoncée durant l'entretien n'a pour l'instant été décalée...

Par Stéphane Beauchet - le 2 avril 2020