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Livres

Toutes les femmes
sont des aliens
UN LIVRE DE Olivia Rosenthal

Collection Minimale/Verticales
éditions Gallimard
Première édition : 18 janvier 2016
Format 115 x 170 mm
160 pages, sous couverture illustrée,  
Prix indicatif : 10 euros

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C’est une place majeure que celle occupée par le cinéma dans les livres d’Olivia Rosenthal. Une écrivaine dont l’univers sensible et réflexif, empreint d’une forte exigence stylistique, dessine l’une des contrées les plus singulières et les plus passionnantes du paysage littéraire actuel. Que font les rennes après Noël ? (1) - sans doute l’ouvrage le plus connu de l’auteure car il lui valut en 2011 entre autres prix celui du Livre Inter - abonde en références cinématographiques. Retraçant pour l’essentiel la biographie fictive d’une femme, cet envoûtant patchwork introspectif incorpore notamment à sa trame des références à Rosemary’s Baby de Roman Polanski, à King-Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack ainsi qu’à La Féline de Jacques Tourneur. Et il ne s’agit là que des films explicitement cités dans ce livre puisque d’autres y apparaissent en creux, notamment Bambi de Walt Disney. Le cinéma apparaît encore dans le plus récent des romans d’Olivia Rosenthal, Mécanismes de survie en milieu hostile (2) à la couverture ornée d’un photogramme du Village des Damnés de Wolf Rilla. L’auteure puise cette fois-ci dans Rebecca d’Alfred Hitchcock ou bien dans Les Autres d’Alejandro Amenábar pour retranscrire avec une grande puissance d’évocation les angoisses les plus profondes de sa narratrice. (3)

Manifestement intense, la passion de l’écrivaine pour le cinéma l’a par ailleurs amenée à en faire le sujet exclusif de certains de ses livres. Ce fut le cas de Ils ne sont pour rien dans mes larmes (4), transposition littéraire par Olivia Rosenthal des propos d’une douzaine de femmes et d’hommes invité.e.s à s’exprimer sur le film qui changea leur vie. Aussi bigarrées soient-elles, ces réponses - encadrées par deux textes de l’écrivaine sur Vertigo d’Alfred Hitchcock et Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy - dessinent toutes un même rapport au cinéma, à la fois intime et épiphanique. Ils ne sont pour rien dans mes larmes érige ainsi l’œuvre cinématographique en outil de connaissance de soi-même. Comme en atteste cette déclaration inspirée à Isabelle par Le Retour d’Andreï Zviaguintsev : « [le] cinéma nous plonge dans des souvenirs que nous avions cru vaincre et qui reviennent. » Sans doute troublantes, ces révélations suscitées par la vision d’un film n’en sont pas moins essentielles car elles aident à mieux vivre. À l’instar de Christine, marquée par L’Arbre aux sabots d’Ermanno Olmi, qui considère que « [le] cinéma captive ceux qui cherchent des arguments pour ne pas ressembler à leurs ascendants. » Parfois même, le Septième Art permet de survivre. Telle Sophie qui, au terme d’une projection de Douze hommes en colère de Sidney Lumet, comprit que « [la] parole est une arme plus puissante que la défonce. »

Il est de nouveau exclusivement question de cinéma dans les trois textes formant Toutes les femmes sont des aliens, le dernier ouvrage en date d’Olivia Rosenthal. Le premier d’entre eux, donnant son titre au recueil, embrasse la tétralogie science-fictionnelle initiée en 1979 par Ridley Scott. (5) Le deuxième texte, Les oiseaux reviennent, porte sur le classique hitchcockien. Quant au dernier segment, Bambi & co, il y est non seulement question du dessin animé de Walt Disney consacré au faon orphelin mais aussi du Livre de la jungle. C'est-à-dire autant de films ou de cinéastes imprégnant profondément l’univers fictionnel d’Olivia Rosenthal puisqu’ils apparaissaient dans certains de ses romans précédents. (6) Écrits à la première personne, en une langue à la précision parfois teintée d’oralité, selon une construction apparemment erratique, ces textes reproduisent les caractéristiques du discours psychanalytique. Plus précisément, celui que tient l’analysé.e au thérapeute. Formellement placé sous le signe de la confession profane, Toutes les femmes sont des aliens participe donc, comme Ils ne sont pour rien dans mes larmes, de la description d’un même lien au cinéma, éminemment personnel.

Sa retranscription s’appuie d’abord sur l’évocation des circonstances dans lesquelles se déroulèrent les (re)visions de ces films, assimilant celles-ci à autant d’étapes à part entière du cheminement biographique d’Olivia Rosenthal. À propos de Bambi l’écrivaine se montre d’une grande exactitude, indiquant qu’elle le vit pour la première fois « il y a quarante-cinq ans » alors qu’elle était « enfant […] au Rex, cinéma grand écran. » La première projection du Livre de la jungle à laquelle elle assista est tout aussi rigoureusement datée. Puisqu’elle nous apprend qu’elle était alors une « spectatrice [de] six ans […] - au Rex et avec maman comme Bambi. » Quant au film de Ridley Scott, c’est adolescente que l’auteure l’a découvert : « Moi, Alien, je l’ai vu à sa sortie, j’étais jeune et inexpérimentée, ça se passait sur les Champs-Élysées, à l’époque c’était aux Champs-Élysées que le cinéma avait lieu, rappelez-vous, la Nouvelle Vague, c’est là que ça se passait et donc je vais voir le film. » Se dérouleront ensuite « vingt années d’errance avec Sigourney » marquées par les découvertes de Aliens - Le Retour de James Cameron, Alien 3 de David Fincher et Alien, la résurrection de Jean-Pierre Jeunet. Si le revisionnage des Oiseaux n’est pas précisément situé dans le temps - on imagine qu’il dut se dérouler il y a peu -, les conditions dans lesquelles il eut lieu sont en revanche décrites avec soin : « Je me suis préparé une petite soirée intime, j’ai fermé les rideaux comme je fais toujours pour ce genre de cérémonie - et c’était un rituel dont je connaissais toutes les étapes […] -, j’ai inséré le disque dans le lecteur, il a émis un son familier de bon augure. » Ainsi chronologiquement, spatialement et matériellement circonstanciée, la (re)vision d’un film s’apparente sous la plume d’Olivia Rosenthal non pas tant à un processus esthétique abstrait qu’à une expérience semblable à celle de la rencontre. Du même ordre que celle que l’on effectue avec une personne et - une fois advenue - à laquelle la mémoire associe un moment, un lieu mais aussi un faisceau de gestes et de sensations.

Car comme le met là encore remarquablement en mots Olivia Rosenthal, rencontrer un film amène d’abord à éprouver de puissantes impressions sensorielles et corporelles. Les yeux sont bien évidemment les premiers organes fortement affectés par le spectacle cinématographique : « Alien est le seul film qu’on regarde par les bords, on a les yeux rivés aux quatre coins de l’écran, au lieu de fixer l’image par son centre on est toujours attiré par les périphéries, c’est hors-champ que ça se passe et c’est toujours du bord que ça surgit. » C’est avec une même intensité qu’un film peut aussi solliciter l’ouïe. Comme dans le cas du Livre de la jungle dont « la musique […] vient nous distraire, nous embrouiller. » Une musique qui peut aussi nous retenir « dans ses mailles doucereuses » ainsi que l’écrit Olivia Rosenthal à propos de Bambi. C’est même le corps tout entier qui vient à être bouleversé par l’expérience cinématographique. Ce dont témoignent ces lignes évocatrices sur Alien : « J’essaye de retenir la nausée qui monte, je plante mes ongles dans les accoudoirs des sièges, je me mords les lèvres, je ferme les yeux, mon corps bascule dans la terreur, celle de la première projection et des suivantes. » Et même lorsque la projection est terminée, le corps reste marqué par ce que le film lui fit éprouver. Ainsi qu’en atteste l’énumération précise formant les dernières lignes des oiseaux reviennent : « Je coupe le son. Je coupe l’image. […] Je suis fatiguée. […] Je ferme les yeux. Je me calme. Je prends mon pouls. J’inspire. J’expire. […] J’écarte les bras. Je les replie. Je fais craquer mes articulations. Je me frotte la nuque. Je passe ma main sur mon front. Je m’étire. Je bâille. Je remue les orteils. Je dégage mes épaules. Je tâte mes cuisses. Je masse mes mollets. » Ce trouble des sens et du corps provoqué par la vision d’un film s’apparente, sous la plume d’Olivia Rosenthal, à celui que suscite en soi le contact avec autrui. Et de même que ces ressentis - perturbants et féconds - générés par la présence de l’autre génèrent une réflexion sur soi-même, une œuvre cinématographique entraîne son spectateur ou sa spectatrice dans une vertigineuse introspection.

Ce qu’explicite Olivia Rosenthal lorsque, à propos des Oiseaux, elle écrit que le film lui permet de pousser l’exploration de son propre espace mental « encore plus loin, c’est-à-dire à la fois plus bas et plus profond […] dans la zone la plus inexplicable. » Et d’ainsi « avoir accès à des domaines du savoir inédits » la concernant de manière la plus intime. C’est en se faisant la spectatrice d’Alien que l’écrivaine met à jour son lien à la maternité : « Je vais voir le film et ça enclenche quelque chose qui n’a plus de fin, c’est le rapport que j’entretiens avec […] ce qu’on a à l’intérieur et qui devrait rester à l’extérieur, […], c’est comment on héberge dedans une chose qui nous mange, Alien c’est comme un embryon qu’on porte mais un embryon dissemblable, tant que ça me ressemble je suis d’accord mais dès que ça diffère, je commence à avoir peur, et là ça diffère sacrément. » Si Les Oiseaux révèle encore à Olivia Rosenthal son questionnement face à la parentalité - « Tippi sent les petits corps furieux la heurter avec violence, […], elle perd sa prestance, […], son rôle […] de mère, j’ai l’impression moi aussi que je ne pourrai jamais être […] mère » -, le chef-d’œuvre hitchcockien reflète aussi son inquiétude quant au sentiment amoureux : « L’amour, comme les attaques de plus en plus violentes que les oiseaux préparent, est un événement inédit qui déplace entièrement le monde. […] Que va-t-il arriver à cette femme trop bien habillée ? Elle va se précipiter vers l’amour, vers sa perte et vers la catastrophe. » Quant à ce que Bambi constitue, aux yeux d’Olivia Rosenthal, il finit par « rappeler que l’amour conjugal, une bonne petite vie de couple avec enfant et une éducation fondée sur la bienveillance sont de pures vues de l’esprit et ne correspondent en rien à ce qui se passe vraiment dans les familles. »

Bousculant les normes, les films sont aussi là pour permettre de prendre conscience et d’assumer des désirs jusque-là refoulés. Par exemple celui de ne pas rester cantonnée à la place subalterne que l’on se voit imposer par son sexe. Comme en témoigne ce propos assurément féministe d’Olivia Rosenthal que lui inspire la tétralogie Alien : « Alien est une bonne alternative, […], Alien c’est l’histoire d’une femme dont on peut craindre qu’elle devienne une autre, et si on le craint c’est que toutes les femmes, toutes, toutes les femmes, dès lors qu’elles sont habillées en soldats et qu’elles ont du pouvoir et qu’elles prennent des décisions et qu’elles sont fortes, toutes les femmes qui sont dans cette situation peuvent être considérées comme des Aliens. » Aidant à remettre en question la dictature intériorisée du genre, le cinéma est un allié tout aussi puissant lorsque l’on se débat avec une orientation sexuelle là encore dite "non-conforme". Le Livre de la jungle peut participer de cette découverte de l’homosexualité. Par le biais de la figure de Baloo qui « sous ses dehors bonhommes, cache un désir irrépressible d’être autre [et qui] s’affuble d’un déguisement de singe femelle et, ainsi travesti, se met à remuer du popotin et à danser furieusement avec Louie, le roi des singes. Non seulement il nie l’appartenance à son espèce mais le voici qui enlace langoureusement un orang-outang dont on peut supposer qu’il est du même sexe que lui. »

En restituant magistralement aussi bien ce que les films nous font à nous-mêmes que ce qu’ils nous font dire de nous-mêmes, Toutes les femmes sont des aliens compose une remarquable anatomie de la passion cinéphile. Car aussi personnelles soient-elles, les trois "confessions" d’Olivia Rosenthal formant ce livre mettent à jour des mécanismes (in)conscients - et de Survie en milieu hostile... - dans lesquels amoureuses et amoureux du cinéma ne pourront que se reconnaître.

(1) Que font les rennes après Noël ?, collection Verticales, éditions Gallimard, 2010/collection Folio, éditions Gallimard, 2012.
(2) Mécanismes de survie en milieu hostile, collection Verticales, éditions Gallimard, 2014/collection Folio, éditions Gallimard, 2016.
(3) On se permet de renvoyer à l’entretien qu’Olivia Rosenthal nous a accordé pour le numéro 18 de la revue Temps Noir dans lequel elle détaille les sources cinématographiques de Mécanismes de survie en milieu hostile.
(4) Ils ne sont pour rien dans mes larmes, collection Minimales/Verticales, éditions Gallimard, 2012.
(5) Olivia Rosenthal n’inclut pas dans ce texte Prometheus, le préquel qu’a adjoint Ridley Scott en 2012 aux quatre premiers films de la série. De même, l’écrivaine n’envisage pas non plus Alien vs. Predator (2004) de Paul W.S. Anderson.
(6) Comme on l’indiquait précédemment, Bambi fait partie du corpus référentiel de Que font les rennes après Noël ? Quant à Mécanismes de survie en milieu hostile, celui-ci s’inspire, outre d’Alfred Hitchcock, de la série Alien ainsi qu’Olivia Rosenthal le déclarait dans Temps Noir n°18.

Par Pierre Charrel - le 25 mars 2016