Menu
Tops de la rédaction

A titre personnel, le cinéma de Darren Aronofsky n'avait jamais jusqu'alors provoqué un enthousiasme immodéré, la mégalomanie du cinéaste m'étant au moins aussi embarrassante que la multiplication roublarde de ses influences… On ne peut d’ailleurs guère prétendre que Black Swan sorte de nulle part, tant son intrigue suggère une sorte de mélange entre Les Chaussons rouges (une jeune danseuse un peu naïve est engagée par un chorégraphe exigeant et se met à errer, pour les besoins du rôle, dans les limbes de sa folie) et un traitement à la Polanski, période Répulsion, rendant concrètes les névroses d’un personnage par le biais seul de la forme, sans que l’on sache jamais si ce que l’on voit tient de la réalité ou du fantasme. Mais alors, qu’est-ce qui fait que le recyclage fonctionne, et si bien d’ailleurs, cette fois-ci ? Tout d’abord, il semblerait qu’à l’occasion de Black Swan, la dimension toujours un peu ostentatoire de la mise en scène d’Aronofsky (dont on ne peut pas dire que ce soit un modèle de sobriété ou d’humilité) se soit enfin mise en adéquation avec ce qu’il raconte (ce qui, par exemple, n’était pas toujours le cas dans son film précédent, The Wrestler, dans la continuité formelle duquel il s’inscrit en partie) : plus le délire paranoïaque se développe dans l’esprit de Nina, plus l’outrance et la stylisation grignotent ainsi le film. Avec une belle diversité dans ses moyens visuels, celui-ci évolue ainsi de la chronique post-adolescente au délire horrifique, le remarquable traitement de certains personnages (dont Beth, incarnée par Winona Ryder, ou la mère de Nina, par Barbara Hershey) faisant office de ponts habiles. Surtout, le film possède une dimension extrêmement charnelle, physique, presque éprouvante par instants, qu’on percevait déjà dans The Wrestler, mais qui gagne surtout ici un relief érotique particulièrement saisissant : poussée dans l’exploration du territoire inconnu de sa propre sensualité, Nina y découvre des élans contradictoires de plaisir et de douleur, de puissance et de vulnérabilité (une séquence particulièrement intense, à partir de la discothèque, s’achève par la scène de sexe la plus étrange et la plus troublante que l’on ait vue depuis longtemps)… Autre qualité majeure, l’interprétation : au cœur de l’intrigue, il y a la difficulté pour une danseuse d’incarner à la fois, dans le ballet du Lac des Cygnes, le Cygne Blanc pur et ingénu et le Cygne Noir séducteur ; non seulement Natalie Portman, dans l’un des rôles de sa vie, accomplit cette gageure (en particulier dans l’émouvante fébrilité de la première partie), mais elle fait progressivement apparaître les deux Nina, parfois dans le même plan ! Sa performance, proprement inouïe, est qui plus est exaltée par son association avec Mila Kunis, rivale fantasmée au charme envoûtant, empoisonnant… Sorte de drame paranoïaque opératique, Black Swan distille ainsi sa tension jusqu’à une extraordinaire et excessive séquence finale qui, à la limite subtile entre le sublime et le grotesque, bascule à l’ultime seconde, et de notre point de vue (l’unanimité ne se fera pas sur une séquence aussi radicale), du bon côté. Alors le film ne nous fera pas forcément réviser avec indulgence les œuvres précédentes de Darren Aronofsky, qui a su ici transformer quelques uns de ses défauts en qualités flamboyantes : mais force est de reconnaître que les petits malins font parfois de grands, de très grands films. Antoine Royer

Des cinéastes contemporains en activité, Terrence Malick demeure probablement le plus insaisissable (ne serait-ce que pour sa personnalité fuyante, qui refuse les photos ou les déclarations publiques) et l’un des plus passionnants, notamment dans la manière dont son cinéma, de film en film, questionne le monde à travers des prismes singuliers, qui mêlent la beauté à la violence, et où n’ont de cesse de fusionner l’intime et l’universel. C’est de nouveau dans cet écho que se niche The Tree of Life, son film à ce jour le plus déroutant, qui met en perspective le destin d’une famille texane des années 50 et rien moins que l’histoire de l’Univers : adoptant une structure fragmentaire, anti-narrative au possible, The Tree of Life évoque plus qu’il ne raconte, et de ce choix de la décomposition naît la cohérence globale d’un projet qu’on pourrait aussi bien qualifier de "démesurément ambitieux" que "d’incroyablement prétentieux". Rarement un film aura à ce point évolué sur le fil du rasoir entre le grotesque et le sublime, et il nous faut dès lors reconnaître ici les limites de notre exercice critique, tant le film réclame à son spectateur la manifestation entière de sa subjectivité (le mot est d’ailleurs prononcé par le personnage du père) : il se trouvera des spectateurs effondrés par le ridicule des séquences "spatiales" là où d’autres seront émus aux larmes ; et la partie faisant intervenir les dinosaures en bouleversera certains par sa densité thématique (la naissance et le cycle de la Vie ; la violence du monde ; l’émergence de l’ "individu" au sein de son espèce ; la découverte de la compassion…) autant qu’elle en consternera… Incontestablement, le film s’offre comme une expérience, sinon unique (très "malickien", le film renvoie également à Tarkovski ou à Resnais) au moins d’une intensité rare, dont les plus curieux des cinéphiles ne sauront se dispenser. D’autant que, dans The Tree of Life, Terrence Malick se révèle comme il ne l’avait jusqu’alors encore jamais fait : lui-même élevé dans une famille rigoriste du Texas des années 50 avec ses deux frères, il a connu la perte de l’un d’entre eux, Larry (tandis qu’un autre, Chris, était gravement brûlé dans un accident où il perdit son épouse). La partie contemporaine, assez brève et pas la plus accomplie du film (avec un Sean Penn hagard errant au milieu des buildings de Houston), renvoie donc à son propre rapport au deuil, et permet d’envisager le film dans sa globalité comme une somme de réminiscences, un patchwork de souvenirs (réels ou imaginaires) : ce qui expliquerait l’absence de vieillissement des protagonistes adultes (dont Jessica Chastain, inaltérable et gracieuse mère fantasmée) ou une irruption fugace de l’incongru ou du fantastique (la mère qui s’envole ; la chaise mouvante ; le cercueil de verre…) affirme surtout la dimension éminemment mentale du film, et dès lors l’omniprésence d’une spiritualité intime, extrêmement marquée par une éducation religieuse traditionaliste. Là où certains ont vu une forme de prosélytisme et l’affirmation de l’existence d’un Dieu rédempteur, qu’on nous permette d’envisager le film comme la délicate expérience du deuil à travers la foi et la transcendance : on ne compte plus dans le film les éléments symboliques évoquant l’idée d’une ascension, physique (une échelle, un grenier, un avion, une fusée…) ou spirituelle (grandir, devenir adulte, être responsable, rejoindre Dieu…), et la séquence finale, qui réunit les différents protagonistes dans le vide blanc d’une plage, ponctue le parcours intime du personnage dans l’accomplissement rasséréné de son rapport à la mort. Dans cet exercice mémoriel, Jack - et, à travers lui, le cinéaste - aura brassé large (naître et être, vivre et mourir, dominer et subir, jouir et souffrir, savoir et ignorer, aimer et haïr…) et probablement laissé pas mal de spectateurs sur le bord de cette route tourmentée ; mais ceux qui l’auront accompagné risquent d’être profondément et durablement marqué par cet étonnant voyage. Antoine Royer

En Iran, aujourd’hui, un couple se sépare : elle veut quitter le pays avec leur fille, il veut rester pour s’occuper de son vieux père malade. En attendant le divorce, elle part habiter chez sa mère. De son côté, pour s’occuper des tâches quotidiennes, il engage une jeune aide ménagère. Et puis, un jour, le hasard, imprévisible et cruel, va faire basculer leurs vies à tous. Ces derniers temps, les nouvelles du cinéma iranien n’étaient pas fameuses : entre la baisse de la productivité (et de l’inspiration) d’Abbas Kiarostami, la discrétion de la famille Makhmalbaf et la condamnation scandaleuse de Jafar Panahi et de Mohamed Rasoulof à 6 ans de prison pour « propagande contre le régime », il y avait de quoi désespérer. Quand bien même elle ne demeurerait qu’une goutte de consolation dans un océan de déprime, la belle réussite de ce cinquième long-métrage d’Asghar Farhadi, couronné d’un Ours d’Or à Berlin et d’un étonnant succès public à peu près partout dans le monde, a de quoi mettre du baume au cœur, et ce pour diverses raisons. D’une part, il est encore possible aujourd’hui en Iran de réaliser des films forts, qui soient politiques sans tenir du discours partisan, et d’autre part, de parvenir à faire des longs métrages empreints d’universalité et qui n’existent donc pas seulement en révolte au contexte local : si elle nous parle de l’Iran d’aujourd’hui en tant que cadre de son action, l’histoire contée dans Une séparation aurait pu se passer à peu près partout dans le monde sans pour autant perdre de sa puissance. Une séparation est donc avant tout le film d’un auteur, Asghar Farhadi, réalisateur, producteur et scénariste, remarqué il y a quelques années pour A propos d’Elly. Dans la continuité de ce titre, Une séparation interroge la justice des hommes, la question de la vérité individuelle, en refusant toute forme de jugement moral : en décrivant soigneusement les situations, les raisons et les ressentis de chacun de ses protagonistes, le film nous place face à d’irrésolubles contradictions de logiques et de points de vue, sans qu’il nous soit jamais possible d’incliner d’un côté ou de l’autre. Et c’est bien là que se situe la grande force du film, dans la manière dont les relations humaines y sont décrites selon des systèmes complexes, irréductibles à de simples alternatives binaires (le bien ou le mal ? coupable ou innocent ? part-elle ou reste-t-elle ? savait-il ou ne savait-il pas ? son père ou sa mère ?) : à titre d’exemple, la religion, sujet sensible s’il en est en Iran, est montrée dans ses multiples ramifications, dans la manière dont elle comprime les êtres autant qu’elle transcende leur grandeur et leur respect de la vérité. C’est ainsi que Farhadi cherche constamment à impliquer son spectateur, que ce soit par une qualité d’écriture dont on ne peut soupçonner la précision avant d’avoir repensé le film dans sa globalité, mais aussi par une mise en scène extrêmement habile (le premier plan n’est-il pas en vue subjective ?) pour le sortir de sa passivité habituelle et l’interroger sur son propre regard : progressivement, on repense en cours de film à ces dialogues en partie anodins auxquels on aurait dû prêter une plus grande attention, à ces images trop furtives pour être clairement définies et pour alors autoriser la certitude, à ce que l’on a vu mais aussi à ce que l’on ne nous a pas montré… Et on reste au final sans voix face à ce tout dernier plan, qui atteint l’incroyable gageure de maintenir une salle presque entière assise, pour une fois, jusqu’à la fin du générique ! Si Une séparation est donc bien un film éminemment politique, c’est tout bien considéré presque moins dans ce qu’il révèle de la société iranienne (même si l’on est frappé par ces récurrents rituels de voilages féminins, à tous âges) que dans la manière dont il invite globalement à la réflexion, à la reconsidération des choses, et donc à la prise en compte du point de vue opposé. Voilà donc un très grand film, qui met ses admirables qualités cinématographiques (écriture extrêmement dense ; qualité globale d’interprétation exceptionnelle ; mise en scène "d’apparence" documentaire mais en réalité très travaillée ; montage qui ose des jump-cuts très nerveux, des raccords signifiants ou des ellipses insensées…) au service d’un discours salutaire de pondération et de pertinence. Antoine Royer

On sait le goût de Werner Herzog pour les lieux sauvages jadis traversés par l'homme mais qui n'ont pas subi les transformations du monde moderne. On sait également l'amour qu'entretient le cinéaste pour les endroits mystérieux où se tissent d'étranges liens entre le visible et l'invisible. Dans Cave of Forgotten Dreams, le réalisateur de The White Diamond nous fait partager le suprême privilège qui lui a été accordé par le ministre français de la Culture : arpenter la grotte de Chauvet en Ardèche qui contient environ 400 dessins datant d'il y a plus de 30 000 ans. Privilège d'exception dans la mesure où ce sanctuaire n'est ouvert que très rarement à quelques paléontologues triés sur le volet. Fidèle à ses méthodes où il excelle à prôner le faux pour obtenir le vrai, à son art de mettre en scène le geste le plus trivial, à pousser ses interlocuteurs dans leurs propres limites pour séparer le juste de la pose, Herzog fait de ces quelques scientifiques assermentés les personnages secondaires, émouvants et burlesques d'un film plus contemplatif qu'à l'accoutumée. Car, dans Cave of Forgotten Dreams, les héros ne sont pas les êtres humains mais bien ces grandioses peintures qui nous étonnent tant par la maestria de leur exécution que par leur âge canonique. L'art pariétal de Chauvet prouve que les artistes de l'Aurignacien étaient capables aussi d'abstractions. La question de savoir ce qui est vrai ou non dans le cinéma de Werner Herzog a peu d'intérêt dans la mesure il fabrique de tels nœuds avec le réel qu'il serait tout aussi dingue que lui de les démêler. Qu'importe donc de savoir si Herzog a demandé ou non au chef de l'expédition d'ordonner une minute de silence à son équipe quand ils pénètrent pour la première fois le sanctuaire. Que ce soit ou non inventé, ce qui compte bien évidemment, c'est ce que Herzog a conservé au montage. Et rarement aura-t-on vu, même dans l'un de ses documentaires, autant d'espaces accordés à l'observation des dessins rupestres. Si bien que l'on a parfois l'impression que Herzog n'a pas grand-chose à dire de plus, que tout ce qui le fascine est là, devant ses yeux. Il suffit de regarder pour remonter dans le temps. Il suffit d'enregistrer pour produire du sens. Le cinéaste part à l'aventure pour nous montrer des choses qui nous regardent froidement et que nous ne pouvions pas voir. Pas plus que la question du réel dans le cinéma du réalisateur, le temps n'est plus désormais à réfléchir la pertinence du procédé 3D. Par contre, on reste sans voix devant une autre vraie pertinence: celle de Herzog qui utilise cette technologie en étant le premier à l’inscrire dans un vrai cheminement technologique. Le cinéaste filme, regarde et s'interroge sur les premiers dessins connus de l'Humanité. Il les donne donc à voir avec le dernier outil technique d'appréhension du réel. La réflexivité du moyen de visionnage avec le sujet appréhendé produit du sens et, enfin, la fascination escomptée par ce cinéaste éminemment romantique. Par la 3D, ce n'est pas tant le relief qui étonne, que l'écart et la familiarité entre les peintures rupestres et la fonction première du cinéma. Au fond, rien de bien nouveau chez Herzog : des personnages pris dans leurs contradictions jusqu'au mi-burlesque mi-tragique, des paysages étranges et inaccessibles, des forces invisibles, et le choc des époques, des technologies. Seulement, si on aime ces aventures-là, si on apprécie la voix à la fois sage et espiègle de son narrateur, on viendra se promener aisément dans cet antre des mémoires que Herzog veut nous dévoiler. Après les continents, les pôles, les exoplanètes, les mondes fantastiques et mythologiques, Werner Herzog, le cinéaste voyageur, plonge au centre de la Terre pour sonder la mémoire de l'Humanité. Olivier Bitoun

1999 : Camille, 15 ans, vit une passion amoureuse éperdue avec Sullivan, à peine plus âgé. Alors qu’elle ne veut vivre son existence qu’avec lui et pour lui, il décide d’abandonner ses études et de partir, un an, avec des amis, en Amérique du Sud. Le deuxième film de Mia Hansen-Love, Le Père de mes enfants, s’inspirait de la rencontre entre la réalisatrice et Humbert Balsan, producteur de cinéma indépendant, plein de passion et d’énergie, et qui s’était pourtant donné la mort ; le film, admirable, racontait le deuil de ses proches et comment continuer à aller de l’avant sans perdre la mémoire. Il y a dans Un amour de jeunesse une volonté similaire de témoigner de la difficile acceptation de la perte, en l’occurrence sentimentale, dans le personnage de Camille et la difficile reconquête de sa propre existence. Là encore, il n’est pas difficile d’imaginer, sans en connaître précisément la mesure, la part d’autobiographie dans cette histoire, Mia Hansen-Løve ayant elle aussi eu 18 ans à la fin des années 90 - mais comme dans les autres volets de cette trilogie de l’intime composée par la cinéaste avant même ses 30 ans (le premier opus étant Tout est pardonné, sorti en 2007), le personnel et l’anecdotique se fondent avec l’universel pour parler, avant tout et plus globalement, de l’amour, du sentiment de solitude et du temps qui passe. Le film adopte donc, à l’instar des films précédents, une structure éclatée, avec des ellipses béantes, et l’on admire chez la cinéaste cette façon toute personnelle de raconter les histoires qui obéit à deux élans en apparence contradictoire : d’une part, on a l’impression qu’elle sait parfaitement où elle va et que la force du destin a, chez elle, quelque chose d’implacable ; et d’autre part, elle semble voguer au gré de ses incertitudes, se laisser porter par le fil des événements (la métaphore aqueuse, filée tout au long du film, est à ce titre assez significative), et s’autorise ainsi une narration décousue, indécise, parsemée de digressions… Indéniablement, pour peu que l’on s’y laisse emporter, ce cinéma n’est pas dénué de charme, et la finesse du trait autant que la grande élégance de la photographie, lumineuse, participe à l’envoûtement. On ne peut, cependant, que concéder la relative faiblesse de ce troisième film comparativement, notamment, à son immédiat prédécesseur : plus futile probablement dans sa problématique, son empreinte est moins immédiate, moins poignante. De plus, si Lola Creton confirme qu’elle est l’une des révélations de cette année cinéphile française (après En ville, de Valérie Mrejen et Bertrand Schefer, où elle tenait peu ou prou le même type de rôle que dans la partie initiale de ce film-ci), le film pâtit de la présence falote, à ses côtés, de Sebastian Urzendowsky, dont la disparition à mi-film ne peut en rien être comparée à celle, bouleversante, de l’extraordinaire Louis-Do de Lencquesaing dans Le Père de mes enfants. Malgré ces quelques bémols, Un amour de jeunesse - et c’est bien là l’essentiel - ne manque pas de confirmer le talent subtil de Mia Hansen-Løve, cinéaste ô combien porteuse de délicates promesses. Antoine Royer

Voilà est un beau western qui confirme l'immense talent de Kelly Reichardt, cinéaste qui mêle de film en film une réflexion à la fois sur le statut des femmes et les mythologies de la frontière et des pionniers américains. Après avoir donné à Michelle Willams le rôle d'une "hobo" à la croisée des chemins dans l'attachant Wendy et Lucy, elle trimballe cette fois son actrice fétiche à travers l'Oregon désertique en 1845. Avec quelques colons, la jeune femme traverse l'immensité d'un territoire inexploré où ils se perdent et cherchent désespérément, littéralement et métaphoriquement un oasis, voire un arbre de vie. Reichardt a le don d'exprimer avec évidence la solitude, la peur et ainsi la petitesse, la vulnérabilité de ces hommes et de ces femmes égarés sur un continent inconnu qui n'a plus du tout l'air d'un quelconque paradis. Elle cadre son film dans un format carré qui laisse deviner le hors champs répétitif, interminable, d'un paysage désertique monotone et sans promesses. Son souci du réalisme, qui s'exprime parfois par quelques plans très longs, rompt définitivement avec quelques imageries trop romantiques du passé. Face à Michelle Williams, un personnage de cowboy à peine de pacotilles incarne théoriquement tout ce contre quoi le film œuvre et trouve sa raison d'être : bavard, hâbleur, fabulateur, couard, barbare et raciste. Il est l'inverse de La Dernière piste, l'exact opposé de ce à quoi aspirent moralement et pour leur Nation son héroïne et sa cinéaste. Néanmoins, un sur-cadrage symbolique, une manière parfois un peu trop zélée de faire dire le sens des choses - notamment dans la partie indienne - inscrivent trop ce western dans notre époque, donnant l'impression que Reichardt regarde le monde de son héroïne avec des yeux trop modernes. Ainsi l'histoire de la pensée libérale se fait trop entendre, ne rendant pas forces et évidences à chacun des gestes. Cet excès d'intentions, d'ambitions louables surcharge le film qui lorgne vers le didactisme d'une réflexion très construite sur l'altérité. La fin abrupte, sèche fera sans doute jaser. Kelly Reichardt a sans doute voulu laisser la place au spectateur de faire son choix pour qu'il découvre lui-même et en toute honnêteté son propre rapport à l'autre et à l'indétermination de la vie. Malheureusement, la fiction tournant court, ce final reste théorique et frustrant, ne réussissant pas à distiller une quelconque émotion quant à l'avenir de fantômes du passé laissés errant sur la piste de leurs destinées. C'est dommage. La théorie manquant ainsi - et on voudrait dire une fois de plus - de faire de La Dernière piste l'immense western qu'il aurait dû être. Frédéric Mercier

En 2011, plusieurs films auront utilisé l’image numérique ou la 3D pour revisiter ou explorer le passé des images. Azavanicius et Reffn ont travaillé un cinéma maniériste à partir de références très précises et ponctuelles. Werner Herzog, par un procédé réflexif génial, aura interrogé l’Humanité au travers de ses premiers dessins pariétaux et Scorsese aura été jusqu’à filmer la séance originelle de L’Arrivée en Gare du Train de La Ciotat. Takashi Miike, que l’on était en droit de ne pas attendre là, aura quant à lui remis à jour le chef-d’œuvre de Masaki Kobayashi de 1962. A Cannes où il fut projeté en milieu de festival, Hara-Kiri - Mort d’un samouraï aura ainsi été présenté en 3D avant d’être malheureusement distribué sans le relief en France lors de sa sortie. C’est d’autant plus dommage que l’utilisation de la 3D se faisait à la fois geste artistique et politique. Il y aurait donc plusieurs entrées pour découvrir ce film en apparence ample et sage, loin des délires baroques, horrifiques et parfois foutraques du réalisateur de Audition. On peut le voir comme un remake scrupuleux du maître dans lequel Miike, après 13 Assassins, continue apparemment de s’assagir, en se pliant à une mise en scène majestueuse et lente. On peut le regarder comme une tentative d’interroger la pertinence d’un classique. On peut également l’admirer sans avoir jamais vu l’original comme un film de sabres classique, dont le scénario haletant critique (avec son grandiose flashback) à la fois l’héroïsme des samouraïs et les codes d’une certaine société traditionnelle. Hara-Kiri reste toujours ce génial film de guerre en temps de paix, ce mélodrame social belliqueux, ce grand film d'action introspectif. Miike y ajoute des éléments quasi fantastiques qui le rendent encore plus fantomatique et mortifère. Et c’est finalement ce statut d’objet mutant qui fait le prix de cette deuxième version. C’est un remake scrupuleux mais aussi un film bien plus violent, frontal (parfois complaisant), sarcastique que le premier. C’est un hommage à un classique et une critique en miroir de la société actuelle. Miike revisite un film devenu objet institutionnel sur lequel se fonde l’orgueil d’une nation. Mais en le remettant à jour, en le faisant découvrir aux nouvelles générations, il fait le constat d’une société qui, depuis les années 60, reste toujours autant prisonnière de ses traditions ancestrales. La 3D, en un geste impur d’une grande beauté, permettait ainsi à Takashi Miike de ne pas embaumer le film de Kobayashi pour lui rendre toute sa sublime force subversive. Frédéric Mercier

Les Chapardeurs sont des êtres de quelques centimètres de haut qui vivent dans les fondations des maisons occupées par les humains et qui, la nuit, viennent discrètement y dérober les objets (mouchoirs en papier, carrés de sucre…) dont ils ont besoin. Arrietty va sur ses quatorze ans, et la jeune fille est impatiente de partir pour la première fois en expédition de chapardage avec son père - mais la maison qu’ils occupent vient d’accueillir un nouvel arrivant : un jeune garçon chétif extrêmement observateur… Si l’histoire de ce petit peuple de barboteurs vous évoque quelque chose, c’est probablement parce que le roman de Mary Norton dont Arrietty est l’adaptation avait déjà été transposé au cinéma (notamment par Peter Hewitt, dans une comédie mineure mais sympathique avec John Goodman) et avait par ailleurs inspiré John Peterson pour créer Les Minipouss, qui donna au milieu des années 80 une série télé animée franco-japonaise de qualité. C’est Hayao Miyazaki, co-fondateur des studios Ghibli, qui aura écrit cette nouvelle adaptation de The Borrowers, en confiant la réalisation à Hiromasa Yonebayashi, l’un de ses principaux animateurs (c’est lui, par exemple, qui avait coordonné la séquence de la tempête dans Ponyo sur la falaise) : indéniablement, on retrouve la patte Miyazaki dans ce script initiatique où une jeune adolescente brave et effrontée découvre le monde et les responsabilités qui vont avec (à la manière de Kiki la petite sorcière, par exemple) comme dans un sous-texte subtil et pertinent (à une séquence un peu explicative près) sur l’impact aveugle des humains sur la nature. Arrietty s’inscrit donc dans la veine modeste et apaisée des productions Ghibli, où l’humeur globale importe plus que les péripéties : finalement, Arrietty ne sera confrontée à aucune expérience traumatisante (à part un corbeau furieux finalement drolatique) et son apprentissage ira de pair avec celui de tous les protagonistes, globalement bienveillants, qui auront tous un peu appris d’eux-mêmes et des autres au terme de cette chronique. Arrietty est donc un film extrêmement serein, qui dégage une forme de plénitude rassérénante et offre une vision clémente quoique lucide du monde - les amateurs d’aventures échevelées trouveront donc peut-être le rythme un peu mou, mais rien ne vaut la belle douceur ouatée dans laquelle parvient à nous plonger ce divertissement splendide : quelques instants y atteignent une beauté fugace d’une simplicité confondante, en particulier ceux où la mise en scène place le spectateur "dans la peau" de sa minuscule héroïne, pour mieux montrer la saisissante immensité du monde des humains (on pense en particulier à la première découverte de la cuisine). L’œuvre bénéficie en outre d’un travail sur le son de toute beauté, à travers ses bruitages ou la jolie partition celtique de la française Cécile Corbel, tout à fait à l’image du film dans son humilité, sa subtilité et sa délicatesse.t. Antoine Royer

Frédéric Mercier

Les films de David Michôd sur TV Classik












 

Avec Ultranova puis Eldorado, Bouli Lanners avait affirmé dans ses deux premiers longs métrages un indéniable univers de cinéaste, dont on attendait la confirmation tout en craignant une forme de redite. Avec Les Géants, l’essai est superbement transformé, et le portraitiste loufoque des losers magnifiques des deux premiers films s'y mue en cinéaste de l’adolescence, aussi subtil que revêche. Les Géants décrit donc les mois d’été de deux gamins, entre dix et quatorze ans, abandonnés par leur mère dans une grande maison quelque part du côté de la frontière belgo-luxembourgeoise, et rejoints par un troisième larron aussi paumé qu'eux. L’ennui se mêlant à l’inquiétude, ils vont enchaîner les mauvaises décisions, et le film possède une certaine dimension de conte initiatique, renforcée par la présence d’adultes tous plus déglingués et inquiétants les uns que les autres. Avec sa façon de photographier la campagne belge comme s’il s’agissait des grands espaces nords-américains et sa mythologie de rednecks poisseux, Les Géants se rapprocherait volontiers de certains grandes œuvres du cinéma de l’enfance américain, de La Nuit du chasseur à Stand by Me, en allant jusqu’aux premiers films de David Gordon Green, dont L’Autre rive. Pour autant, le film s’affranchit en partie de ces références par le ton assez singulier qu’il développe, entre l’amertume et la grivoiserie, portant un regard tendre sur ses protagonistes, un peu titis dépenaillés, un peu sales gosses déchaînés, et en évoquant l’adolescence dans toute sa complexité (sentiment d’abandon, émois hormonaux, élans de violence…), n’hésitant pas, par exemple, à rappeler le plaisir transgressif du juron, les bagarres exutoires ou la jubilation du saccage… Avec une philosophie de vie aussi bienveillante que déroutante, le film décrit ainsi une sorte de retour à la nature, à la vie primitive, en débarrassant progressivement ses héros en culottes courtes de tous les oripeaux de la modernité (voiture, argent, téléphone...) pour les laisser au final voguer sur le cours paisible d’une rivière sauvage. Porté par un trio de gamins incroyables (dont le blond Zacharie Chasseriaud, à la bouille irrésistible), magnifié par une image à couper le souffle (Bouli Lanners ne serait-il pas déjà l’un des tous meilleurs cadreurs du cinéma européen ?) et bercé par les ballades folk de The Bony King of Nowhere, Les Géants est un film follement attachant, de la délicate étoffe dont on fait les coups de cœur. Antoine Royer

Un été, un enfant d’une petite dizaine d’années, accompagne son père jusqu’à leur nouvel appartement où les attendent la mère, enceinte, et une sœur plus jeune. Auprès des gamins du quartier, ses futurs camarades de jeux et d’école, l’enfant se présente sous le prénom Michael. Mais pour ses parents, elle est Laure, leur fille aînée… Lors des premières minutes du film, Céline Sciamma entretient savamment l’ambigüité autour de son personnage principal, comme si elle attendait, d’une certaine manière, que le spectateur décide lui-même s’il s’agit d’une petite fille ou d’un garçon : entre la finesse de sa silhouette ou sa voix fluette et ses manières de "p’tit gars", l’indécision demeure jusqu’à l’habile enchaînement des séquences "aux prénoms" évoquées dans le résumé ci-dessus. Par ce qui tient moins d’un artifice narratif que d’une manière pertinente de faire naître le trouble, la réalisatrice pose alors la question de l’identité sexuelle à un âge où les dissemblances physiques ne sont pas encore apparues, interrogation d’autant plus légitime que c’est souvent la société qui formate les enfants aux modèles sexués des adultes : parce qu’elle a les cheveux courts, parce qu’elle joue au foot ou parce qu’elle veut que sa chambre ait un papier peint bleu et non rose, Laure nous semble, sinon "anormale", au moins atypique, et ce d’autant plus par contraste avec sa jeune sœur Jeanne (très fifille, avec ses cheveux longs bouclés et ses tutus…). Tomboy adopte donc le point de vue intime d’une petite fille qui se rêve en garçon, et qui découvre progressivement, sans l’assumer, sa féminité : lors d’une très belle séquence rappelant Cria Cuervos de Carlos Saura (peut-être LE chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma sur la question du trouble identitaire à l’âge de l’enfance), la jeune Lisa maquille Michael/Laure pour lui avouer qu’ « il est belle en fille »… Particulièrement déstabilisant dans la justesse autant que dans la singularité des thématiques qu’il aborde, Tomboy décrit évidemment un mensonge, mais celui-ci n’est que l’expression d’une incertitude. A cause de la promiscuité du voisinage, du retour prochain à l’école, ou des transformations morphologiques d’un corps qui évolue, il est donc évident dès le début du film que le double-jeu de Laure sera tôt ou tard démasqué ; mais ce n’est pas sans élégance que le film parvient à faire naître une discrète tension, aussi bien à travers l’imminence de cette échéance que par un processus d’identification qui nous fait nous inquiéter pour un personnage trop jeune pour devoir assumer les conséquences de son malaise. C’est ainsi très modestement que Céline Sciamma dénoue les enjeux dramatiques de son film, en tournant une nouvelle fois le miroir vers la société : car c’est bien celle-ci qui parle à travers la bouche des enfants quand ils affirment que « deux filles qui s’embrassent, c’est dégueulasse » : au-delà de la seule approche enfantine, le film traduit plus généralement d’un formatage identitaire collectif, qui tend à étouffer la singularité de chaque parcours individuel. Pour autant, Tomboy a le bon goût de ne pas se poser en "documentaire d’actualité" qui prétendrait "analyser" un "phénomène de société" : le propos n’est ni didactique ni dénonciateur de quoi que ce soit, et les éventuelles raisons simplistes qui chercheraient à expliquer le comportement de Laure comme s’il s’agissait d’une pathologie sont admirablement balayées par la complexité des rapports, notamment familiaux. Enfin, outre cette belle qualité d’écriture, si Tomboy nous paraît aussi emballant, c’est aussi parce qu’il témoigne plus globalement d’une conception assez vivifiante de l’art cinématographique ; l’épure totale de son dispositif (trois lieux de tournage, dix comédiens, une équipe technique réduite, un film d’à peine 1h20…) lui aura en effet permis de se concentrer sur quelques fondamentaux, sans scories ni artifices : un enjeu narratif fort et original, un casting impeccable (l’alchimie entre Zoé « Laure » Héran et Malonn « Jeanne » Lévana est assez saisissante) et un souci constant de traduire l’essentiel à travers des outils visuels adaptés. Tant par son élégant souci du détail que par des choix adaptés de cadrages, par son utilisation des focales que par le beau dynamisme d’un montage qui use mais n’abuse pas des plans longs, Céline Sciamma affirme en effet un regard certain de cinéaste, qui nous invitera désormais à suivre avec une grande attention la suite de son parcours. Antoine Royer

Depuis sa sortie, Donoma a surtout été réduit à ses 150 € symboliques. Comme si cette somme dérisoire au budget d’un long métrage, symbole de la possibilité d’en découdre avec le système français de production, était la première des qualités du film. Paradoxalement, la modestie du premier titre signé Djinn Carrénard serait devenue un argument publicitaire pour en assurer la qualité et qui clôturerait toutes discussions sur son contenu. Ainsi, Donoma attire ou repousse. Certains chantent au génie parce que sa manière rappellerait une lointaine époque où les jeunes cinéphiles réussissaient à réaliser leurs rêves en s’inscrivant contre la Qualité du système. Parce que la spontanéité et l’esprit révolutionnaire seraient des gages de réussite et d’innovation. D’autres s’insurgent comme si Donoma était la preuve par l’absurde que le cinéma français continue d’être fabriqué par des tâcherons sans talent, observateurs sociaux sans visions, qui répètent à l’infini les défauts dans lesquels est souvent (et à tort) stigmatisé le cinéma national. Si bien qu’à de rares exceptions, personne ne semble avoir voulu regarder plus loin et louer ce qu’il y avait à louer à l’intérieur de cet objet étrange. Sortir du rang, casser les carcans est bien l’une des règles de Donoma. Mais elle ne s’appuie pas que sur la spontanéité de son jeu ou une manière de montrer sans cesse qu’il est inutile de poser son cadre pour enregistrer le réel. Nulle afféterie ici ou fausse modestie. Si le film, dans un esprit que l’on a voulu et que l’on peut apparenter à celui de la Nouvelle Vague, cherche à s’affranchir de la production nationale, il le réalise à d’autres niveaux. Ainsi, la première scène se veut délibérément trompeuse. Deux jeunes gens discutent et s’affrontent. Lui veut coucher avec elle et la fille se dérobe. On pourrait d’emblée se situer dans une veine naturaliste, ô combien suivie (pour le meilleur et pour le pire) ici-bas, quelque part entre Pialat et Kechiche. Mais le cinéaste ouvre justement de cette façon pour mieux s’en extraire, faire exploser le schéma. Sur le papier, Donoma a tout du cinéma français tel qu’on peut l’apprécier ou le détester. Une prof d’espagnol allume le plus cancre de sa classe. Lequel sort avec une jeune fille qui vit avec sa sœur malade et, poussée par une fièvre mystique, s’éprend d’un inconnu entrevu dans le métro. Si Carrénard veut rallumer le cinéma français, sortir dans la rue, regarder au plus près du contemporain, il va songer sans cesse à briser les limites dans lesquelles ce type de scénario pourrait s’engouffrer. Chaque scène est ainsi prétexte à ambiguïté, si bien qu’aucun personnage n’est assimilable à une case, toutes les scènes oscillent à d’autres niveaux et le film lui-même s’envole vers des contrées fantastiques. Le cinéaste prend toujours soin de poser ses scènes de manière à ce qu’aucun axiome psychologique, et surtout solutions scénaristiques codées et convenues, ne viennent les solutionner. Ses personnages ne sont jamais prisonniers d’une stricte valse de désir ou d’un script de moraliste. Il les filme au corps, les attrape avec vigueur dans leur torpeur, leur énergie sans surligner la force de leurs interprétations (très réussies au demeurant) qui risqueraient de nuire à ce qu’il raconte, un peu à la manière de ce qui dessert (à mon sens) Polisse de Maîwenn. Carrénard veut tout briser, casser le système, et faire échapper les hommes et ses personnages à des itinéraires moraux ou des prédéterminations sociales. Ses héros sont issus de milieux différents, ils s’entrecroisent, s’attirent, se repoussent, baisent sans que jamais les différences ne soient ponctuellement marquées. Briser le carcan, c’est aussi réussir à créer des personnages qui ne sont jamais victimes des prémisses d’un certain cinéma français. C’est là où réside la vraie beauté, étrange, intrigante, exténuante et irritante de Donoma : dans cette manière brutale mais empathique, énergique mais assurée, brute mais tatillonne de cerner les individus, leurs contradictions en leur laissant sans cesse la possibilité d’exister en dehors du cinéma tel qu'on le connaît. Frédéric Mercier

Mal accueilli par la presse à Cannes, taxé ici et là de "vulgaire" ou d’"académique", Footnote aura semble-t-il déçu les attentes suscitées par le premier film acclamé de Joseph Cedar, le beau et anxiogène Beaufort qui revenait sur les circonstances qui avaient mené des soldats israéliens à s’enliser au Sud du Liban en 2000. Contrairement à ces avis, Footnote ne peut être réduit à quelques afféteries visuelles et à une mécanique parfaitement huilée qui lui valut très justement le Prix du Scénario à Cannes de la part du jury présidé par Robert De Niro. Entre rigueur et légèreté, la mise en scène et l’écriture du film illustrent parfaitement le conflit générationnel qui oppose Uriel (Lior Ashkenazi) et son père Eliezer (Shlomo Bar-Aba). Le fils est un universitaire libéral, charmant et gouailleur, parfaitement conscient de son charme de savant éclairé, qui vulgarise les écritures avec succès tandis que son géniteur est enferré dans ses certitudes, son orgueil et ne s’est jamais vendu à qui que ce soit : il travaille depuis des années sur des sujets philologiques que personne ne pourrait lui contester tant il est tatillon et obsédé par des détails qui n’intéressent guère que lui. Évidemment Eliezer, qui s’est retiré du monde, méprise son fils qui se gargarise de ses succès et ne vit que pour être apprécié et se faire voir dans le monde. La profondeur de leurs désaccords va être lentement mise à jour quand, par erreur, Eliezer apprendra qu’il est censé recevoir le prestigieux Prix d’Israël. Mais il s’agit d’une bourde puisque la récompense est en fait attribuée à son fils, lequel se sacrifiera en acceptant (en silence) que le prix aille à son père, lequel a passé des années dans l’ombre à œuvrer. Cedar réussit à filmer le sourire rentré du vieil universitaire autosatisfaction qui ne veut pas être pris en défaut d’orgueil. Il dépeint ces savants qui puisent leur orgueil dans des études et des exégèses si redoutables qu’eux seuls seraient en mesure de pouvoir en faire la critique. Il montre avec jubilation les ambiguïtés de toute discipline, l’origine de toute vanité et le poids des récompenses, des hochets dans le parcours des hommes. On s’amuse aussi au travers du personnage du fils à s’interroger sur les "nouveaux sages" qui cultivent leur image éclairée, et pensent à leur personnage de savant comme des comédiens ou des directeurs en communication d’eux mêmes. Grâce à un scénario à rebrousse-poil qui s’apparente à celui d’un redoutable polar, le film culmine au cours d’une grandiose séquence en montage alterné où les mots (la base du travail philologique) deviennent les héros hauts en couleur du conflit antédiluvien. Footnote ne cesse ainsi de faire monter la pression à partir d’une histoire a priori insignifiante vers un final insoluble qui semble faire écho au confit israélo-palestinien. A la fois ludique, passionnant et austère dans ses moindres détails, maniaque dans son écriture, Footnote vaut mieux que ses critiques qui n’y ont vu qu’une œuvre tape à l’œil. Le cinéaste a réussi à trouver des moyens amusants et à priori antagonistes pour nous révéler la nature conflictuelle d’un pays pris en étau entre tradition et modernité sur fond de guerres larvées dans des milieux universitaires fermés et pétris de certitude. Frédéric Mercier


Michel et Marie-Claire vivent heureux, fiers de leurs combats syndicaux et de leur conscience politique. Mais Michel vient de perdre son travail au port de Marseille et semble un peu perdu dans cette inactivité nouvelle. Il trouve cependant le réconfort parmi ses amis et sa famille qui lui offrent un grand voyage en Afrique. Un soir, ils sont agressés chez eux par deux malfrats à la recherche des billets d’avion et de leurs cartes de crédit. Après quelques jours d’incompréhension, toujours choqué, Michel retrouve la piste d’un des voleurs et n’en croit pas ses yeux : c’est l’un de ses collègues récemment licencié... Voilà trente ans que Robert Guédiguian filme Marseille et l’Estaque, ses ouvriers, ses petites gens, avec la même envie, la même ténacité. Loin de se reposer sur une notoriété récente qui lui aura permis de diversifier son œuvre et d’aller explorer d’autres genres et d’autres histoires, il revient à Marseille en grande forme, avec même un certain renouveau, en tout cas une vision empreinte de maturité et de lucidité sur la vie sociale de son pays. S’appuyant sur des personnages simples qui rendent l’histoire touchante et presque universelle, il livre un constat désabusé, parfois mélancolique, ancré dans son époque et subtil par les questions importantes qu’il soulève, par exemple sur l’éthique et la dignité individuelles dans un monde qui a perdu ses illusions, ou les situations qu’il développe (autour des inégalités, notamment). Guédiguian réunit les contradictions d’une société en mutation dont les frontières se sont déplacées et les écarts sociaux se sont aggravés. Le réalisateur appelle aussi les spectateurs à s’interroger sur les évidences, les idées toutes faites, qui peuvent s’avérer fausses à moins d’aller chercher au-delà des apparences. Le tout, et c’est l’une des réussites du film, dans un mélange des genres populaire, entre comédie et drame, dans un quotidien presque tranquille, avec ses moments de joie et ses problèmes, un quotidien parfois empreint de bons sentiments où le drame invisible côtoie une humanité apaisante. On y retrouve la troupe des fidèles, avec en tête le trio de Marius et Jeanette (Jean-Pierre Darroussin, Ariane Ascaride et Gérard Meylan) soutenu par les nouveaux venus croisés depuis quelques temps dans l’univers du réalisateur. Revigorant. Stéphane Beauchet

Ree a 17 ans, et tente de survivre dans un taudis au fin fond du Missouri, à s’occuper d’un jeune frère et d’une petite sœur : sa mère est à l’agonie et son père, multi-récidiviste en attente de jugement, a fui il y a plusieurs semaines de cela. Mais lorsque les huissiers de justice viennent la prévenir qu’ils sont sur le point de venir saisir leur maison, elle sait qu’elle n’a pas le choix et qu’elle doit partir retrouver ce père, quelque part dans son monde de violence, de drogue et de vengeance. Les premières images du film, en pré-générique, nous montrent deux gamins jouant au milieu de ce qui ressemble moins à un jardin qu’à un terrain vague, et sont accompagnées d’une ballade folk dans laquelle, en lieu et place du nom de l’Etat américain où se déroule l’action du film, on entendrait presque Way Down in Misery. Car c’est bien là, dans le fond du fond de cette Amérique des trous perdus et des Rednecks, de la country et de la méthadone, du froid et du désespoir, que nous emmène Debra Granik pour son deuxième long-métrage, multi-primé en festival (notamment à Sundance) et quasi-unanimement salué par la critique de l’autre côté de l’Atlantique. Le film confronte une jeune protagoniste, pas encore adulte mais déjà plus du tout une enfant, à une galerie pas possible de gueules burinées par le temps, l’alcool, et la rancœur, entre des femmes fanées par la désillusion (dont Sheryl « Laura Palmer » Lee, méconnaissable) et des hommes impulsifs, mutiques et menaçants. Par sa rage de survivre malgré tout, et sa capacité à surmonter toutes les adversités ou les intimidations, Ree (formidable révélation que cette Jennifer Lawrence) rappelle ces héros des romans noirs hard-boiled signés Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler, des obstinés qui baissaient la tête et avançaient, coûte que coûte. C’est à ses côtés et dans son indécision que nous évoluons, et que nous ressentons comme elle l’hostilité du monde ; le film baigne ainsi dans une telle tension sourde qu’on y pressent en permanence l’imminence du pire, à tel point que l’on serait prêt à décrire cette éprouvante expérience comme un film "violent" alors qu’il ne s’y déroule à peu près aucun acte de violence : l’atmosphère seule fait office d’étouffoir, par son univers sonore lancinent, par sa photographie réaliste de toute beauté, par un souci permanent de laisser le temps ou les silences générer l’inquiétude. Winter’s Bone est ainsi un film sans grande fantaisie (hormis une brève parenthèse en noir et blanc auprès d’écureuils…), mais sa puissante linéarité et sa densité dramatique lui confèrent justement toute son efficacité : il s’agit là, indéniablement, d’une des plus belles découvertes récentes que nous ait offert le cinéma indépendant américain. Antoine Royer

CONSULTER LE TOP 2011 DE LA REDACTION

CONSULTER LE TOP 2011 DE STEPHANE BEAUCHET

CONSULTER LE TOP 2011 D'OLIVIER BITOUN

CONSULTER LE TOP 2011 DE RONNY CHESTER

CONSULTER LE TOP 2011 DE FRANCOIS-OLIVIER LEFEVRE

CONSULTER LE TOP 2011 D'ANTOINE ROYER

Par Ronny Chester - le 19 janvier 2012