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Tops de la rédaction

En Iran, aujourd’hui, un couple se sépare : elle veut quitter le pays avec leur fille, il veut rester pour s’occuper de son vieux père malade. En attendant le divorce, elle part habiter chez sa mère. De son côté, pour s’occuper des tâches quotidiennes, il engage une jeune aide ménagère. Et puis, un jour, le hasard, imprévisible et cruel, va faire basculer leurs vies à tous. Ces derniers temps, les nouvelles du cinéma iranien n’étaient pas fameuses : entre la baisse de la productivité (et de l’inspiration) d’Abbas Kiarostami, la discrétion de la famille Makhmalbaf et la condamnation scandaleuse de Jafar Panahi et de Mohamed Rasoulof à 6 ans de prison pour « propagande contre le régime », il y avait de quoi désespérer. Quand bien même elle ne demeurerait qu’une goutte de consolation dans un océan de déprime, la belle réussite de ce cinquième long-métrage d’Asghar Farhadi, couronné d’un Ours d’Or à Berlin et d’un étonnant succès public à peu près partout dans le monde, a de quoi mettre du baume au cœur, et ce pour diverses raisons. D’une part, il est encore possible aujourd’hui en Iran de réaliser des films forts, qui soient politiques sans tenir du discours partisan, et d’autre part, de parvenir à faire des longs métrages empreints d’universalité et qui n’existent donc pas seulement en révolte au contexte local : si elle nous parle de l’Iran d’aujourd’hui en tant que cadre de son action, l’histoire contée dans Une séparation aurait pu se passer à peu près partout dans le monde sans pour autant perdre de sa puissance. Une séparation est donc avant tout le film d’un auteur, Asghar Farhadi, réalisateur, producteur et scénariste, remarqué il y a quelques années pour A propos d’Elly. Dans la continuité de ce titre, Une séparation interroge la justice des hommes, la question de la vérité individuelle, en refusant toute forme de jugement moral : en décrivant soigneusement les situations, les raisons et les ressentis de chacun de ses protagonistes, le film nous place face à d’irrésolubles contradictions de logiques et de points de vue, sans qu’il nous soit jamais possible d’incliner d’un côté ou de l’autre. Et c’est bien là que se situe la grande force du film, dans la manière dont les relations humaines y sont décrites selon des systèmes complexes, irréductibles à de simples alternatives binaires (le bien ou le mal ? coupable ou innocent ? part-elle ou reste-t-elle ? savait-il ou ne savait-il pas ? son père ou sa mère ?) : à titre d’exemple, la religion, sujet sensible s’il en est en Iran, est montrée dans ses multiples ramifications, dans la manière dont elle comprime les êtres autant qu’elle transcende leur grandeur et leur respect de la vérité. C’est ainsi que Farhadi cherche constamment à impliquer son spectateur, que ce soit par une qualité d’écriture dont on ne peut soupçonner la précision avant d’avoir repensé le film dans sa globalité, mais aussi par une mise en scène extrêmement habile (le premier plan n’est-il pas en vue subjective ?) pour le sortir de sa passivité habituelle et l’interroger sur son propre regard : progressivement, on repense en cours de film à ces dialogues en partie anodins auxquels on aurait dû prêter une plus grande attention, à ces images trop furtives pour être clairement définies et pour alors autoriser la certitude, à ce que l’on a vu mais aussi à ce que l’on ne nous a pas montré… Et on reste au final sans voix face à ce tout dernier plan, qui atteint l’incroyable gageure de maintenir une salle presque entière assise, pour une fois, jusqu’à la fin du générique ! Si Une séparation est donc bien un film éminemment politique, c’est tout bien considéré presque moins dans ce qu’il révèle de la société iranienne (même si l’on est frappé par ces récurrents rituels de voilages féminins, à tous âges) que dans la manière dont il invite globalement à la réflexion, à la reconsidération des choses, et donc à la prise en compte du point de vue opposé. Voilà donc un très grand film, qui met ses admirables qualités cinématographiques (écriture extrêmement dense ; qualité globale d’interprétation exceptionnelle ; mise en scène "d’apparence" documentaire mais en réalité très travaillée ; montage qui ose des jump-cuts très nerveux, des raccords signifiants ou des ellipses insensées…) au service d’un discours salutaire de pondération et de pertinence. Antoine Royer

Ree a 17 ans, et tente de survivre dans un taudis au fin fond du Missouri, à s’occuper d’un jeune frère et d’une petite sœur : sa mère est à l’agonie et son père, multi-récidiviste en attente de jugement, a fui il y a plusieurs semaines de cela. Mais lorsque les huissiers de justice viennent la prévenir qu’ils sont sur le point de venir saisir leur maison, elle sait qu’elle n’a pas le choix et qu’elle doit partir retrouver ce père, quelque part dans son monde de violence, de drogue et de vengeance. Les premières images du film, en pré-générique, nous montrent deux gamins jouant au milieu de ce qui ressemble moins à un jardin qu’à un terrain vague, et sont accompagnées d’une ballade folk dans laquelle, en lieu et place du nom de l’Etat américain où se déroule l’action du film, on entendrait presque Way Down in Misery. Car c’est bien là, dans le fond du fond de cette Amérique des trous perdus et des Rednecks, de la country et de la méthadone, du froid et du désespoir, que nous emmène Debra Granik pour son deuxième long-métrage, multi-primé en festival (notamment à Sundance) et quasi-unanimement salué par la critique de l’autre côté de l’Atlantique. Le film confronte une jeune protagoniste, pas encore adulte mais déjà plus du tout une enfant, à une galerie pas possible de gueules burinées par le temps, l’alcool, et la rancœur, entre des femmes fanées par la désillusion (dont Sheryl « Laura Palmer » Lee, méconnaissable) et des hommes impulsifs, mutiques et menaçants. Par sa rage de survivre malgré tout, et sa capacité à surmonter toutes les adversités ou les intimidations, Ree (formidable révélation que cette Jennifer Lawrence) rappelle ces héros des romans noirs hard-boiled signés Dashiell Hammett ou de Raymond Chandler, des obstinés qui baissaient la tête et avançaient, coûte que coûte. C’est à ses côtés et dans son indécision que nous évoluons, et que nous ressentons comme elle l’hostilité du monde ; le film baigne ainsi dans une telle tension sourde qu’on y pressent en permanence l’imminence du pire, à tel point que l’on serait prêt à décrire cette éprouvante expérience comme un film "violent" alors qu’il ne s’y déroule à peu près aucun acte de violence : l’atmosphère seule fait office d’étouffoir, par son univers sonore lancinent, par sa photographie réaliste de toute beauté, par un souci permanent de laisser le temps ou les silences générer l’inquiétude. Winter’s Bone est ainsi un film sans grande fantaisie (hormis une brève parenthèse en noir et blanc auprès d’écureuils…), mais sa puissante linéarité et sa densité dramatique lui confèrent justement toute son efficacité : il s’agit là, indéniablement, d’une des plus belles découvertes récentes que nous ait offert le cinéma indépendant américain. Antoine Royer

Sur le prélude du Tristan und Isolde de Richard Wagner, des images au ralenti décrivent une atmosphère de fin du monde dans le parc majestueux d’un golf de prestige, tandis qu’une mystérieuse planète nommée Melancholia s’approche dangereusement de la Terre. Sous l’augure de ces images splendides et intrigantes, nous sont présentés les destins de deux sœurs que tout oppose. L’une, blonde, Justine, doit se marier mais n’arrive pas à forcer son bonheur - au contraire, elle semble, au cours de ce qui devrait être la « plus belle soirée de sa vie », progressivement gagnée par une insondable tristesse. L’autre, Claire, brune, a parfaitement tout organisé et s’agace de l’inconstance de sa sœur - mais est à son tour rongée par l’angoisse lorsque la mystérieuse Melancholia vient à se faire menaçante. Structuré en deux parties consacrées à chacune d’elle, Melancholia repose tout entier sur cette composition dichotomique, entre opposition et échos : foisonnante, remplie par la foule des convives, essentiellement nocturne, la première partie semble tout à fait différer de la seconde, qui se limite aux quatre membres de la famille et s’avère plus lumineuse. Pour autant, c’est bien de leurs résonances mutuelles que chacune de ces deux parties s’alimente ; Justine et Claire ont tour à tour peur, mais pas de la même chose, et l’on repense à la prime assurance de Claire face à la sérénité recouvrée de Justine dans la dernière partie : ainsi, si l’une incarne un système de vie contemporain, rationnel, pragmatique, responsable, obnubilé par la réussite sociale et l’argent, l’autre représente tout l’inverse, un refus du conformisme autant qu’une forme de compréhension plus intuitive, quasi-mystique, des choses. D’une certaine manière, Claire est sur Terre quand Justine est Melancholia, cet astre inconnu à la trajectoire imprévisible. Fondamentalement, on comprend assez bien de quel côté incline Lars Von Trier, notamment dans sa description amusée - et souvent amusante - des mesquineries, des mensonges, des rancœurs et des hypocrisies qui s’affirment lors du banquet nuptial (qui fait inévitablement penser à Festen) : si celle-ci est moins manifeste - et donc plus supportable - que dans certaines de ses œuvres précédentes, la vision de l’humanité développée par Von Trier de film en film demeure extrêmement sombre et cinglante, dépourvue d’espoir ou de compassion. Pour autant, et malgré les autres habituels défauts du style Von Trier (une caméra nauséeuse et des mises au point incertaines ; quelques méchancetés gratuites ; un goût certain pour l’ostentation…), Melancholia emporte l’adhésion par sa double puissance symbolique et visuelle : sur le premier point, au-delà de trouvailles visuelles fortes et d’une batterie de références cinématographiques ou picturales plus ou moins affirmées, le film demeure tout du long positivement étrange, ménageant notamment l’incertitude sur la nature même de la seconde partie (pour résumer : certaines séquences du prologue figurent dans cette partie, d’autres pas, et d’autres ne peuvent manifestement pas y figurer ; Von Trier brouille ainsi la chronologie et la topologie de son cadre, comme s’il s’agissait d’une construction abstraite). Sur le deuxième point, indéniablement, le si antipathique cinéaste danois demeure un concepteur d’images hors normes, ainsi qu’un formidable directeur de comédien(ne)s ; car, finalement, que serait Melancholia sans le visage tourmenté, déformé par les sanglots, de Charlotte Gainsbourg , et plus encore, sans la présence, noire et lumineuse à la fois, d’une Kirsten Dunst époustouflante ? Lors de la si difficile séquence finale, le cinéaste ne s’y trompe pas, filmant au plus serré leurs visages : c’est de leurs yeux et de nulle autre part que naît la tension inouïe de la scène, jusqu’à un plan ultime où l’élargissement du cadre appelle l’inéluctable explosion. La gageure était assez inattendue, mais Melancholia marquerait presque notre réconciliation avec Lars Von Trier... Antoine Royer

A titre personnel, le cinéma de Darren Aronofsky n'avait jamais jusqu'alors provoqué un enthousiasme immodéré, la mégalomanie du cinéaste m'étant au moins aussi embarrassante que la multiplication roublarde de ses influences… On ne peut d’ailleurs guère prétendre que Black Swan sorte de nulle part, tant son intrigue suggère une sorte de mélange entre Les Chaussons rouges (une jeune danseuse un peu naïve est engagée par un chorégraphe exigeant et se met à errer, pour les besoins du rôle, dans les limbes de sa folie) et un traitement à la Polanski, période Répulsion, rendant concrètes les névroses d’un personnage par le biais seul de la forme, sans que l’on sache jamais si ce que l’on voit tient de la réalité ou du fantasme. Mais alors, qu’est-ce qui fait que le recyclage fonctionne, et si bien d’ailleurs, cette fois-ci ? Tout d’abord, il semblerait qu’à l’occasion de Black Swan, la dimension toujours un peu ostentatoire de la mise en scène d’Aronofsky (dont on ne peut pas dire que ce soit un modèle de sobriété ou d’humilité) se soit enfin mise en adéquation avec ce qu’il raconte (ce qui, par exemple, n’était pas toujours le cas dans son film précédent, The Wrestler, dans la continuité formelle duquel il s’inscrit en partie) : plus le délire paranoïaque se développe dans l’esprit de Nina, plus l’outrance et la stylisation grignotent ainsi le film. Avec une belle diversité dans ses moyens visuels, celui-ci évolue ainsi de la chronique post-adolescente au délire horrifique, le remarquable traitement de certains personnages (dont Beth, incarnée par Winona Ryder, ou la mère de Nina, par Barbara Hershey) faisant office de ponts habiles. Surtout, le film possède une dimension extrêmement charnelle, physique, presque éprouvante par instants, qu’on percevait déjà dans The Wrestler, mais qui gagne surtout ici un relief érotique particulièrement saisissant : poussée dans l’exploration du territoire inconnu de sa propre sensualité, Nina y découvre des élans contradictoires de plaisir et de douleur, de puissance et de vulnérabilité (une séquence particulièrement intense, à partir de la discothèque, s’achève par la scène de sexe la plus étrange et la plus troublante que l’on ait vue depuis longtemps)… Autre qualité majeure, l’interprétation : au cœur de l’intrigue, il y a la difficulté pour une danseuse d’incarner à la fois, dans le ballet du Lac des Cygnes, le Cygne Blanc pur et ingénu et le Cygne Noir séducteur ; non seulement Natalie Portman, dans l’un des rôles de sa vie, accomplit cette gageure (en particulier dans l’émouvante fébrilité de la première partie), mais elle fait progressivement apparaître les deux Nina, parfois dans le même plan ! Sa performance, proprement inouïe, est qui plus est exaltée par son association avec Mila Kunis, rivale fantasmée au charme envoûtant, empoisonnant… Sorte de drame paranoïaque opératique, Black Swan distille ainsi sa tension jusqu’à une extraordinaire et excessive séquence finale qui, à la limite subtile entre le sublime et le grotesque, bascule à l’ultime seconde, et de notre point de vue (l’unanimité ne se fera pas sur une séquence aussi radicale), du bon côté. Alors le film ne nous fera pas forcément réviser avec indulgence les œuvres précédentes de Darren Aronofsky, qui a su ici transformer quelques uns de ses défauts en qualités flamboyantes : mais force est de reconnaître que les petits malins font parfois de grands, de très grands films. Antoine Royer


A la fin des années 90, les débuts d’Emmanuel Mouret, tout frais émoulu de la Fémis, ne méritaient guère plus que l’attribut "d'agaçants". Mais depuis Changement d’adresse (film qui, sans que cela ne puisse à nos yeux se limiter à un seul hasard, marque le début d’une collaboration ininterrompue avec Frédérique Bel, la comédienne idéale à son univers), le jeune auteur-interprète-metteur en scène a franchi un palier incontestable, à plusieurs titres. Lui qui ployait sous la charge des ressemblances inévitables - et probablement volontaires - avec Eric Rohmer ou Woody Allen s’est progressivement libéré de ce joug référentiel pour développer sa petite musique propre et modeste. C’est d’ailleurs bien de musicalité intérieure dont il est question au début de L’Art d’aimer, pour évoquer la naissance du sentiment amoureux. Au travers d’un certain nombre de petites saynètes indépendantes mais pas complètement, Mouret entremêle une galerie de personnages, non tant pour parler d’amour physique et passionnel, mais pour évoquer le désordre, le doute, la maladresse et la confusion qui gagnent chacun de nous quand il s’agit des choses du cœur. Quelque part entre Ovide, Marivaux et La Fontaine, Mouret se fait fabuliste et moraliste, assumant la fantaisie et l’artificialité de ses situations, mais construisant dès lors un délicat échafaudage dramaturgique et sentimental, où la pertinence du propos (difficile de ne pas, à un moment ou un autre, se retrouver dans la gaucherie ou l’indécision de l’un ou l’autre des protagonistes) s’accompagne d’une véritable jouissance du mot. Car quelque part dans la continuité lointaine d’un Sacha Guitry, Emmanuel Mouret cisèle ses dialogues, les ponctue d’aphorismes bien sentis, et parvient cependant à faire ressurgir une forme de vérité intime de cette écriture précieuse et anti-naturelle au possible. Remarquablement structuré (à quelques histoires courtes et percutantes succèdent un récit plus construit et retors), L’Art d’aimer s’avère ainsi une petite sucrerie absolument délicieuse, où l’on sent constamment la personnalité malicieuse d’un auteur passionné par l’art, le verbe et son interprète. Inutile désormais de convier Rohmer, Allen, Guitry ou Truffaut à la table des influences, L’Art d’aimer ressemble en réalité avant tout à du Mouret, et c’est bien de là que provient son admirable réussite. Antoine Royer

Avec Ultranova puis Eldorado, Bouli Lanners avait affirmé dans ses deux premiers longs métrages un indéniable univers de cinéaste, dont on attendait la confirmation tout en craignant une forme de redite. Avec Les Géants, l’essai est superbement transformé, et le portraitiste loufoque des losers magnifiques des deux premiers films s'y mue en cinéaste de l’adolescence, aussi subtil que revêche. Les Géants décrit donc les mois d’été de deux gamins, entre dix et quatorze ans, abandonnés par leur mère dans une grande maison quelque part du côté de la frontière belgo-luxembourgeoise, et rejoints par un troisième larron aussi paumé qu'eux. L’ennui se mêlant à l’inquiétude, ils vont enchaîner les mauvaises décisions, et le film possède une certaine dimension de conte initiatique, renforcée par la présence d’adultes tous plus déglingués et inquiétants les uns que les autres. Avec sa façon de photographier la campagne belge comme s’il s’agissait des grands espaces nords-américains et sa mythologie de rednecks poisseux, Les Géants se rapprocherait volontiers de certains grandes œuvres du cinéma de l’enfance américain, de La Nuit du chasseur à Stand by Me, en allant jusqu’aux premiers films de David Gordon Green, dont L’Autre rive. Pour autant, le film s’affranchit en partie de ces références par le ton assez singulier qu’il développe, entre l’amertume et la grivoiserie, portant un regard tendre sur ses protagonistes, un peu titis dépenaillés, un peu sales gosses déchaînés, et en évoquant l’adolescence dans toute sa complexité (sentiment d’abandon, émois hormonaux, élans de violence…), n’hésitant pas, par exemple, à rappeler le plaisir transgressif du juron, les bagarres exutoires ou la jubilation du saccage… Avec une philosophie de vie aussi bienveillante que déroutante, le film décrit ainsi une sorte de retour à la nature, à la vie primitive, en débarrassant progressivement ses héros en culottes courtes de tous les oripeaux de la modernité (voiture, argent, téléphone...) pour les laisser au final voguer sur le cours paisible d’une rivière sauvage. Porté par un trio de gamins incroyables (dont le blond Zacharie Chasseriaud, à la bouille irrésistible), magnifié par une image à couper le souffle (Bouli Lanners ne serait-il pas déjà l’un des tous meilleurs cadreurs du cinéma européen ?) et bercé par les ballades folk de The Bony King of Nowhere, Les Géants est un film follement attachant, de la délicate étoffe dont on fait les coups de cœur. Antoine Royer

Après l’assassinat de son père par un brigand, la jeune Mattie Ross, 14 ans, est bien déterminée à se venger. Elle sollicite ainsi l’aide de plusieurs marshalls, et finit par convaincre Rooster Cogburn, un vieux borgne alcoolique réputé pour sa férocité. Ensemble, ils prennent la route à travers le territoire indien pour retrouver le fuyard. Depuis leurs débuts, les frères Coen n’ont eu de cesse de revisiter les grands espaces de la mythologie cinématographique américaine, et s’ils avaient parfois effleuré les codes du genre, il était clair que le registre fondamental du western manquait à leur exploration. C’est désormais chose faite avec True Grit, film couronné d’un inattendu succès public aux États-Unis et présenté depuis sa sortie comme une réadaptation du roman homonyme de Charles Portis - quand bien même il peut également être vu comme un remake du film qu’en avait tiré Henry Hathaway en 1969 avec John Wayne, 100 dollars pour un shérif. Le roman, à la première personne, était narré par Mattie elle-même, jeune fille éduquée avec force principes et confrontée, dans sa droiture morale comme dans la linéarité de son objectif de vengeance, à la déliquescence morale et à l’effondrement du rêve suscité par le fantasme du Grand Ouest : dans True Grit, les icônes sont fatiguées, entre cet arsouille rabâchant son prestige révolu, ce Texas Ranger un peu dépassé ou ce bandit de grand chemin assez incapable. Surtout, les limites entre les hors-la-loi et les représentants de celle-ci se sont estompées, et chacun cherche surtout à défendre son maigre bout de gras. C’est donc le regard d’une enfant sur un monde qui ne correspond pas à ses idéaux qu’offre True Grit, et en ce sens, ce périple à travers des terres inconnues prend progressivement des allures de conte initiatique, voire de fable fantastique : après avoir décroché un pendu d’un arbre trop haut, puis croisé un homme-ours, la jeune fille tombera dans un puits rappelant celui du personnage d'’Alice de Lewis Carroll… Enfin, une chevauchée nocturne sous un ciel d’artifice achèvera son apprentissage, avant un épilogue sublime (où la jeune fille devenue femme enterrera définitivement ses dernières illusions légendaires) au son de Leaning on the Everlasting Arms, chant populaire classique, déjà utilisé de façon inoubliable par Charles Laughton dans La Nuit du chasseur (lequel, de façon sensiblement différente, confrontait déjà un univers adolescent à la dureté du monde réel). La référence n’est pas anodine, et entre cette nature de remake, ce jeu sur les codes visuels du western (notamment dans l’utilisation du format large) et les quelques références qui parsèment le film, True Grit ne s’offre pas uniquement comme un très plaisant film de divertissement, mais aussi comme une variation supplémentaire, au sein de leur filmographie déjà très riche, autour de l’imaginaire collectif étasunien, ses codes, ses figures, sa mythologie… En ce sens, le film ne transcende pas forcément les limites certaines imposées par cet exercice, et loin des accomplissements les plus magistraux des cinéastes (tant dans le drame existentialiste que dans la tragédie ironique), se rapprocherait davantage de O’Brother ou du Grand saut, films plutôt mineurs qui existaient déjà surtout à travers leur caractère référentiel. Plastiquement superbe, admirablement interprété et particulièrement bien écrit (le film est d’ailleurs plus un western de dialogues que d’action), True Grit, à défaut du chef-d’œuvre espéré, demeure une réussite de plus à l’actif de ces cinéastes passionnants que sont les frères Coen. Antoine Royer

Des cinéastes contemporains en activité, Terrence Malick demeure probablement le plus insaisissable (ne serait-ce que pour sa personnalité fuyante, qui refuse les photos ou les déclarations publiques) et l’un des plus passionnants, notamment dans la manière dont son cinéma, de film en film, questionne le monde à travers des prismes singuliers, qui mêlent la beauté à la violence, et où n’ont de cesse de fusionner l’intime et l’universel. C’est de nouveau dans cet écho que se niche The Tree of Life, son film à ce jour le plus déroutant, qui met en perspective le destin d’une famille texane des années 50 et rien moins que l’histoire de l’Univers : adoptant une structure fragmentaire, anti-narrative au possible, The Tree of Life évoque plus qu’il ne raconte, et de ce choix de la décomposition naît la cohérence globale d’un projet qu’on pourrait aussi bien qualifier de "démesurément ambitieux" que "d’incroyablement prétentieux". Rarement un film aura à ce point évolué sur le fil du rasoir entre le grotesque et le sublime, et il nous faut dès lors reconnaître ici les limites de notre exercice critique, tant le film réclame à son spectateur la manifestation entière de sa subjectivité (le mot est d’ailleurs prononcé par le personnage du père) : il se trouvera des spectateurs effondrés par le ridicule des séquences "spatiales" là où d’autres seront émus aux larmes ; et la partie faisant intervenir les dinosaures en bouleversera certains par sa densité thématique (la naissance et le cycle de la Vie ; la violence du monde ; l’émergence de l’ "individu" au sein de son espèce ; la découverte de la compassion…) autant qu’elle en consternera… Incontestablement, le film s’offre comme une expérience, sinon unique (très "malickien", le film renvoie également à Tarkovski ou à Resnais) au moins d’une intensité rare, dont les plus curieux des cinéphiles ne sauront se dispenser. D’autant que, dans The Tree of Life, Terrence Malick se révèle comme il ne l’avait jusqu’alors encore jamais fait : lui-même élevé dans une famille rigoriste du Texas des années 50 avec ses deux frères, il a connu la perte de l’un d’entre eux, Larry (tandis qu’un autre, Chris, était gravement brûlé dans un accident où il perdit son épouse). La partie contemporaine, assez brève et pas la plus accomplie du film (avec un Sean Penn hagard errant au milieu des buildings de Houston), renvoie donc à son propre rapport au deuil, et permet d’envisager le film dans sa globalité comme une somme de réminiscences, un patchwork de souvenirs (réels ou imaginaires) : ce qui expliquerait l’absence de vieillissement des protagonistes adultes (dont Jessica Chastain, inaltérable et gracieuse mère fantasmée) ou une irruption fugace de l’incongru ou du fantastique (la mère qui s’envole ; la chaise mouvante ; le cercueil de verre…) affirme surtout la dimension éminemment mentale du film, et dès lors l’omniprésence d’une spiritualité intime, extrêmement marquée par une éducation religieuse traditionaliste. Là où certains ont vu une forme de prosélytisme et l’affirmation de l’existence d’un Dieu rédempteur, qu’on nous permette d’envisager le film comme la délicate expérience du deuil à travers la foi et la transcendance : on ne compte plus dans le film les éléments symboliques évoquant l’idée d’une ascension, physique (une échelle, un grenier, un avion, une fusée…) ou spirituelle (grandir, devenir adulte, être responsable, rejoindre Dieu…), et la séquence finale, qui réunit les différents protagonistes dans le vide blanc d’une plage, ponctue le parcours intime du personnage dans l’accomplissement rasséréné de son rapport à la mort. Dans cet exercice mémoriel, Jack - et, à travers lui, le cinéaste - aura brassé large (naître et être, vivre et mourir, dominer et subir, jouir et souffrir, savoir et ignorer, aimer et haïr…) et probablement laissé pas mal de spectateurs sur le bord de cette route tourmentée ; mais ceux qui l’auront accompagné risquent d’être profondément et durablement marqué par cet étonnant voyage. Antoine Royer

Le Vatican, de nos jours : tandis que les fidèles affluent par milliers Place Saint-Pierre, le Conclave s’enferme dans la Chapelle Sixtine pour procéder à l’élection du nouveau Souverain Pontife. Aucun favori ne parvient toutefois à rallier suffisamment de suffrages, et à la surprise générale - et en particulier celle du principal concerné - c’est après plusieurs tours un "outsider", le cardinal Melville, qui est élu. Mais alors que celui-ci se dirige vers le balcon pour la traditionnelle bénédiction des fidèles, l’angoisse l’étreint et il recule. Un psychanalyste est alors appelé d’urgence pour aider le nouveau guide de l’Eglise catholique à assumer ses nouvelles fonctions. La religion comme la psychanalyse font, depuis ses débuts, partie des obsessions de Nanni Moretti ; il était donc en quelque sorte naturel que l’indispensable cinéaste italien finisse par élaborer cette histoire d’un pape en proie au doute et à la crise de foi. Pour autant, la tendance récente de son cinéma vers l’ironie ou la férocité - ainsi que les échos faisant état du refus des autorités vaticanes de le laisser tourner dans l’enceinte de la Cité suite à la lecture de son scénario - nous avait a priori laissé imaginer une charge brutale et/ou une comédie mordante sur les arcanes du pouvoir religieux. C’était sous-estimer Moretti, qui livre ici un film bien plus subtil et complexe que cela : si l’on y rit parfois de bon cœur, l’humour ou la fantaisie du film (qui voit par exemple les plus éminents cardinaux se livrer à un tournoi de volleyball, en écho au match de football en soutane de La Messe est finie ou au waterpolo existentiel de Palombella Rossa) viennent surtout servir de révélateurs à l’humanité des protagonistes et à leur besoin de se retrouver. L’histoire de ce pape, c’est celle d’un homme qui aura "occupé une fonction" avant de penser à vivre, et à qui il reste subitement tout à redécouvrir ; et alors que le fuyard repense à sa carrière manquée de comédien de théâtre, on découvre au sein du Vatican un groupe de cardinaux semblables à de jeunes chenapans espiègles et inexpérimentés, que l’on surprend à essayer de copier sur leur voisin, à qui l’on doit expliquer le moindre sous-entendu, qui tapent dans leurs mains et réapprennent à s’amuser ensemble dans leur cour de récré… comme pour souligner la flagrante inadéquation au monde moderne d’une Église à ce point centrée sur un protocole vide de sens qu’elle en a oublié de regarder, dehors, la vie continuer d’avancer. Mais plus globalement, Habemus Papam enthousiasme par la manière dont il entremêle ses différentes histoires pour les mettre en perspective les unes avec les autres : dans un constat global de grande solitude collective, le film révèle à quel point tout est, comme au théâtre, affaire de représentation. Du Saint-Père à qui on ne demande finalement de n’être qu’une silhouette derrière un rideau à ce psychanalyste obnubilé par sa réputation ; de sa collègue réduisant tous les cas à un diagnostic tout prêt (la "carence de soins") à ce journaliste de télévision captivant ses téléspectateurs par son sens de la formule ; tous semblent n’exister que par ce qu’ils tâchent de paraître… et le principal tort du nouveau pape est finalement de ne plus arriver à croire à cette mascarade partagée. Bien plus empreinte de solennité qu’il n’y paraissait de prime abord, la fausse-comédie se transforme en un vrai drame existentialiste, poignant tout en n’étant jamais appuyé, porté tout entier par l’hébétude magistrale d’un Michel Piccoli admirable de justesse et sobriété. Avec ce ton singulier propre au cinéaste, entre la fraîcheur et la gravité, Habemus Papam louvoie entre les divers écueils de son sujet, et s’avère au final une sacrée réussite... Antoine Royer

Depuis la mort de son père et la disparition de son oncle alcoolique, Hugo Cabret vit clandestinement dans les rouages de l’horlogerie de la Gare de l’Ouest. Passionné de mécanique, il dérobe des pièces dans une petite boutique de jouets tenue par un vieil homme. Mais un jour, celui-ci le surprend et lui confisque son précieux carnet de notes. Obstiné, le jeune Hugo va tout faire pour récupérer son carnet, sans savoir qu’il se lancera ainsi dans une improbable aventure au cœur du passé et des rêves… Ce n’est pas sans une forme de circonspection, voire d’inquiétude, que nous avions initialement entendu parler d’un projet mettant Martin Scorsese, jadis cinéaste new-yorkais du tumulte et de la violence, aux commandes d’un film de Noël en 3D, adapté d’un ouvrage récent de littérature jeunesse, et se déroulant dans un Paris enneigé de féérie rétro… Ce cher Marty avait-il rejoint les rangs de tous ces anciens iconoclastes, avalés, fondus, reformatés par un système de production aliénant, à l’instar par exemple de son complice d’autrefois, Robert de Niro, réduit depuis des années à (mal) jouer les utilités dans des comédies ou des polars bas-de-gamme ? Assez vite, toutefois, Hugo Cabret dissipe une bonne partie des doutes : l’apparence et la base des enjeux narratifs sont bien ceux, plutôt convenus, du blockbuster hivernal (notamment dans cette vision assez curieuse, probablement héritée en partie de Jean-Pierre Jeunet, d’un Paris d’antan à travers des filtres jaunâtres), mais on est d’emblée séduit par la vivacité jamais ostentatoire des mouvements de caméra et l’utilisation pertinente d’une 3D qui, refusant autant que possible les effets de "jaillissement", s’emploie avant tout à définir l’extraordinaire topographie du cadre de l’action et joue sur la profondeur de champ, en définissant notamment plusieurs niveaux de plan, à la manière par exemple des découpes des théâtres d’ombres chinoises. Surtout, loin de Harry Potter ou des contes initiatiques similaires mettant à l’épreuve de jeunes protagonistes surdoués, Hugo Cabret s’inscrit a priori dans un cadre réaliste, presque "dickensien", et la modestie de ses ressorts scénaristiques (en gros, et de façon métaphorique, "réparer" l’automate) révèle à quel point l’essentiel est ailleurs : la magie, dans Hugo Cabret, n’est jamais ailleurs que dans les rêves des protagonistes et dans la façon dont ceux-ci parviendront à s’épanouir dans une réalité parfois douloureuse. Quelque part, autant pour l’obstination attachante de ses deux jeunes héros que pour l’élégance de sa narration, pour son refus du schématisme dans la caractérisation des personnages (il n’y a aucun "méchant" dans le film, ce qui est assez rare dans un film hollywoodien pour adolescent) ou pour la conscience affirmée de son environnement (culturel chez l’un, naturel chez l’autre), Hugo Cabret nous a parfois fait penser à Hayao Miyazaki, compliment insurmontable dès qu’il s’agit du cinéma jeunesse contemporain. Par ailleurs, à mi-film, et de façon assez inattendue, Hugo Cabret nous offre une forme de cours d’histoire du cinéma, comme pour rappeler à quel point le 7ème art est, de toutes les inventions humaines, celle qui se rapprocherait le plus de l’étoffe des rêves. On sait depuis toujours à quel point Martin Scorsese, historien émérite et contributeur actif à la restauration de films autrefois disparus, est attaché à la mémoire du cinéma, mais jamais jusqu’alors cette obsession n’avait à ce point transparu dans son propre travail : reconstituant les mythiques studios de Georges Méliès à Montreuil, il prend un plaisir communicatif à y re-tourner certains des plans les plus fameux de la carrière du cinéaste, pour en évoquer l’émulation passionnée autant que l’infinie malice de certains de ses légendaires tours de passe-passe. On ne sait dans quelle mesure une telle séquence touchera les spectateurs les plus jeunes, mais la mise en route du projecteur et la redécouverte par Jeanne D’Alcy Méliès des images issues de son flamboyant passé nous aura, à titre personnel, bouleversé comme rarement. Ces derniers mois, Georges Mélies avait fait l’objet d’une admirable exposition à la Cinémathèque de Paris, tandis que l’inestimable Serge Bromberg consacrait un documentaire à la restauration de la version en couleurs du Voyage dans la lune. Pour pédagogiques et passionnantes qu’elles aient pu être, ces deux initiatives manquaient en partie de ce qui fait la plus attachante réussite de Hugo Cabret : la transmission du plaisir originel, fondamental, primitif, de raconter des histoires. En ce sens, avec Hugo Cabret, Martin Scorsese ne se fait pas simplement le biographe fantaisiste de Georges Méliès, mais bien le vecteur contemporain de son imaginaire. Et ce que nous craignions être la manifestation d’une forme de renoncement de sa personnalité s’avère ainsi, au final, l’un des gestes les plus intimes de sa filmographie : pas son meilleur film, certes, et loin de là - mais l’un de ceux qui traduisent le plus profondément l’amour inconditionnel qu’il porte à son art. Antoine Royer

Marcel Marx, vieux cireur de chaussures de la gare du Havre, vit dans un petit pavillon avec sa bienveillante épouse, Arletty. Un jour, presque malgré lui, il recueille un jeune immigrant clandestin venu d’Afrique, Idrissa. Aki Kaurismaki est de ces cinéastes auxquels on ne demande pas tout à fait la même chose qu’aux autres - tout simplement parce que la singularité de son univers le prévaut d’une grille de lecture classique : on pourrait, par exemple, en découvrant Le Havre, s’attarder sur une forme d’artificialité des dialogues, sur le jeu étrange des comédiens ou sur le manque de réalisme des situations… Mais on ne le fait pas, quand bien même le film semblerait traversé, comme l’indique le résumé ci-dessus, de préoccupations sociales bien réelles et bien actuelles. C’est que Le Havre, à l’image de bien d’autres œuvres de l’attachant pochard finlandais, passe tout entier par le filtre de sa perception atypique pour s’offrir comme une fable grave et loufoque, où la vérité du propos vient émerger sensiblement de la fantaisie la plus bariolée. La question chancelante de la temporalité traduit bien cette approche : inscrit dans une esthétique colorée et obsolète, où les tables en Formica et les cabines téléphoniques à pièces ont un inaliénable droit de cité, le film est autant empreint d’une forme de nostalgie rétro (notamment cinématographique) que soudainement parsemé de résonances violemment contemporaines (on y entend par exemple sur la question des sans-papiers la voix d’un récent ministre de l’Intérieur français…). De ces contrastes a priori extravagants nait pourtant une vraie continuité, qui vient par exemple exhiber la constante actualité d’une forme de résistance individuelle à l’injustice, et la nuance fondamentale entre la légalité et la légitimité d’un acte, en particulier politique. Le beau personnage du policier melvillien incarné par Jean-Pierre Darroussin, qui envisage son métier avec un sens de l’honneur un peu obsolète, est l’incarnation allégorique, et un peu inquiète, de ces mouvements désordonnés du temps. De la même manière, on peut trouver très paresseuse la résolution finale du nœud dramatique impliquant l’épouse du Marcel, Arletty, mais elle traduit en réalité la profonde personnalité d’Aki Kaurismaki, revêche mais joyeuse et pleine d’un espoir un peu naïf. Le Havre est donc un film kaurismakien en diable ; et au sein d’un univers si cohérent dans son décalage, on se surprend à constater qu’il s’agit, en réalité, du premier film en langue française du cinéaste : outre la présence du fidèle André Wilms (qui tourne ici son cinquième long métrage avec Kaurismaki) et l’apparition plus attendrissante qu’autre chose de Pierre Etaix (l’un de ses pères spirituels), il s’agissait pour le réalisateur de s’imprégner du cadre de la ville du Havre, selon lui “le Memphis français”, “l’une des villes les plus rock’n’roll d’Europe“. Parfaitement emblématique du personnage, cette assertion pour le moins surprenante vient pourtant trouver une certaine réalité à l’écran, notamment dans les touchantes séquences impliquant Little Bob, petit rocker à banane parfaitement à sa place dans cet univers improbable. Après avoir été investie quelques mois auparavant par Abel & Gordon, héritiers revendiqués de Kaurismaki, pour La Fée (film qui présente d’ailleurs - en moins bien - de nombreuses similitudes avec Le Havre), la cité normande sera donc devenue, pour quelques mois au moins, la capitale cinématographique de la fantaisie. Comme une preuve supplémentaire de la manière unique dont Aki Kaurismaki parvient à apprivoiser l’invraisemblable. Antoine Royer

Alain et Vincent aiment se retrouver pour discuter cinéma, politique ou cuisine. Un jour, Alain se propose de devenir Président de la République, et demande alors à Vincent s’il veut bien devenir son Premier ministre. Le tout en se filmant en permanence. Durant les premières minutes de Pater, on se demande un peu à quel type d’objet cinématographique on a bien affaire, tant les frontières déjà habituellement poreuses entre documentaire et fiction sont ici joyeusement détournées. Et puis, progressivement, on arrête de se demander si Vincent Lindon est Vincent Lindon ou le Premier ministre, ou si Vincent Lindon en train de jouer un Premier ministre ou… pour comprendre que l’idée fondamentale dans ce projet est bien avant tout celle du jeu. Et l'on se met alors à observer un cinéaste bientôt octogénaire et un comédien n’ayant plus grand-chose à prouver s’adonner à ce plaisir ludique de cour de récré : « Et si on dirait que je serais le Président et que toi tu serais le Premier ministre » ! Évidemment ceux qui s’attendaient, compte tenu du postulat initial, à une réflexion politique autour du rôle de nos hommes d’État seront frustrés par la faible teneur "idéologique" du projet (cet aspect-là se contente de tourner autour de la question de l’instauration par la loi d’un salaire maximal), mais les autres auront de quoi jubiler face au rafraîchissant plaisir enfantin dégagé par les deux protagonistes principaux de ce drôle de film (d’autres "acteurs" interviennent ponctuellement, sans que l’on sache d’ailleurs pour certains à quoi ils servent !). Il faut voir Alain Cavalier, les yeux pétillant de malice, venir proposer sa nouvelle péripétie à Vincent Lindon et celui-ci contenir le fou rire qui monte, pour saisir dans quelle mesure le jeu et l’artifice servent parfois de révélateurs au vrai. Car Pater n’est évidemment pas que le délire régressif de deux adultes à la poursuite de leur enfance, et c’est justement lorsque le film affirme la conscience de sa nature indécise, confuse, qu’il touche à une singulière beauté. A travers les relations entre le cinéaste et son comédien, entre le Président et le Premier ministre, entre le vieux et le jeune, Pater tisse un réseau de filiations, interrogeant le lien entre les choses autant que le temps qui passe. Ainsi, s’observant dans un miroir, le cinéaste décide de se faire opérer d’un début de goitre qui lui rappelle trop la figure de son propre père (la démarche, récurrente chez Cavalier, rappelle également Agnès Varda filmant ses taches de vieillesse avec une émotion tremblotante). Et ce flambeau qu’il transmet, dans la partie finale, à son Premier ministre ressemble également à un passage de génération et vient interroger le rapport du cinéaste à son acteur : filme-t-on ce qu’on désirerait être et que l’on n’est pas ou plus ? Alors, dans un acte final bouleversant de complicité, Vincent Lindon et Alain Cavalier réinventent le champ/contrechamp. Simple et lumineux. Antoine Royer

Un été, un enfant d’une petite dizaine d’années, accompagne son père jusqu’à leur nouvel appartement où les attendent la mère, enceinte, et une sœur plus jeune. Auprès des gamins du quartier, ses futurs camarades de jeux et d’école, l’enfant se présente sous le prénom Michael. Mais pour ses parents, elle est Laure, leur fille aînée… Lors des premières minutes du film, Céline Sciamma entretient savamment l’ambigüité autour de son personnage principal, comme si elle attendait, d’une certaine manière, que le spectateur décide lui-même s’il s’agit d’une petite fille ou d’un garçon : entre la finesse de sa silhouette ou sa voix fluette et ses manières de "p’tit gars", l’indécision demeure jusqu’à l’habile enchaînement des séquences "aux prénoms" évoquées dans le résumé ci-dessus. Par ce qui tient moins d’un artifice narratif que d’une manière pertinente de faire naître le trouble, la réalisatrice pose alors la question de l’identité sexuelle à un âge où les dissemblances physiques ne sont pas encore apparues, interrogation d’autant plus légitime que c’est souvent la société qui formate les enfants aux modèles sexués des adultes : parce qu’elle a les cheveux courts, parce qu’elle joue au foot ou parce qu’elle veut que sa chambre ait un papier peint bleu et non rose, Laure nous semble, sinon "anormale", au moins atypique, et ce d’autant plus par contraste avec sa jeune sœur Jeanne (très fifille, avec ses cheveux longs bouclés et ses tutus…). Tomboy adopte donc le point de vue intime d’une petite fille qui se rêve en garçon, et qui découvre progressivement, sans l’assumer, sa féminité : lors d’une très belle séquence rappelant Cria Cuervos de Carlos Saura (peut-être LE chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma sur la question du trouble identitaire à l’âge de l’enfance), la jeune Lisa maquille Michael/Laure pour lui avouer qu’ « il est belle en fille »… Particulièrement déstabilisant dans la justesse autant que dans la singularité des thématiques qu’il aborde, Tomboy décrit évidemment un mensonge, mais celui-ci n’est que l’expression d’une incertitude. A cause de la promiscuité du voisinage, du retour prochain à l’école, ou des transformations morphologiques d’un corps qui évolue, il est donc évident dès le début du film que le double-jeu de Laure sera tôt ou tard démasqué ; mais ce n’est pas sans élégance que le film parvient à faire naître une discrète tension, aussi bien à travers l’imminence de cette échéance que par un processus d’identification qui nous fait nous inquiéter pour un personnage trop jeune pour devoir assumer les conséquences de son malaise. C’est ainsi très modestement que Céline Sciamma dénoue les enjeux dramatiques de son film, en tournant une nouvelle fois le miroir vers la société : car c’est bien celle-ci qui parle à travers la bouche des enfants quand ils affirment que « deux filles qui s’embrassent, c’est dégueulasse » : au-delà de la seule approche enfantine, le film traduit plus généralement d’un formatage identitaire collectif, qui tend à étouffer la singularité de chaque parcours individuel. Pour autant, Tomboy a le bon goût de ne pas se poser en "documentaire d’actualité" qui prétendrait "analyser" un "phénomène de société" : le propos n’est ni didactique ni dénonciateur de quoi que ce soit, et les éventuelles raisons simplistes qui chercheraient à expliquer le comportement de Laure comme s’il s’agissait d’une pathologie sont admirablement balayées par la complexité des rapports, notamment familiaux. Enfin, outre cette belle qualité d’écriture, si Tomboy nous paraît aussi emballant, c’est aussi parce qu’il témoigne plus globalement d’une conception assez vivifiante de l’art cinématographique ; l’épure totale de son dispositif (trois lieux de tournage, dix comédiens, une équipe technique réduite, un film d’à peine 1h20…) lui aura en effet permis de se concentrer sur quelques fondamentaux, sans scories ni artifices : un enjeu narratif fort et original, un casting impeccable (l’alchimie entre Zoé « Laure » Héran et Malonn « Jeanne » Lévana est assez saisissante) et un souci constant de traduire l’essentiel à travers des outils visuels adaptés. Tant par son élégant souci du détail que par des choix adaptés de cadrages, par son utilisation des focales que par le beau dynamisme d’un montage qui use mais n’abuse pas des plans longs, Céline Sciamma affirme en effet un regard certain de cinéaste, qui nous invitera désormais à suivre avec une grande attention la suite de son parcours. Antoine Royer


Fin des années 20, à Hollywood : Georges Valentin est le comédien-vedette de la Kinograph, société de production de films muets. Par hasard, il fait la rencontre fortuite de Peppy Miller, une de ses admiratrices, qui rêve à son tour de devenir une vedette. L’arrivée du cinéma parlant va soudainement inverser leurs destins : lui, refusant de franchir le pas, va sombrer dans l’oubli, tandis qu’elle va devenir la tête d’affiche que tout le monde s’arrache. De Mel Brooks (Silent Movie) à Aki Kaurismaki (Juha) en passant par quelques autres plus obscurs, certains cinéastes contemporains s’étaient déjà attelés à l’ambitieux projet de réaliser un film sans dialogues, mais aucun n’avait encore choisi de situer leur intrigue au moment même, à la fin des années 20, où le cinéma franchissait le pas du parlant. Doté d’une force symbolique certaine, ce postulat permet à Michel Hazanavicius de complexifier l’appréhension initiale de son projet : trop sérieux et déférent pour n’être qu’une parodie, The Artist refuse également de n’être qu’un copier-coller du style "film muet" (pour peu que cela existe), tant il affirme constamment sa conscience du fil continu de l’histoire du cinéma, en particulier celui qui relie la période décrite dans le film à l’époque contemporaine. C’est ainsi que, s’il débute avec des dispositifs de mise en scène classiques des années 20 (plans américains, mouvements de caméra sommaires) et laisse une forme d’expressionnisme typiquement années 30 développer progressivement sa patte (gros plans, décadrages, utilisation des reflets…), The Artist vogue également avec allégresse vers les années 50, empruntant là à Sunset Boulevard (l’ex-vedette, oubliée, regardant, seule, les films vestiges de sa gloire), là à Vertigo (dont le thème musical illustre la séquence de l’incendie)… L’histoire même de The Artist invite donc à envisager une perspective globale de la chronologie historique du 7ème Art, à la fois pour suggérer l’universalité du parcours de son personnage principal (à chaque époque ses stars déchues), mais aussi pour ériger une forme de manifeste dans la manière d’appeler le public d’aujourd’hui (élevé dans la culture ambiante de l’instantanéité) à se souvenir de ceux qui furent les gloires d’hier, en montrant par l’exemple qu’un "film muet en noir et blanc" peut être drôle (les gags faisant intervenir le chien, référence au Asta de la série des Thin Man), trépidant et poignant : extraordinaires d’expressivité et d’énergie, Bérénice Bejo et Jean Dujardin font ainsi renaître sous nos yeux les figures de Louise Brooks et de Douglas Fairbanks, de Claudette Colbert et de Clark Gable, de Ginger Rogers et de Fred Astaire, et à travers eux des décennies entières de mélodrame, de film d’aventure, de comédie, de musical… Pour autant, The Artist n’est pas un film étouffé par la la nostalgie, et quand bien même la multiplication des références s’adresse avant tout à un public déjà nourri, il parvient à transmettre à tout un chacun sa vivifiante énergie et son amour du cinéma, ce vecteur unique d’émotions : chez Michel Hazanavicius, la conscience de son art n’est pas un carcan mais un catalyseur, la nourriture dont se repaît un imaginaire aussi naïf que malicieux. Passons donc sur les menus défauts de rythme ou les limites d’un dispositif peut-être un peu trop "ciné-centré" pour défendre The Artist comme il se doit, car il s’agit probablement, à nos yeux, de l’un des films les plus sincères et les plus attachants de l’année. Antoine Royer

Le début du film intrigue : nous sommes quelque part au Proche-Orient, et de jeunes orphelins rageurs se font raser la tête au son d’une chanson de Radiohead… puis l’instant d’après, nous sommes au Québec, dans un office notarial, où deux jumeaux assistent à la révélation du mystérieux testament de leur mère : elle, Jeanne, devra remettre une lettre à son père, qu’elle croyait mort depuis longtemps ; lui, Simon, devra remettre une autre lettre à un frère dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Lorsque Incendies, pièce de Wajdi Mouawad, fut pour la première fois montée sur scène en 2003, nombreux furent les spectateurs convaincus d’avoir assisté à une création majeure du théâtre contemporain. Cet alors trentenaire, installé à Montréal depuis le début des années 80, y mêlait en effet une partie de sa propre histoire d’exilé libanais avec des questions plus amples et universelles autour de la quête des origines, de l’identité religieuse ou du cycle perpétuel de la violence… Saisi par le potentiel dramatique de l’œuvre, le québécois Denis Villeneuve en acquit assez vite les droits d’une adaptation cinématographique : indéniablement, la force dramatique et l’intensité narrative du texte originel représentaient d’assez certaines garanties (même si Villeneuve avoue avoir peiné à trouver un équilibre dramatique vu la densité thématique de l’œuvre), pour peu que le cinéaste ne tombe pas dans le piège de la sur-signification ou du pathos. L’une de ses meilleures inspirations fut de conserver l’incertitude géographique du cadre de l’action (si l’on pense au Liban, il pourrait aussi bien s’agit de la Palestine ou de l’Iran…) pour ne pas risquer "d’idéologiser" une trame bien moins politique que mythologique : malgré sa grande contemporanéité, Incendies tient de la tragédie grecque, de ces drames classiques où Damoclès se joue du destin, et où chaque révélation ne vient qu’amplifier la glaçante appréhension de la suivante, plus terrible encore… A ce sujet, et sans révéler quoi que ce soit de l’intrigue (qui dans son impressionnante richesse n’évite cependant pas certaines lourdeurs symboliques ponctuelles), Incendies effleure dans ses derniers instants des abîmes de turpitude, mais sans jamais tomber dans une sorte de provocation par l’abjection : si le film suggère la colère, la violence ou la haine, il ne donne jamais à les ressentir, cherchant plutôt à inciter le spectateur à la réflexion ou à la compréhension de ses complexes enjeux (la quête des jumeaux n’est pas tant celle d’une personne que des raisons enfouies par leur propre mère). L’ensemble est donc d’une grande gravité, parfois étouffante, et la mise en scène de Denis Villeneuve, dans une sorte de conception nord-américaine du réalisme, s’y avère aussi efficace que crue. Le résultat est un film ample et éprouvant, puissant et tourmenté. Antoine Royer

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Par Ronny Chester - le 19 janvier 2012