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Livres

Soit dit en passant:
autobiographie
UN LIVRE de Woody Allen

Traduit de l’américain par Marc Amfreville et Antoine Cazé
Éditions Stock
Collection : La bleue
Première édition : 3 juin 2020
540 pages, broché
Prix indicatif : 24,50 euros

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Dans une interview publiée il y a quelques semaines dans Le Figaro, Woody Allen expliquait que les difficultés auxquelles s’est heurtée aux États-Unis la publication de son livre Apropos of Nothing (qui sort en France le 3 juin sous le titre Soit dit en passant) et qu’il est inutile d’évoquer ici par le menu l’ont laissé de marbre, puisqu’il travaille depuis des décennies dans un milieu, celui du cinéma, où les annulations de projets à la dernière minute sont monnaie courante. Il n’en reste pas moins que l’on a ici affaire à un cas de figure particulier, puisque l’hostilité manifestée à l’égard de son livre était dirigée contre lui-même - contre l’homme Woody Allen : ce livre, comme on sait, est une autobiographie.

Disons-le tout de suite : il est peu probable que les positions des uns et des autres à l’égard de Woody Allen - l’homme ou l’œuvre - changent en quoi que ce soit. En lisant le récit de sa vie, ceux qui l’ont toujours trouvé drôle le trouveront très drôle, voire désopilant, nous assure l’éditeur ; mais, en face, ceux qu’il n’a jamais fait rire ne riront pas plus et les féministes qui se sont déchaînées contre lui trouveront matière à se déchaîner plus encore. Oublions pour l’instant ce que nous appellerons, pour aller vite, l’affaire Mia Farrow ; la manière détachée, administrative, dont Allen énumère dans certaines pages ses conquêtes féminines (nettement plus nombreuses qu’on aurait pu le penser) ne laisse pas d’être quelque peu problématique.

Ce détachement, au moins apparent, rejoint évidemment une des caractéristiques fondamentales de son cinéma, à savoir l’ambiguïté. Ainsi certains ont-ils vu en l’héroïne d’Une autre femme incarnée par Gena Rowlands une femme qui avait totalement raté sa vie quand d’autres ont pu voir au contraire une femme qui parvenait finalement à atteindre un véritable équilibre intérieur. Dans Intérieurs, la nouvelle compagne du père pouvait apparaître comme une femme abominablement vulgaire ou, à l’inverse, pleine d’une salutaire énergie. On pourrait citer aussi plusieurs films où Allen soumet la morale à un périlleux exercice de corde raide : Crimes et délits ou Match Point, par exemple, ont des dénouements qui vous fichent mal à l’aise. Immoralité ou amoralité ? L’artiste, s’il entend montrer la complexité du monde, est probablement contraint de s’abstenir de juger. Aujourd’hui encore, comme l’a écrit très justement un critique, on n’a pas la moindre idée de ce que pensait Molière. Dans cet ordre d’idée, le titre français de l’autobiographie de Woody Allen est peut-être meilleur encore que le titre original : oui, tout ce qu’il nous dit de sa vie, il nous le dit en passant. De loin. Pas un mot, par exemple, sur les raisons qui ont pu entraîner à un moment donné ses ruptures avec toutes les dames avec lesquelles il était romantically involved, si ce n’est le fait que la cécité provoquée par l’amour n’est jamais éternelle... Le temps efface certaines choses, mais il en révèle d’autres.

C’est la raison pour laquelle l’ouvrage, tout en suivant en gros une progression chronologique, ne s’interdit pas ici et là quelques flashbacks (ou flashes forward) à l’intérieur de chacune de ses trois parties : a. enfance, formation du stand-up comedian et débuts au cinéma ; b. affaire Mia Farrow ; c. carrière cinématographique.

La première partie offre, à travers le portrait fait par Allen de son père, un nouvel exemple de l’ambiguïté déjà constatée dans son œuvre. Ce père est présenté comme le spécialiste des combines foireuses, voire comme une espèce de mafioso à la petite semaine, mais c’est en même temps l’homme qui sait maintenir une complicité constante avec son fils, l’entraînant par exemple au restaurant pour déguster avec lui des mets que la mère - figure un peu plus lointaine dans le récit, mais clairement très rigide - bannirait sans appel de la table familiale.

Une leçon objective se dégage toutefois très nettement de ce premier volet : si le jeune Woody, en vendant des jokes à tel ou tel amuseur célèbre, gagne très vite beaucoup plus d’argent que ses deux parents réunis, sa réussite en tant que stand-up comedian n’en est pas moins le fruit d’un travail incessant, d’une remise en question permanente encouragée par les remarques et conseils de multiples mentors. Les noms de ceux-ci ne diront pas grand-chose au public français, mais leur seul nombre suffit à montrer qu’Allen Konigsberg n’est pas devenu Woody Allen en un jour. Non, contrairement à ce que peuvent imaginer aujourd’hui certains "chroniqueurs" français, il ne suffit pas de brailler et de sortir quelques insultes ou insanités pour mériter le titre d’amuseur professionnel.

La seconde partie, très longue - un bon tiers de l’ouvrage -, est donc consacrée aux accusations de pédophilie lancées et relancées par Mia Farrow contre Woody Allen et orchestrées par Ronan Farrow, fils d’icelle et d’on ne sait pas très bien qui (Woody Sinatra ou Frank Allen ?). Rien dans ces longues pages qui vienne ajouter quoi que ce soit aux articles sérieux diffusés depuis des mois sur divers sites Internet. Allen lui-même ne fait que recycler ici un très long texte qu’il avait précédemment publié sur la question (en disant à l’époque que ce serait le dernier). Mais, quoi qu’on pense du personnage - car nul n’est obligé d’avoir une passion pour Woody Allen -, l’accumulation tranquille et, disons-le, quelque peu lassante, des faits qu’il évoque suffit à le disculper définitivement de ce dont on l’accuse (et qui, de fait, n’a jamais débouché sur quelque condamnation que ce soit). Les éditeurs américains ont bien trop peur d’être poursuivis en justice pour ne pas vérifier scrupuleusement l’exactitude de chaque ligne des textes qu’ils publient, et l’on peut gager que l’éditeur de cet ouvrage a dû le faire deux fois plutôt qu’une. Disons simplement qu’il semble bien que Mia Farrow a transposé sur Woody des tares qui sont celles de la famille Farrow. Il y a quelques semaines, le New York Times a mouché le journaliste Ronan Farrow en dénonçant le manque de rigueur de son travail « d’investigation » (il ne craint pas par exemple de gonfler certains chiffres). Le reproche qu’on peut éventuellement adresser à Allen est celui que nous avons signalé plus haut : si Mia Farrow est bien la manipulatrice qu’il dit - et que, selon toute probabilité, elle est (1) -, comment a-t-il pu rester aussi longtemps aveugle ?

Ou, encore une fois, aussi détaché ? Car l’indifférence, qu’elle soit innée ou acquise, semble vraiment être le corollaire de l’ambiguïté allénienne, et c’est d’ailleurs ce qui rend assez décevante pour les cinéphiles la troisième partie de l’ouvrage. Les titres des films défilent, sans que Woody Allen prenne la peine de commenter précisément, d’analyser rétrospectivement l’un quelconque d’entre eux, de dire quoi que ce soit de ses sources d’inspiration. Exception faite du Prête-nom, réalisé par Martin Ritt, il prétend n’avoir vu aucun des films dans lesquels il n’était qu’acteur, y compris Scènes de ménage dans un centre commercial de Paul Mazursky. Le Casino Royale de 1968, qu’il a pourtant coécrit, est expédié en quelques lignes. Paris Manhattan, où il donne pendant quelques minutes la réplique à Patrick Bruel, n’est même pas cité nommément. C’est simplement un film dans lequel il est apparu pour faire plaisir à une réalisatrice française qui, elle aussi, restera anonyme... La technique ? C’est, assure-t-il, un domaine qui lui est totalement étranger : il laisse à ses directeurs de la photographie le soin de choisir les objectifs qui conviennent et de régler les lumières... Sans doute n’a-t-il pas voulu redire ici ce qu’il avait déjà développé dans ses livres d’entretiens avec Stig Björkman ou avec Eric Lax, mais la seule recette, la seule chose positive qui se dégage de ces pages pour un lecteur profane, c’est ce stakhanovisme calme et tranquille qui a débouché sur une cinquantaine de films en cinquante ans, et qui ne semble pas près de s’achever puisqu’on nous annonce que, nonobstant ses ennuis et son octogénarité bien tassée, Woody Allen se prépare à tourner deux nouveaux films (dont un en France).

Il convient toutefois de préciser que cette positivité est surtout le résultat d’une double négativité, à savoir d’une peur de la mort. Dustin Hoffman a un jour déclaré en riant : « One thing about being successful is that I stopped being afraid of dying. Once you’re a star you’re dead already. You’re embalmed. » (2) Woody Allen, c’est tout le contraire. Il l’a dit et répété, il se moque éperdument de savoir s’il sera ou non embaumé, encensé, loué après sa mort, puisqu’il ne sera plus là pour voir ce qui se passe. Pour lui comme pour Shakespeare, life's but a walking shadow. (3) Ce n’est évidemment pas très réjouissant, mais c’est, somme toute, une excellente définition du cinéma.

à ma soeur Judith...

(1) Si les accusations de Mia Farrow étaient exactes, la justice américaine aurait-elle autorisé Woody Allen et sa présente épouse à adopter deux enfants ?
(2) « Une chose au sujet du succès est que j'ai cessé d'avoir peur de mourir. Une fois que vous êtes une star, vous êtes déjà mort. Vous êtes embaumé. »
(3) « L
a vie n'est qu'une ombre qui passe. »

Par Frédéric Albert Lévy - le 4 juin 2020