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Portraits

satoshi kon à travers ses films

Satoshi Kon démarre sa carrière en collaborant à une série de projets parmi les plus ambitieux de l’animé du début des années 90 : scénariste sur Memories, décorateur sur Patlabor 2, animateur sur Roujin Z. Il signe en 1997 son premier long métrage, Perfect Blue - bénéficiant de l’aide de l’auteur d’Akira au poste de superviseur - qui impressionne d'entrée de jeu par sa maîtrise formelle et son audace narrative. Un début de carrière extrêmement prometteur vite confirmé par Millenium Actress, Tokyo Godfathers et la série Paranoïa Agent, autant de réalisations plaçant Satoshi Kon au premier rang des cinéastes contemporains. Paprika, chef-d’œuvre absolu, film d’une inventivité et d’une intelligence folles, viendra clore une carrière bien trop court, le cinéaste disparaissant prématurément en 2010.

Perfect Blue (Pâfekuto burû, 1997)

Mima quitte le girl’s band dont elle est la star pour une carrière au cinéma. Alors qu’elle entame le tournage d’un film où elle incarne une tueuse schizophrène, des meurtres sanglants ont lieu et tous les indices semblent l’accuser...

Perfect Blue, premier long métrage d'animation de Satoshi Kon, joue sur différents niveaux de narration et de réalités, glisse sur les parois glacées d’une cité de verre qui renvoie autant d’images fragmentées de son héroïne au bord du gouffre. Le film fait le portrait d’un monde de représentation qui soudain vole en éclats. Représentation intime d’abord, celui des masques que chaque jour nous portons, masques qui se fissurent et tombent, ou collent tant à la peau qu'on ne parvient plus à s’en défaire. Représentation plus global ensuite, celui d'un monde constitué d'images multiples dont l'accumulation semble sans fin  : médias, publicités, affiches, univers virtuels, pops stars...

Satoshi Kon nous propose un voyage éprouvant au cœur des pulsions de son héroïne, prise dans un maelström de jalousies et de passions qui se révèle être l’émanation d’une société qui s’écroule sous son trop-plein d’images. Un monde où l’être humain ne sait plus qui il est, ne peut plus faire la jonction entre les différentes images qu’il projette, où l’intime et le public se confondent. La fragmentation du récit, totalement déroutante, fait écho à cette humanité démultipliée jusqu’à la dissolution. Entre ce que l’on pense être, ce que l’on aimerait être, ce que l’on est vraiment, ce que l’on montre aux autres, ce qu’une star doit montrer aux autres, ce qu’elle reflète de ses fans, ce qu'on livre à des inconnus sur la toile... les liens ne se font plus. Satoshi Kon aborde toutes ces vies d’une même manière, ne brouillant pas les pistes par pur plaisir de perdre le spectateur mais bien pour refléter une personnalité qui vole en éclats, pour prendre le pouls du Japon contemporain et plus largement de nos sociétés.

Perfect Blue est un thriller haletant, oppressant, violent et vertigineux, qui préfère aux prouesses techniques et visuelles que permet l’animation une approche intime d’un être en proie à la dissolution. Satoshi Kon se glisse dans l’univers mental de son personnage, réalisant une œuvre introspective qui joue sur les fondements mêmes du cinéma d’animation comme réinvention ou recréation du réel.

Olivier Bitoun

Millenium Actress (Sennen joyû, 2001)

Le point de départ de Millenium Actress est similaire au Titanic de James Cameron : une vieille femme retirée du monde voit lui revenir un objet issu de son passé et qui va réveiller le souvenir d’une romance oubliée qui se révèlera à nous en flash-back. Ici il s’agira de Chiyoko Fujiwara, ancienne star du cinéma japonais qui acceptera la demande d’interview du journaliste et fan Genya Tachibana en échange d’une clé perdue il y a bien longtemps. Quelle porte et quel monde secret ouvre cette clé ? Il faudra écouter les souvenirs de Chiyoko pour le savoir,, et cela nous entraînera à la fois à travers l’histoire du Japon mais aussi celle du cinéma japonais. Loin d’une construction en flash-back basique, Millennium Actress adopte une structure tout aussi déroutante que Perfect Blue.

Dans le Japon totalitaire des années 1930, Chiyoko encore adolescente croise la route d’un opposant au régime grièvement blessé et traqué par la police. Elle va le recueillir à l’insu de sa famille et en tomber amoureuse, ce dernier dans sa fuite précipitée lui peignant un portrait en remerciement mais surtout en oubliant la fameuse clé. La lui ramener et surtout retrouver cet homme vont devenir la quête d’une vie entière. Hésitante, timide et se réfugiant derrière sa mère quand un producteur de cinéma lui proposera de tourner un film (de propagande) en Mandchourie, elle va accepter la proposition car c’est justement là-bas qu’a fui son bel inconnu. Dès lors, la réalité de Chiyoko s’entremêle à celle des films qu’elle tourne, sa course éperdue étant le fil rouge d’un arrière-plan revisitant les époques et le cinéma Japonais. Redoutable guerrière ninja de l’ère Edo, elle devient une geisha sacrifiée du XIXe dans une imagerie où l’on pensera autant à Kurosawa qu’à Mizoguchi, le personnage de Chiyoko pouvant même être inspirée de Setsuko Hara, actrice emblématique du cinéma japonais et retirée brusquement des plateaux après la mort de son mentor (et amant ?) Yasujiro Ozu.

Satoshi Kon ne se restreint cependant pas à la simple reconstitution animée de ces grands moments du cinéma japonais mais y introduit une dimension ludique où les intervieweurs apparaissent, observateurs et acteurs des évènements, l’ignorance blasée du jeune cadreur le disputant aux réactions énamourées du journaliste Genya. Les rares retours au présent apportent une distance amusée à l’outrance des moments de fiction mais également - tout comme Titanic - un tour plus résigné et solennel sur un âge d’or disparu. Le ton de ses va-et-vient dans l’imaginaire se fait plus posé au fil de la maturité des rôles de Chiyoko, désormais femme et icône mais qui dans son esprit demeure cette jeune fille à la poursuite de ce qui apparait de plus en plus comme une chimère insaisissable.

Visuellement, Satoshi Kon s’adapte et s’approprie chacun des genre / période traversés, les mouvements de caméra reprenant le hiératisme et la mobilité du chambara lors des combats de sabre, la composition de plan façon estampes japonaises, les cadrages oppressant du mélodrame de Mizoguchi dans les séquences de geisha ou encore l’imagerie extravagante du kaiju-eiga dans la perception virevoltante de Chiyoko. Le réalisateur joue plus sur la notion de trompe-l'œil, où par un montage virtuose un élément de décor ou par un mouvement de caméra nous nous échappons vers un univers totalement différent. Une mise en scène qui souligne le sentiment de course éperdue où, malgré la bascule, c’est plus la découverte que le sentiment de perte de repères qui domine, soit l'exact inverse de Perfect Blue dans lequel ces changements soulignaient la folie naissante de son héroïne. Millenium Actress est un mélodrame envoûtant et peut-être le plus beau film de son auteur. Satoshi Kon offrira une apothéose flamboyante à cette thématique avec Paprika, où se mêleront l’angoisse de Perfect Blue et le romanesque de Millenium Actress.

Justin Kwedi

Tokyo Godfathers (Tokyo Goddofazazu, 2003)

Troisième film de Satoshi Kon, Tokyo Godfathers semble constituer un aparté dans une oeuvre qui explore les thématiques de la réalité subjective, des liens poreux entre réel et imaginaire, conscience et folie. Si avec son cadre réaliste, ses préoccupations sociales et son récit terre-à-terre Tokyo Godfathers semble bien éloigné de ces préoccupations, il reste en fait totalement cohérent, Satoshi Kon ayant simplement déplacé le curseur quant aux éléments qu’il souhaite mettre en avant tout en continuant d'explorer ces thématiques.

Le soir de Noël, trois sans-abris - le dur à cuir Gin, le transsexuel Hana et la fugueuse Miyuki - font la découverte d’un bébé abandonné au milieu des poubelles qu’ils fouillaient. Ne sachant que faire du nourrisson et ne se décidant pas à le ramener à la police, le groupe va se servir des maigres indices accompagnant les affaires du bébé pour retrouver sa famille. Une quête dans un Tokyo hivernal qui sera également intime, chaque personnage se trouvant confronté à son passé et donc aux raisons qui l'ont amené à vivre dans la rue. Chaque film de Satoshi Kon propose un savant mélange entre une réalité subjective - une réflexion et un regard sur la société japonaise -  et une exploration de l’intime à travers les doutes et les attentes des héros. Ainsi le thriller sert la perte de repères de Perfect Blue et Millenium Actress propose un voyage à travers l’histoire du Japon, réel et cinéphile, tout en proposant un regard touchant sur le temps qui passe et la recherche de l’amour fou. Tokyo Godfathers s'inscrit dans cette veine en inscrivant le merveilleux et le conte dans une réalité sinistre.

Chacun des personnages traîne un lourd passif : Gin a perdu sa famille en cédant à l’alcool et au jeu, Miyuki fuit son père à cause d’un acte terrible qu’elle regrette et Hana erre depuis la mort de son amant. Tous trois ont reformé une famille dysfonctionnelle, turbulente mais soudée pour survivre à la dure loi de la rue. Ces révélations se font par fragments au fil de l’aventure, chaque rencontre, environnement et situation réveillant un peu plus les souvenirs entre deux gags. Satoshi Kon fait naître la magie de la fange, l’inattendu ne naissant plus du déséquilibre mental (Perfect Blue) ou de la passion éperdue (Millenium Actress) des héros mais de leur bonté. Leurs intentions sont si nobles qu’ils semblent prêts à tout surmonter, l’esprit de Noël faisant surgir les miracles réels (la péripétie finale) ou rêvés (l’hilarante apparition d’une fée qui s’avère quelque peu différente de ses consœurs).

Il fallait bien cela pour contrebalancer l'envers sinistre du quotidien des sans-abris, entre mépris ordinaire des quidams, violence gratuite des jeunes en quête de sensations et bien sûr ce froid tenace qu’il faut surmonter. L’humour peut parfois désamorcer la noirceur (les passagers du bus se protégeant de la puanteur de nos trois clochards) mais le Tokyo que nous montre Satoshi Kon est loin des clichés habituels avec cette traversée des bas-fonds, les conditions de vie insalubres d’exilés sud-américains ou encore le spleen urbain que véhicule la cité pour qui a du vague à l’âme comme cette mère suicidaire. Visuellement le réalisateur s'appuie sur cet entre-deux avec des personnages hyper expressifs et aux réactions cartoonesques (un aspect déjà présent, mais sous un jour inquiétant et monstrueux, dans Perfect Blue) contrebalancés par une approche réaliste et froide de Tokyo, Kon bénéficiant là de son plus gros budget et pouvant donner libre cours à son ambition.

Justin Kwedi

Paprika (Papurika, 2006)

Des scientifiques mettent au point une machine qui permet de pénétrer les rêves des patients afin de fouiller leurs psychoses. Mais un vol se produit et une DC Mini (c’est le nom de cet appareil révolutionnaire) disparaît... Une course poursuite s’engage pour retrouver cette machine qui, en de mauvaises mains, pourrait avoir des conséquences dramatiques...

A partir d’un postulat de thriller de science-fiction somme toute assez classique (adapté d’un roman de Tsutsui Yasutaka), Satoshi Kon construit un film hallucinant qui joue sur l’imbrication étroite entre réalité, rêve et fiction. Rares sont les films qui se déploient de façon aussi large et généreuse : la profusion d’images toutes plus folles les unes que les autres, la construction labyrinthique, l’incroyable densité thématique du film auraient pu donner naissance à une œuvre pachydermique et indigeste. Mais le miracle est là : Paprika est un film qui se déroule de manière limpide et évidente, léger et aérien. Satoshi Kon parvient à nous impliquer sensitivement et émotionnellement dans son histoire et si l’on ne saisit pas forcément à la première vision tous les enjeux du récit, la façon dont nos sens sont stimulés fait que jamais on ne décroche, jamais on a l’impression que le récit nous dépasse ou se joue de nous.

Paprika nous traverse et nous transporte en faisant appel à la fois à des éléments profondément intimes et d’autres universellement partagés. On y trouve mille images de notre quotidien (crainte de la destruction de l’humanité par le tout technologique, dissipation de l’individu dans un monde sans barrière, prolifération des images...) et de notre imaginaire. Comme dans son somptueux Millenium Actress, Kon utilise toute une iconographie issue de notre mémoire cinéphile, jouant sur les codes et les clés des images parmi lesquelles chaque jour nous évoluons. Jusqu’ici, le cinéaste auscultait la société japonaise (le phénomène Otaku dans Perfect Blue, les SDF de Tokyo Godfathers...) et questionnait de manière sensible et profonde la place de l’individu dans celle-ci. Avec Paprika, il s’éloigne de l’analyse des maux du Japon et franchit un cap en nous plongeant corps et âme dans un film qui questionne de manière presque métaphysique ce qui définit l’humain. Le film parvient à pointer ce qu’il y a de profondément inquiétant à interroger l’essence même de l’humanité, nous faire ressentir le vide qui s’ouvre en nous lorsque l’on en vient à se demander ce que nous sommes et quelle est notre place dans l’univers. Kon explore par ses images tout l’imaginaire qui nous nourrit, des peurs enfantines aux fantasmes, des idées les plus angoissantes aux rêves les plus fous qui nous permettent de transfigurer un quotidien étouffant.

Dans Paprika, il n’y a plus de frontières. Les rêves envahissent la réalité, les mondes qui habituellement sont séparés par des écrans se fondent et se rencontrent. La fiction est un songe qui nourrit notre réalité qui en retour nourrit nos rêves... D’une audace formelle et narrative inouïe, porté par un rythme bondissant (sur la techno pop de Susumu Hirasawa), Paprika propose des images et des idées parmi les plus folles jamais imprimées sur pellicule. Le film procure un sentiment d’extase, nous amuse et nous terrifie. Euphorisant de bout en bout, ludique (avec ses fausses pistes, ses pièges, ses chausse- trappes, ses illusions), il nous happe, nous malmène, nous secoue et nous régurgite à l’issue d’une heure trente de grand huit cinématographique. On ressort du film sans bien saisir l’ampleur de ce qui nous a été donné de voir. Mais ses images se sont imprimées en nous et Paprika revient nous hanter longtemps après la projection. Un film unique, inoubliable, pur chef-d’œuvre qui hélas se révèlera être le dernier d'une trop courte carrière, d'une trop courte vie.

Olivier Bitoun

Par Olivier Bitoun & Justin Kwedi - le 9 mai 2018