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Portraits

sur les 6 premiers films de Jim jarmusch

Alors que The Dead Don't Die, sorti il y a deux mois, a déçu les afficionados de Jim Jarmusch, la ressortie en salle ce mercredi de ses six premiers longs métrages par Les Acacias est l'occasion de se réconcilier avec le cinéaste !

PERMANENT VACATIOn (1980)

Aloysius Parker erre dans les rues d'un New York désert. Il n'a pas de famille (juste une mère en asile psychiatrique), pas de travail, d'envies, de désirs, de passions, de buts. Aloysius Parker c'est Chris Parker, un adolescent vagabond qui traîne au CBGB que Jim Jarmusch rencontre alors qu'il est à l'école de cinéma - école dont par ailleurs il n'use guère les bancs, passant ses journées à apprendre le métier avec son mentor Nicholas Ray qui l'a pris sous son aile. Il cotoie régulièrement Parker et au fur et à mesure de leurs rencontres note des idées, des bribes de scènes, des lieux. Deux années à glaner les éléments qui vont aboutir à ce Permanent Vacation, film envoûtant, film spleen qui ne va guère plaîre aux enseignants et étudiants qui le jugent trop lent et sans histoire. Jarmusch est quant à lui heureux d'avoir fait son film et pense maintenant retourner à la musique (il co-signe avec John Lurie celle du film). Heureusement la suite a donné tort à tous...

Si le film peut agacer par son côté arty, il est indéniable qu'il y a déjà là un cinéaste, avec un regard sur le monde et une écriture qui n'appartiennent qu'à lui, même s'il s'inspire ici du travail d'Amos Poe (Subway Riders), tournant sans autorisation, dans la rue, avec ses amis. Il utilise ainsi l'appartement de John Lurie, dérangeant Jean-Michel Basquiat qui squatte alors là dans un sac de couchage. Jarmusch par la suite va s'extraire de ce matériau documentaire pour se laisser emporter par la fiction et les histoires, délaissant ce réalisme brut – assez rare même dans le cinéma indé américain – qui fait à la fois la force de ce premier film mais aussi sa limite. Les séquences sont le fruit de nombreuses improvisations à partir d'un fil scénaristique des plus simples : les deux derniers jours d'errance d'Allie avant son départ pour l'Europe. Parker avait quatorze ans lorsque Jarmusch l'a découvert. Il en a seize lorsque débute le tournage. Dans la vie Charles Parker est très vif, très expressif mais dès que la caméra tourne il se déplace lentement, avec des gestes mesurés et se met à chuchoter d'une voix éteinte. Jarmusch décide de ne pas le diriger et plie le film au rythme de son acteur. Allie flotte ainsi sur le film, comme déconnecté de tout ce qui l'entoure, des drames de la ville ou de ses habitants. La ville éteinte, quasi morte, répondant à sa propre dissolution dans le monde. Cette contagion de la ville par le personnage d'Allie (et vice-versa) est la très belle idée du film, celle qui permet à Jarmusch d'échapper à un naturalisme mortifère pour faire cinéma.

Le générique monte en parrallèle des images de la foule de Wall Street sur du jazz interprété par un musicien de rue avec celles de ruelles désertes où règnent le silence ou un lugubre enchaînement de sons de cloches. C'est sur cette deuxième typologie d'images que défile le générique, le nom des acteurs et des techniciens. Jarmusch place son film dans cet interstice, à l'écart de la vraie vie de New York, dans un espace imaginaire, désolé, qu'il va venir habiter par son film – et ceux à venir. Il annonce d'emblée que s'il colle à une réalité de la ville il va en faire un univers personnel. Qu'il entend s'éloigner du centre névragilque de la mégalope pour plonger dans ses quartiers interlopes, pour filmer les oubliés sans pour autant faire un documentaire. Allie apparaît alors dans ce territoire qu'il se met à arpenter d'un pas léger, contrastant avec les sonorités angoissantes d'un saxophone qui est venu se mêler aux cloches. Allie qui graffe son nom sur un mur, qui signe, qui se présente et prend possession des lieux et du film. Les décors expriment le vide intérieur d'Allie. Les rues sont dépeuplées, les immeubles en ruine, la ville gangrénée par les terrains vagues, les intérieurs (squat, prison, taudis, chambre d'étudiant, atelier d'artiste) désertiques. La bande son travaille de même, prenant en charge les pensées et sensations d'Allie. Il s'imagine une ville détruite par des bombardements et tandis qu'il déambule dans des terrains vagues on entend les avions gronder au dessus de la ville et les tirs de la DCA. Il transforme ainsi des quartiers laissés à l'abandon par le progrès et le capitalisme en territoire imaginaire.

Des personnages déracinés et vivant à la marge embarqués dans un road-movie pédestre à travers des quartiers en déréliction, ambiance jazzy, poésie... : tout le cinéma de Jarmusch est déjà là, en germe, même s'il déploiera par la suite ces thèmes et ces motifs avec bien plus de maîtrise, en n'oubliant pas de raconter avant tout une histoire et de faire s'incarner des personnages. On reste ici à la surface, on se promène mais on ne plonge pas encore, Jarmusch brillant toutefois à nous faire ressentir ce New York de ce début des années 80 frappé par la crise économique. Une ville – un pays – que ses habitants ne reconnaissent plus, ne comprennent plus. Tout comme Allie qui ne se sentant pas en accord avec ce monde, cette société, qui se voit comme un touriste permanent, décide de larguer les amarres et d'embarquer pour la France. Devenir un voyageur, un exilé, un étranger ne change finalement rien à l'affaire. Il quitte donc NY en bateau dans un très beau plan qui reprend celui de News From Home de Chantal Akerman, la mégalopole se mettant à ressembler à une île tandis que la caméra s'en éloigne et que notre jeune héros abandonne pour d'autres horizons.

Outre Akerman, on reconnaît également l'influence des récits d'exil et d'errance d'Alain Tanner ou encore celle de Nicholas Ray (pour qui il a été assistant et qui disparaît quelques jours avant le début du tournage) dans l'attachement porté à une jeunesse en rupture de ban. Cette position entre Europe et Amérique, c'est celle de Jarmusch qui se sent entre deux continents, deux pensées du monde et du cinéma (l'Asie rejoindra bientôt la danse). Jarmusch rêve d'un cinéma planétaire et par la suite il tournera un peu partout, fera se croiser des acteurs venus d'horizons très divers (Robert Benigni, Isaac de Bankolé...), fera aussi bien appel aux codes du cinéma asiatique (Ghost Dog) qu'à la modernité d'Antonioni (The Limits of Control). Faire co-exister les différentes parties du monde (Night on Earth et Only Lovers Left Alive comme films programme) tout en ne cessant de parler de son pays, l'Amérique. Soit une des œuvres de cinéma les plus passionnantes et riches de ces quarante dernières années dont Permanent Vacation est un joli brouillon.

stranger than paradise (1984)

Stranger Than Paradise marque en 1984 la véritable naissance de Jarmusch qui se trouve récompensé pour ce poème en noir et blanc intimiste par la Caméra d’or au Festival de Cannes. Co-produit par l’Allemagne, le film de Jarmusch ressemble de prime abord à un cousin américain des oeuvres de Wim Wenders (il a été assistant réalisateur sur Nick’s Movie). Impression vite oubliée tant l’humour singulier du film, sa nonchalance non feinte, n’appartiennent qu’à leur auteur. Jarmusch a une manière bien à lui de dépeindre l’errance de ses personnages, le mal-être, voire la dépression, sans jamais tomber dans le pathos. C’est par petites touches, en s’attachant à des gestes à peine esquissés, à des corps qui se rapprochent mais ne se touchent pas, que Jarmusch exprime les rapports d’amour ou d’amitié de ses personnages. Tout le film est ainsi : sensible, juste, ténu, discret. Il y a des éclats de rires, des moments d’émotion et de tension, mais le tout est comme ouaté. Le scénario fait dans la miniature, pour ne pas dire le minimalisme. Et pourtant, Jarmusch nous parle de mille choses : de l’Amérique, de l’immigration, du système, de la vie en dehors du système, de l’amitié...

Le noir et blanc, signé Tom Dicillo (qui deviendra par la suite réalisateur) est d’une incroyable beauté. Les silhouettes des personnages tous de noir vêtus se découpent sur des paysages enneigés ou des lacs gelés, surgissent de la brume. Les travellings de Jarmush sont déjà là, impérieux, équivalents cinématographiques parfaits de la notion d'errance. Une manière de se placer, comme les personnages, à la surface des choses, du monde, en observateur discret des petits et des grands maux de la société. Façon aussi de survoler une existence qu’on ne souhaite pas incarner pleinement. Le noir et blanc renforce l’aspect fantomatique des personnages, fantômes pour la société américaine, car incapables de répondre aux injonctions de l’American Way of Life, fantômes pour eux-mêmes dans leur difficulté à s’impliquer dans le monde, dans la vie, dans une relation à l’autre. Ce n’est pas tant que Willie (John Lurie) et Eddie (Richard Edson, premier batteur des Sonic Youth) soient des adeptes de Camus ou Sartre, c’est plutôt qu’ils ne savent pas trop comment faire avec le monde. Willie joue à l’américain : il aime le base-ball, se nourrit de plateaux télé, mais ça ne colle pas vraiment. Comme le fait remarquer Eva, une cousine venue comme lui de Hongrie et qui squatte son appartement, pourquoi manger ces plateaux télé alors même qu’il n’a pas de poste de téléviseur ? Eva qui joue le rôle de déclencheur, qui révèle à Willie l’absurdité de mimer l’Américain, même s'il prend pour modèle l'attitude désinvolte et cool du new-yorkais. Elle va l’entraîner avec Eddie dans un périple qui les mènera de Cleveland et Miami, où les deux amis constateront que partout, c’est la même Amérique un peu déglinguée et poussiéreuse. Elle va déclencher le retour du refoulé de Willie, le retour de Bélà son prénom effacé. Avec Stranger Than Paradise, Jarmush signe une magnifique fiction américano-européenne, une ballade nonchalante, une belle réflexion sur les origines, sur l’être et le paraître.

down by law (1986)

Down by Law reprend en quelque sorte le squelette narratif de Stranger than Paradise : deux hommes un peu taciturnes et guère prolixes (John Lurie dans les deux films, et Tom Waits sur Down by Law), voient débouler un élément extérieur qui vient perturber leurs routines de tranquilles glandeurs. Dans Stranger… c’était une cousine hongroise, dans Down By Law c’est un italien débarqué on ne sait pourquoi à la Nouvelle Orléans. Dans les deux cas, ces immigrants se retrouvent plongés dans une culture qui leur est inconnue et apportent un regard neuf, naïf, innocent sur l’Amérique qui va finir par modifier celui des deux autres compères. Down by Law est une histoire de rencontre et d’échanges comme Jarmush ne cessera d'en raconter. Des échanges qui passent même entre deux musiciens mutiques et un zig incapable de faire une phrase en anglais. C'est aussi un film qui revient aux sources de l’Amérique du XXème siècle. Aux sources de sa musique (le Blues de la Louisiane, le Bluegrass), de sa littérature (Tennessee Williams, Jack Kerouac), de son cinéma (l’ombre des films des années 30 / 50 plane constamment : récits de prison ou d’évasion, film noir...), de son histoire (on se croirait souvent à l’époque de la grande dépression), de sa géographie (les bayous comme espace originel).

Robby Müller signe une photo inoubliable, avec une magnifique utilisation de la gamme de gris. Les choix de mise en scène sont extrêmement précis et intelligents, dans le refus par exemple de se placer du côté d’un personnage, d’utiliser des inserts, Jarmush balançant d’un personnage à l’autre sans jugement de valeurs. Le cinéaste est aussi à l’aise dans les magnifiques travellings sur les façades de la Nouvelle Orléans que lorsqu'il s'agit de filmer l’espace réduit d’une cellule de prison. Down by Law est l’une des plus éclatantes réussites de Jim Jarmush. Un film envoûtant, drôle et tragique servi par les compositions remarquables de John Lurie et Tom Waits et l’interprétation prodigieuse du trio d’acteurs (Down By Law, c’est la révélation Roberto Benigni). Un film d’équilibriste, qui parvient à marier harmonieusement l’humour et la mélancolie, un noir et blanc presque naturaliste et l’absurde des situations, à faire d’une succession de saynètes (souvent anthologiques) un récit d’une précision d’orfèvre. Un film qui malgré ses ressemblances avec Stranger than Paradise (le rythme lancinant, le noir et blanc, la démarche et la façon de s’exprimer des personnages…) trouve sa propre vie, sa propre voie, loin de la répétition gratuite d’une formule gagnante en festival. Dès lors, malgré un style reconnaissable entre cent et des thèmes récurrents, Jarmush ne cessera de nous surprendre, jouant parfois sur d'intimes variations (Night on Earth, Mystery Train, Broken Flowers...), réinventant d'autre fois sa grammaire pour explorer de nouveaux territoires (Dead Man, Ghost Dog, Paterson...)

MYstery train (1989)

Il s’agit toujours, comme dans les trois premiers films de Jarmush, de personnages en errance qui se retrouvent face à l’Amérique et qui apportent sur ses mythes et ses icônes leurs regards naïf d’étrangers en transit. Un couple de touristes japonais en quête du King, une italienne, un anglais se retrouvent ainsi une même nuit dans un hôtel de Memphis. Les chambres mitoyennes laissent passer les échos des trois histoires parallèles qui composent ce Mystery Train, véritable condensé du cinéma de Jarmush. On y retrouve son goût pour le film à sketches (Night on Earth et Coffee and Cigarettes de manière flagrante, mais en fait tout son cinéma porte cette influence), son attirance pour le Japon qu'il exprimera totalement dans Ghost Dog, l’Italie avec le personnage joué par Nicoletta Braschi que l’on avait quittée dans les bras de Roberto Benigni à la fin de Down by Law, les fidèles John Lurie (il compose la musique) et Tom Waits (dont on entend juste la voix)... Il est une fois de plus question de combines minables (Joe Strummer et Steve Buscemi en roi des plans galères) et bien sûr de Rythm’n Blues et de Rock avec Screamin’ Jay Hawkins en tenancier de l’hôtel ou encore Rufus Thomas. Et il y a la façade des studios Stax, le fantôme du King et Memphis, soit le berceau du rock américain.

Du Mystery Train chanté par Elvis au début du film à la version originale d’Herman Junior Parker qui le clôt, c’est toute une histoire de la musique américaine qui nous est offerte. Une histoire d’influences réciproques entre mouvements musicaux, de partage, mais aussi et surtout de pillage et de récupération par les blancs. Jarmush propose une relecture de l’histoire du Rock où les icônes cèdent un peu la place aux véritables pionniers. De manière emblématique, les deux versions de Mystery Train nous racontent cette histoire du Rock : Sam Philips, l’un des rares producteurs blancs à enregistrer des musiciens noirs (dont Rufus Thomas) sort en 1953 le magnifique morceau de Junior Parker, mais celle qui reste dans l’histoire est bien la reprise d’Elvis enregistrée l’année suivante. Jarmush nous propose donc un retour aux fondamentaux, aux racines, stigmatisant en filigrane le racisme de la production musicale américaine sans pour autant jouer le cynique de service en déboulonnant les idoles dont le King est l’incarnation la plus parlante. Pas d’esprit revanchard, juste l’envie de rendre hommage à ces musiciens trop souvent oubliés. Ainsi le jeune japonais Jun, ne jure que par Carl Perkins alors que sa compagne l’entraîne à la poursuite du King. Memphis n’est plus le tombeau d’Elvis mais est bien le cœur de l’Amérique noire. Pour cette histoire de noirs et de blancs, Jarmush revient à la couleur après Stranger than Paradise et Down by Law. Memphis ressemble à une toile d’Edward Hopper, patchwork de couleurs (on sent l’influence de Nicholas Ray, mentor de Jim Jarmush, dans cet usage des couleurs) et de néons orchestré par l’immense Robby Müller. Profondément américain (on en compte peu qui nous parlent aussi bien de ses mythes et de son histoire) mais tout aussi influencé par l'Europe (via son chef opérateur pour la filiation Wenders, mais aussi le film à sketch dans la plus pure tradition italienne) ou l'Asie, Jarmush rêve d'un cinéma transfrontalier. Night on Earth (et plus tard The Limits of Control et Only God Forgives) sera à ce titre une véritable profession de foi. Injustement considéré comme mineur dans la carrière de Jarmusch, Mystery Train est une oeuvre à redécouvrir absolument.

night on earth (1991)

Depuis Strangers than Paradise, Jarmush n’a cessé de peindre des êtres en errance, des personnages qui se sentent étrangers à leur propre pays ou encore des individus propulsés dans un territoire qu’ils ne connaissent pas. Jarmush s’amuse du décalage entre les cultures, des barrières de la langue. Night on Earth ressemble ainsi à un film programme qui déroule ces thèmes au cours d’un périple autour du monde en cinq petits sketchs qui ont comme prétexte conducteur le fait de se dérouler à l’intérieur d’un taxi. A Los Angeles, Winona Ryder prend comme cliente Gena Rowlands, une directrice de casting qui voit pendant un instant en sa chauffeuse l’actrice qu’elle recherche désespérément. A New York, Armin Mueller-Stahl (Veronika Voss et Lola de Fassbinder) incarne un chauffeur tchécoslovaque qui ne parle quasi pas un mot d’anglais et qui se retrouve embarqué avec Giancarlo Esposito et Rosie Perez (deux acteurs de Do The Right Thing) dans une virée nocturne. A Paris, c’est Isaach de Bankolé (acteur chez Claire Denis, ancienne assistante réalisatrice de Jarmush, qui deviendra un régulier du cinéaste) qui conduit une aveugle, Béatrice Dalle. A Rome, Roberto Benigni, farouche bouffeur de curés, hésite longtemps avant de prendre un prêtre. Enfin, à Helsinski, Matti Pellonpää (acteur fétiche de Kaurismaki) emmène trois ivrognes jusqu’au petit matin. Ces cinq histoires se déroulent au même moment, tout autour du monde, et cette simultanéité des actions nous amène de la tombée de la nuit à l’aube.

Chaque histoire enrichit les autres, poursuit des interrogations esquissées ailleurs, répond à des questions restées en suspens. Magnifiquement photographié par Frederick Elmes (Blue Velvet, Eraserhead), ponctué par les phrases musicale des Tom Waits, Night on Earth est une jolie virée, merveilleusement interprétée et dialoguée et qui ressemble en tout point à son auteur : un film de personnages brossés par petites touches, sans psychologie, un film léger et poétique qui craint la maîtrise et préfère la digression, un film d’historiettes sans enjeux dramatiques forts mais qui distille une émotion profonde. C’est aussi l’occasion pour le cinéaste de rendre hommage à tous ces cinéastes qu’il aime tant, d’Amérique ou d’Europe, de Cassavetes à Kaurismaki, en passant par Fassbinder, Spike Lee ou Risi, Monicelli et Fellini. Bien sûr, comme dans tout film à sketch, il y a des segments plus réussis que d’autres, une certaine lassitude dans la répétition du procédé… mais c’est une forme qui sied parfaitement à l’univers de Jarmush. Hormis Mystery Train et Coffee and Cigarettes, qui revendiquent cette construction, on pourrait même dire que tous les films du cinéaste fonctionnent ainsi, sur des instantanés, des moments épars qui se déconnectent naturellement du récit. Night on Earth, même s’il peut être considéré comme une œuvre mineure dans la carrière du cinéaste, est un film généreux, drôle et touchant qui mérite plus qu’un coup d’œil distrait.

dead man (1995)

Dead Man est un film de temps morts, un film à la dérive, comme son héros William Blake qui le traverse dans l’état d’un déjà mort. Nous sommes dans le Far West, et l’on sait le lieu coutumier au retour des morts chez les vivants. Combien de Pale Riders sont revenus de l’autre monde pour assouvir une vengeance ? Mais Jarmusch ne réalise pas un western, même si le film en revêt les oripeaux. Il réalise un film sur les derniers souffles d’une vie, sur le passage dans l’autre monde. William Blake, une balle plantée à quelques centimètres du cœur, perd souvent conscience, et le film l’accompagne. Il rêve et délire, le film aussi. Dead Man est cotonneux, à la fois rassurant et inquiétant, doux et imprévisible, funèbre et apaisé. C’est un voyage, une errance, une balade dans l’entre-deux mondes. William Blake, à la frontière de la vie et de la mort, est aussi à la frontière entre plusieurs cultures. Eduqué en Angleterre, vivant dans l’est du pays, il traverse au début du film le continent et découvre par les fenêtres du wagon la civilisation qui s’étiole et l’Amérique de l’ouest, violente et boueuse, qui prend le pas. Il quitte ensuite cette société en voie d’industrialisation, qui rentre dans la modernité et tend elle aussi à quitter les rives du western, pour pénétrer dans l’ancestrale civilisation indienne. Retour aux origines d’une Amérique dont les valeurs et la mystique complexe tranchent avec la simplicité des dogmes sur lesquels se sont établis la société des colons : annexion, exploitation de la terre et des hommes, conquête. Monde complexe car les indiens dépeints par Jarmusch ne correspondent ni à l’imagerie du sauvage sanguinaire (bien entendu), ni à celui d’un peuple en harmonie avec la nature. Nobody, le guide indien de Blake, a été chassé de son peuple car il a vécu parmi les blancs. Il se trouve lui aussi à la frontière et il peut, à ce titre, accompagner Blake dans son voyage. Tandis que Blake dérive de plus en plus vers l’ouest, la présence des colons se fait moins prégnante, le territoire se régénère. Il y a un cheminement vers la source, vers le passé, l’origine, comme si la mort n’était pas le dernier pas en avant mais un grand retour sur soi, sur son histoire, sur les histoires, le moment où l’on trouve sa place au milieu de toutes ces vies qui se sont succédées. Blake quitte son enveloppe pour rejoindre la grande histoire, celle de l’Humanité.

Cette avancée à rebours du temps, Jarmusch la filme comme un voyage hallucinatoire. Les constants fondus aux noirs sont comme des morceaux de vie arrachés aux ténèbres, des flashs de plus en plus décousus perçus par une âme fatiguée. Le travail du chef opérateur Robby Müller est saisissant et son utilisation du noir et blanc prolonge idéalement le parcours de William Blake. Alors que le film démarre par des contrastes très poussés, des noirs et des blancs tranchés, ceux-ci se fondent peu à peu, imperceptiblement, jusqu’à ce que l’image se charge d’indécision, d’imprécision. La frontière entre les noirs et les blancs n’est plus aussi nette et l’image explore toute la palette des nuances de gris. De même, les cadres évoluent au fil du film. D’abord serrés sur les visages, où enfermant les silhouettes par des structures verticales, ils s’ouvrent sur l’espace tandis que Blake avance et ouvre les yeux sur le monde. Ces deux mouvements, la pulsation du film (ces images qui se fondent dans le noir, comme les battement assourdis d’un cœur fatigué) et la musique envoûtante de Neil Young nous hypnotisent, nous placent dans un état second, nous plongent dans la torpeur tout en aiguisant nos sens. Johnny Depp, avec son physique fragile, incarne à la perfection la fragilité d’une existence qui s’éteint, nous fait ressentir l’étonnement, l’inquiétude ou l’apaisement. Son corps même semble flou, indécis, n’imprimant presque plus la pellicule. Malgré la tristesse du sujet, Jarmusch émaille son récit d’instants drolatiques et malicieux, fait appel à l’absurde et au surréalisme, s’amuse avec son casting de "trognes" : Robert Mitchum, John Hurt, Iggy Pop, Lance Henriksen, Michael Wincott, Gabriel Byrne... Avec Dead Man puis Ghost Dog qu'il signe quatre ans plus tard, le cinéaste transcende sa Jarmusch’s touch. Deux films qui appartiennent pleinement à son univers mais qui le renouvellent de fond en comble, paris étonnants pour un réalisateur que l’on aurait pu croire installé dans une forme de routine mais qui, en deux coups de maître, ouvre son cinéma à une multitude de possibles. Only Lovers Left Alive puis Paterson seront plus tard eux-aussi de nouveaux élans qui montrent à quel point Jarmusch sans jamais se renier ne cesse de se réinventer.

DANS LES SALLES

retrospective jarmusch
Les six premiers films

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 3 JUILLET 2019

Par Olivier Bitoun - le 3 juillet 2019