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Portraits

Il est des personnalités qui posent problèmes aux historiens du cinéma. Des artistes dont l’œuvre supporte mal les taxinomies, et dont l’iconoclasme sauvage implique la réécriture de tout un pan de l’histoire du septième art. Mieux vaut donc les reléguer dans la case fourre tout des « atypiques » et autre « freaks » de l’industrie, plutôt que bouleverser les hiérarchies préétablies. Un jour, pourtant, un cinéphile curieux et influent (un Scorsese, un Tavernier, voire un Tarantino) élira un de ces oubliés mythiques, et tentera d’en faire la promotion auprès d’un plus large public.

Comique burlesque adulé par la joyeuse troupe des surréalistes, Harry Langdon est toujours en attente de réhabilitation. Ils sont nombreux dans son cas. Des pionniers du burlesque muet, la mémoire cinéphile n’a retenu que quelques noms (illustres certes). A-t-elle retenu les meilleurs ? Dans la majorité des cas…oui. Comme vous, je suppose, j’échangerais volontiers l’intégrale de Snub Pollard contre un court métrage de Chaplin, et malgré toute l’affection que je porte à cet étonnant Fatty Arbuckle, je peux admettre sans peine que Buster Keaton, son ex faire-valoir, l’a surpassé dans tous les domaines.

Par contre l’affaire Langdon me semble d’emblée plus suspecte. Pourquoi ce besoin de sortir Langdon de l’ombre ? Pourquoi pas un Larry Semon, un Harold Lloyd (retombé dans limbes de la cinéphilie après avoir été, à une époque, plus populaire que Chaplin) ou Fatty Arbuckle justement ?

Parce qu’il me semble qu’à l’instar de ses contemporains Chaplin et Keaton, Langdon a eu une descendance – qu’elle se réclame ou non de lui. Quelque chose de Langdon survit encore, ici chez Kitano, là chez Kaurismäki ou chez Roy Andersson.


Charlot Malec et Harry
Chaque personnage burlesque est réductible à un « type » précis. Cela permet notamment au public d’identifier aisément son héros favori. D’une simple silhouette il devient également possible de dégager la « poétique » d’un auteur.

Prenons Charlot. Pour aller vite, on dira que sa veste étriquée, ses pantalons trop larges et ses vieilles godasses le placent d’emblée dans la catégorie des démunis. Pourtant sa canne et son chapeau d’aristocrate, sa moustache impeccablement taillée, confèrent à ce laissé pour compte une dignité certaine. Son comique se déploie d’ailleurs bien souvent sur un substrat social. Chaplin/Charlot est ce héros qui le temps d’une pirouette tourne en ridicule les nantis d’un monde en voie de déshumanisation.

Keaton, lui, semble personnifier le stoïcisme même. Buster, ou encore Malec le personnage qu’il s’est crée, n’hésite pas à aller de l’avant, affrontant sans sourciller les obstacles qui se dressent sur son chemin. L’apparent monolithisme du personnage se retrouve dans la sécheresse d’une mise en scène qui a fait de la ligne droite son obsession formelle.

Et puis il y a Harry. Si Langdon est loin d’avoir signé tous les films dans lesquels il apparaît, on a pourtant du mal à séparer son jeu, à proprement parler, de la mise en scène, tant celle-ci semble inféodée aux mouvements, ou aux hésitations, du petit homme.

Harry hante littéralement l’écran. Son visage blanchâtre, sur lequel se dessine un air d’éternel ahuri, renvoie au teint blafard d’un malade plutôt qu’à la figure clownesque de l’Auguste.

On a souvent comparé le personnage qu’incarne Langdon à un somnambule. Il est vrai qu’il se situe à mille lieues du burlesque frénétique de Mack Sennett, dont il a pourtant été le protégé pendant un moment. Plongé dans une rêverie sans fin, Harry personnifie l’hésitation même. Il ne bouge pas vraiment, esquisse plutôt des mouvements improbables, hésite, recommence…puis abandonne pour retourner dans cet état second qui le caractérise. Harry n’a pas la morale de Charlot. Une femme s’évanouit devant lui ? Le voilà qui prend la poudre d’escampette.

Et contrairement à Buster, il subit plus qu’il n’agit. Dans The Chaser, il dévale une pente coincé à l’arrière d’une automobile. Il s’aperçoit bientôt que le véhicule n’a pas de conducteur. Après avoir amorcé une maigre tentative de plongeon, Harry se ravise et patiente tranquillement à l’arrière, attendant avec désaffection l’issue de cette descente sur les chapeaux de roue.
A part, forcement à part, Langdon impose un comique autre, déstabilisant pour tout dire. Le spectateur passe parfois, d’une scène à l’autre, du fou rire le plus intense à l’effroi le plus glacé. On imagine que trop bien la réaction du cinéphage des années 20. Après tout Langdon fait sans doute de Harry l’un des premiers grands personnages névrosés de l’Histoire du cinéma comique.
Fétichiste, obsessionnel, narcissique, infantile…Harry nous réserve toujours des surprises.
Il faut voir Harry Langdon, alors quadragénaire, incarner sa propre progéniture - un poupon dans un berceau gigantesque (Tramp, Tramp, Tramp), ou jouer les garçons en culotte courte prisonniers du domicile parental (Long pants), pour mesurer l’étendue des dégâts.

Langdon n’a pas laissé beaucoup de témoignages écrits. Ses proches collaborateurs évoquaient un clown triste aux tendances suicidaires, un ingénu ignorant en technique cinématographique – ce qui ne l’empêcha pas de se diriger lui-même à quelques reprises, et ce même si ses réalisateurs attitrés restent Harry Edwards, Roy del Ruth et le tout jeune Frank Capra, réduits le plus souvent à un simple travail de technicien (tandis que Langdon mettait au point les scènes).


Le style langdonien
Malgré cette relative incompréhension du matériau cinématographique, et malgré la présence d’un réalisateur « professionnel » aux manettes, Langdon a su mettre au point dans ses films un système esthétique cohérent, reconnaissable entre mille. Il joue souvent sur la durée, sur l’étirement des plans, comme si la passivité dans laquelle se complaît son personnage contaminait la structure formelle dans laquelle il évolue. Cette science du rythme (instinctive ou réfléchie ? Impossible de se prononcer avec certitude) lui permet de moduler la tonalité d’une séquence, ou d’une scène, contraignant ainsi son spectateur à passer par divers stades émotifs.

Prenons la scène emblématique de Long Pants. Alors qu’il s’apprête à se marier, Harry tombe éperdument amoureux d’une mystérieuse étrangère. Au point de projeter d’assassiner sa future épouse ! Une courte scène fantasmée – d’une beauté spectrale inouïe – nous montre même Harry passer à l’acte. Quelques scènes plus tard, Harry tente de réaliser ce fantasme meurtrier. Il emmène sa future épouse dans un bois reculé. Contrairement à la scène rêvée, cette séquence de la tentative de meurtre – peut être celle qui illustre le mieux la singularité de ce cinéma – traîne, se prolonge encore et encore. Le couple entame sa balade : nous sommes dans l’Aurore, de Murnau. Harry tente de camoufler le revolver à sa femme : nous revenons au burlesque, à l’absurde. Puis nous frémissons à nouveau de peur lorsque s’ébauche une bien curieuse partie de cache-cache. Craignons-nous pour la vie de son épouse, où appréhendons-nous qu’elle le surprenne l’arme à la main ? Toujours est-il que nous ne sommes pas au bout de notre peine. Au « moment clé » le burlesque refait surface : sous les traits d’un fer à cheval, puis d’un piège à loup qui se referme sur le mollet du « pauvre » Harry…

Chez Langdon il n’est donc pas rare que rire se mue en grimace, et que la mélancolie nous foudroie en plein gag burlesque.

Langdon aujourd’hui
Et si Langdon était l’inventeur de la « comédie dépressive » ? Après tout on riait des névrosés bien avant Woody Allen ou Roy Andersson. Quant à Kitano, il n’est pas l’inventeur de ce « rire triste » qui permet de nous confronter à l’absurdité du monde. C’est malin, on croyait tous que Kitano descendait de Keaton, voire de Chaplin, et voilà qu’on se rend compte qu’il pourrait aussi bien tenir de Langdon ! Pour ça il suffit de se souvenir de cette scène d’Hana-Bi, ou Nishi – le personnage principal – tente en vain de figurer sur la même photo que sa femme, ou il n’y a qu’à se pencher de plus prés sur le héros lunaire, et éternel rêveur, de Jugatsu…

Les exemples abondent. Mais mieux vaut s’arrêter là. Certes comme Langdon, Kitano prétendait, au moins au début de sa carrière, ne rien connaître au cinéma, certes, comme Langdon, il est réputé pour ses tendances suicidaires…mais il ne faudrait pas pousser le bouchon trop loin. Kitano n’a sans doute jamais entendu parler de Long Pants, Andersson a sûrement d’autres chats à fouetter que de citer Langdon dans ses propres œuvres. Ce qui importe c’est que d’autres cinéastes poursuivent – sans le savoir - ce qu’il a inauguré, dans ses courts métrages tragiquement drôles, et dans ses longs métrages drôlement tragiques. Ce qui importe aussi, c’est qu’aujourd’hui – paradoxalement – grâce à ces cinéastes de la comédie de la cruauté, de l’humour noir et pince sans rire, le public (qui a digéré depuis longtemps cette tendance dépressive du comique, et qui est de plus en plus friand du mélange des genres) est enfin près à recevoir le cinéma langdonien. Pourvu qu’on le lui offre…

Langdon en DVD
Bonne nouvelle ! Le DVDphile a aujourd’hui la possibilité de découvrir quelques chefs d’œuvres de Langdon. Encore faut-il qu’il possède un lecteur DVD multizone, et qu’il soit près à casser sa tirelire !

Edité par Image entertainment, la Slapstick encyclopedia réunit des dizaines d’heures de courts métrages signés par les héros de l’age d’or Burlesque. L’occasion de confronter les films de Langdon à ceux des ses concurrents directs.

La pièce de résistance reste tout de même le Harry Langdon…the forgotten clown également édité par Image. Ce DVD comprend trois longs métrages mythiques dotés de bons masters : The strong man (Frank Capra, 1926), Tramp, tramp, tramp – connu en France sous le titre Plein les bottes (Harry Edwards, 1926) et Long Pants (attribué à Frank Capra mais achevé par Langdon lui-même, 1927). Les films sont présentés dans leur format d’origine. Aucun supplément à se mettre sous la dent, mais inutile de faire la fine bouche, le DVD reste le moyen le plus fiable de découvrir ces merveilles dans de bonnes conditions

Par Chérif Saïs - le 1 janvier 2003