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Portraits

Portrait d'IDA LUPINO cineaste

Ida Lupino, née en Angleterre en 1918, est issue d’une grande dynastie d’acteurs de théâtre dont les racines remontent à la Renaissance italienne. L’histoire raconte qu’elle a écrit une pièce de théâtre à sept ans, événement pas si improbable pour cette jeune fille baignant dans les arts dès sa plus tendre enfance, son père étant compositeur et sa mère une vedette du music-hall. Elle entre à l’Académie Royale d’Art Dramatique à treize ans et, un an plus tard, part déjà en tournée dans toute l’Angleterre. Elle débute sa carrière au cinéma en 1932 - elle a alors dix-huit ans - dans un premier rôle que lui offre Allan Dwan (Her First Affair). Après quelques films tournés en Angleterre, elle gagne Hollywood en 1934. Ses interprétations chez Lewis Milestone (Paris in Spring) et William Wellman (La Lumière qui s’éteint) la font entrer à la Warner en 1940 où elle devient une star maison. Elle tourne dans une quarantaine de films dont Peter Ibbetson (Henry Hathaway), La Femme aux cigarettes (Jean Negulesco), Le Vaisseau fantôme (Michael Curtiz), et devient une fidèle de Raoul Walsh (Une femme dangereuse, La Grande évasion, The Man I Love) qui est un peu son mentor au cinéma. Elle montre aussi ses talents artistiques en tant que chanteuse et musicienne, et écrit même une suite pour orchestre jouée par le Los Angeles Philarmonic.

Son contrat avec la Warner arrivé à son terme en 1947, Ida Lupino monte une maison de production avec son mari, le romancier Collier Young. Son nom, The Filmakers, clame haut et fort à la face de Hollywood, où le producteur est encore roi, que le cinéaste est et doit être au cœur du projet d’un film. L’ambition du studio est de réaliser des films indépendants, à budgets réduits, qui s’intéresseraient à des sujets écartés par le cinéma classique et s’attacheraient à la classe moyenne américaine. Lupino passe à la réalisation en 1949 avec Not Wanted, remplaçant au pied levé le réalisateur affaibli par une crise cardiaque. C’est le début d’une seconde carrière. Elle réalise six films (participant à l’écriture de quatre d’entre eux) en à peine quatre ans : Not Wanted donc (même si elle ne se crédite pas au générique), Never Fear (sur une ballerine atteinte par la polio), Outrage (l’histoire d’une femme violée), Hard, Fast and Beautiful (une mère assoiffée de reconnaissance qui pousse sa fille dans une compétition sportive) et enfin les deux films qui nous intéressent aujourd’hui, The Bigamist et The Hitch-Hiker. Une femme réalisatrice est alors chose extrêmement rare, aux Etats-Unis en particulier où le seul nom qui vient à l’esprit est celui de Dorothy Azner. Lupino parvient donc à s’imposer en tant que cinéaste (elle est la deuxième femme acceptée au syndicat des réalisateurs) et, deuxième gageure, prend à bras-le-corps des sujets jusqu’ici quasiment absents des écrans de cinéma.

Ida Lupino entend montrer dans ses films un visage peu connu de l’Amérique, donnant des premiers rôles magnifiques à des personnages féminins et traitant de sujets de société forts et assez provocateurs pour l’époque. Les personnages de Lupino et de son époux Collier Young (qui participe aux scénarios de Never Fear, Outrage, The Bigamist et The Hitch-Hiker, et qui est également producteur exécutif de tous ses films) appartiennent toujours à la classe moyenne, un milieu social peu évoqué dans le cinéma hollywoodien. Ce milieu social est abordé très simplement par Lupino, sans emphase, ironie ou populisme. Les questions d’argent sont souvent évoquées dans les dialogues, les origines sociales des protagonistes sont posées, et ce même dans un thriller comme Le Voyage de la peur. Chez Lupino, les personnages vont à l’usine ou travaillent comme serveurs, ils utilisent les transports en commun, racontent leur enfance à la ferme et comment ils en sont venus à tenter leur chance à la ville... jamais de grands destins, juste des ouvriers, des employés, des habitants du quotidien. Pas de héros donc, seulement des hommes et des femmes brutalement frappés par le sort. Mais là encore, si Lupino part de sujets sensibles au potentiel dramatique fort, ses films surprennent toujours par une certaine forme de sècheresse narrative. Ils épousent une ligne droite, évacuent une grande part de l’artifice hollywoodien pour se concentrer quasi uniquement sur les personnages. Il y a ainsi très peu de personnages secondaires dans ses films, et le récit évacue également les intrigues annexes ou ces scènes prétextes censées renforcer le drame qui se joue. Les passages attendus du mélodrame sont soit évités, soit déplacés hors champ. Ainsi, dans The Bigamist, les deux femmes, lorsqu’elles découvrent le secret de leur mari, n’explosent ni en cri d’amour ni en haine : elles se taisent, laissant simplement parler leurs regards ou montrant l’étendue de leur détresse en baissant doucement le combiné du téléphone. Le cinéma d'Ida Lupino n’est ni romantique, ni lyrique. Il se situe à l’écart des modes, trouvant sa voie propre entre le mélodrame et le film à thèse à tendance documentaire. La réalisatrice emprunte à ces deux genres tout en en rejetant les formules toutes faites : d’un côté elle apporte un regard documenté sur les histoires qu’elle met en scène, tout en ouvrant la porte à l’émotion, de l’autre elle se révèle sèche et tranchante lorsque le film flirte de trop près avec le mélodrame.

On l’a dit, les histoires mises en scène par Lupino sont souvent très simples, leurs structures linéaires, leurs récits dépouillés. Cependant elle privilégie les moments en creux, ceux habituellement gommés dans le cinéma des studios, surtout dans le mélodrame qui est un genre qui demande une construction extrêmement savante afin d’amener le spectateur vers l’émotion. Ce faisant, elle prouve que les formules utilisées par Hollywood ne sont pas les seules susceptibles de faire ressentir au spectateur un sentiment profond, qu’une construction d’apparence plus lâche et libre peut tout aussi bien l’entraîner. La force des films de Lupino tient ainsi sur la croyance absolue de cette dernière dans les personnages, et donc dans les acteurs. La cinéaste s’attache à leur fragilité, fragilité constitutive de leur situation sociale et révélée brutalement par une situation difficile, apparemment sans issue. Dans The Bigamist, Phyllis (jouée par Lupino elle-même) semble être une femme forte, solide, maniant à merveille l’ironie et le second degré. C’est seulement lorsque l’on découvre sa grossesse que l’on apprend par son médecin qu’elle est en fait une femme d'une sensibilité à fleur de peau et que Harry doit absolument la protéger.

Les héroïnes de Lupino ne sont pas des combattantes, mais des survivantes. Indépendantes, elles ont néanmoins besoin des autres pour avancer, pour s’en sortir. Tout le monde a d’ailleurs besoin des autres et Lupino s’attarde bien plus qu’il n’est de coutume sur les relations entre les personnages, laissant beaucoup de temps à la parole, mais aussi aux silences, aux regards, aux simples gestes. Lupino fait preuve d’une immense empathie pour ses personnages, refusant de les décrire de manière monobloc, monocorde. A ces êtres brisés, elle offre la dignité des héros de tragédie. Mais elle reste toujours auprès d’eux, ne cherchant jamais comme d’autres cinéastes le divin, le cosmos, la morale dans les histoires qu’ils traversent. C’est un cinéma à hauteur d’hommes, fait de drames familiers qui n’appellent pas l’emphase mélodramatique car ils sont proches de nous. Des histoires qui ne doivent pas non plus subir l’indifférence ou un traitement uniquement documentaire sous prétexte, justement, qu’elles seraient trop banales, triviales, engluées dans le quotidien. Lupino est parvenue à trouver une juste mesure, un ton profondément personnel porté par une mise en scène totalement en phase avec son projet de cinéma.


avec Collier Young

Dès la création de The Filmakers, Lupino et Young ont pour ambition d’offrir une alternative au modèle hollywoodien, que ce soit dans les thèmes abordés par les films produits par la société ou dans leurs propositions de mise en scène. Ces films, et ceux réalisés par Lupino en premier lieu, reprennent certains éléments du néo-réalisme italien (1) (acteurs inconnus ou presque, figurants jouant leurs propres rôles, tournages en décors naturels...) et cependant le ton reste profondément américain. Le studio fait vraiment partie des pionniers du cinéma indépendant qui commence à prendre doucement son essor au début des années 50. La mise en scène de Lupino fait d’ailleurs penser par moments à celles de Samuel Fuller (qui réalise son premier long métrage, I Shot Jesse James, en 1949) ou de Robert Aldrich (qui, lui, débute à la télévision en 1952 et au cinéma l’année suivante) : on y trouve le même goût pour les ruptures et les dissonances, la même sécheresse, la même façon de couper brutalement une séquence de tension ou de privilégier un moment de flottement. Autant d’éléments qui sont symptomatiques de toute une génération de cinéastes qui entendent bien s’affranchir des contraintes de Hollywood, que ce soit en terme de production ou de style. Ces cinéastes ne font pas pour autant une croix sur le cinéma américain classique, ne se posent même pas forcément en opposition au système. Ils entendent simplement explorer de nouveaux territoires de cinéma, expérimenter pour certains, être plus engagés socialement pour d’autres... Ce qu’ils ont en commun, c’est la conviction que le réalisateur doit être l’auteur de l’œuvre, une prérogative jusqu’ici accordée au seul producteur.

Ida Lupino fait sienne ce désir a priori contradictoire de vouloir briser l’hégémonie de la mise en scène hollywoodienne classique tout en se posant comme une héritière de celle-ci. Et c’est là que réside l’une des grandes forces de son cinéma. Si elle multiplie les ruptures avec le cinéma classique, si ses films regorgent de brusques changements de ton, dans le même temps sa mise en scène et ses récits demeurent d’une grande fluidité. Ce côté duel à l’oeuvre dans la mise en scène et dans la structure des films (rupture contre sérénité) correspond trait pour trait au parcours des personnages blessés qui sont au cœur de ses films. Les personnages de Lupino sont des êtres vulnérables qu’un événement dramatique vient heurter de plein fouet, brisant le fragile équilibre dans lequel ils parvenaient jusqu’ici à se maintenir. La mise en scène heurtée de Lupino travaille sur ce motif du basculement et du déséquilibre. Les décors sont ainsi filmés de manière anxiogène, étouffante, inquiétante, inhospitalière. Dans The Bigamist, c’est par exemple la rue fortement en pente sur laquelle se trouve le perron de la maison des Graham, symbole évident du déséquilibre à l’œuvre dans le couple et qui va entraîner les drames à venir. Le deuxième mouvement à l’œuvre dans ses films est celui d’une lente guérison, une recherche de sérénité, de paix intérieure. La limpidité, la fluidité, le rythme apaisé de la mise en scène épousent cette quête. Après avoir utilisé les décors et les éclairages d’une manière presque expressionniste, Lupino fait appel à des lumières plus douces. Les noirs et blancs tranchés cèdent la place à une palette nuancée de gris.


Le Voyage de la peur

Cet art de l’entre-deux correspond parfaitement au discours d’une cinéaste qui fuit les amalgames, le film à thèse ou la morale. Ses réalisations ne se soldent ainsi jamais sur une vengeance de l’héroïne blessée, climax attendu dans le cinéma classique américain, ou sur une condamnation. Le cinéma de Lupino, par ailleurs très dur, n’est jamais d’une noirceur absolue. Ses films, s’ils ne se résolvent pas sur de bouleversants happy-ends, laissent toujours in fine place à l’espoir, à la renaissance, à une guérison possible. Cette conception de la mise en scène, de la construction dramatique, du style, est moins présente dans The Bigamist et The Hitch-Hiker que dans Outrage, Not Wanted ou Hard, Fast and Beautiful. Ces deux films se situent un peu à part dans sa courte, mais prestigieuse, filmographie. Plus classiques, traditionnels, ne prenant pas comme figure centrale un personnage féminin, on y retrouve néanmoins la patte et la sensibilité de l’artiste.

The Bigamist et The Hitch-Hiker sont les dernières réalisations d'Ida Lupino pour The Filmakers. C’est en décidant à partir de 1951 de prendre en charge la distribution (auparavant gérée par un partenaire, le plus souvent la RKO) que The Filmakers se met financièrement en danger. Le studio ne connaît pas le milieu de l’exploitation, et ne parvient pas à avoir les bonnes dates de sorties, les bonnes salles. C’est en souhaitant asseoir son indépendance que la société - qui aura produit neuf films entre 1949 et 1955 - se voit finalement contrainte de fermer ses portes. Lupino se tourne alors vers la télévision, réalisant un nombre impressionnant d’épisodes de séries (dont moult westerns et récits policiers, mais aussi le superbe épisode The Masks pour La Quatrième Dimension) tout en poursuivant sa carrière d’actrice (Le Grand couteau de Robert Aldrich, La Maison dans l’ombre de Nicholas Ray, La Cinquième victime de Fritz Lang...). Elle ne reviendra à la réalisation pour le cinéma qu’en 1966 avec Troubles with Angels, un film peu vu et à la réputation peu flatteuse. Mais sa carrière, circonscrite à une poignée de films réalisés dans un très court laps de temps, est digne des plus grands cinéastes américains. Ida Lupino est l’auteur d'une œuvre riche et cohérente, aussi bien thématiquement que formellement. Une œuvre qui, malgré le peu de reconnaissance qu’elle a bizarrement rencontrée, a été une grande source d’inspiration pour le cinéma indépendant américain.

(1) Rossellini aurait, en 1948, dit en substance à Ida Lupino : « Quand vous déciderez-vous à faire des films sur des gens ordinaires pris dans des situations ordinaires ? » (cité par Michael Henry pour le très intéressant dossier consacré à la cinéaste dans le Positif n°540, février 2006).

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Ida Lupino à travers ses films

Par Olivier Bitoun - le 8 novembre 2009