Menu
Portraits

PORTRAIT DE maurice pialat A TRAVERS SES FILMS

A l'occasion de l'ouverture aujourd'hui à La Cinémathèque française de l'Exposition Maurice Pialat, nous vous proposons de survoler l'oeuvre du cinéaste à travers une présentation de chacun de ses longs métrages.

L'ENFANCE NUE (1968)

François est un gamin de 13 ans, abandonné par sa famille et baladé de foyer en foyer. Turbulent, parfois sujet à d’inattendus accès de violence, l’enfant est placé chez les Thierry, deux sexagénaires du Nord de la France, qui lui offrent enfin un peu d’attention et de tendresse. Gentiment entouré de ses deux parents d’adoption, de Mèmère la vieille et de Raoul, autre gamin de la DASS recueilli par les Thierry, François ne tarde pourtant pas à refaire les 400 coups...

Ca tourne. Pialat est furax. Rien ne va : L’Enfance nue, c’est du cinéma bouts de ficelles, avec des chutes de pelloche récupérées à droite à gauche, des acteurs débutants, du matériel de bric et de broc, une équipe qui dort chez l’habitant, grignote vaguement un sandwich par jour et doit en plus supporter l’ambiance délétère d’un tournage sous haute-tension... L’Enfance nue, c’est aussi Michel Tarrazon, un môme de 13 ans au talent brut, mais qui bute sur certaines répliques. Comme n’importe quel acteur. Mais Pialat, c’est Pialat. Alors, déjà à l’époque, c’est coups de gueule et compagnie. Et puis une beigne, qui part en direction du gamin. Scandale sur le plateau. Véra Belmont, productrice exécutive, décroche son téléphone pour alerter François Truffaut, co-producteur du film. Nous sommes en 1968. Truffaut a 33 ans, mais déjà huit long métrages à son actif quand Pialat n’en est qu’à ses débuts, avec dix ans de plus au compteur. Truffaut a beau avoir placé ses billes dans ce film auquel personne ne croit, convaincu ses amis, Claude Berri en tête, d’en faire autant... ça explose. Trop de pression, de rancœur, de colère. Pialat chipe le téléphone des mains de Belmont et assène un « Oh, vous le connard... Espèce de Delannoy » à un Truffaut médusé. Les deux hommes ne se parleront plus durant de longues années.

On ne compte plus les anecdotes de tournage chez Pialat. Elles font partie de la légende du personnage. Mais celle-ci est importante, pour ne pas dire séminale. Elle pose évidemment les contradictions et les méthodes de travail d’un créateur qui n’aura su travailler que dans le chaos, mais surtout, elle semble expliquer par le menu ce que sera le cinéma de Pialat, et plus précisément L’Enfance nue. Bien que produit par Truffaut et Berri, et construit sur un thème sensiblement similaire, L’Enfance nue ne sera ni Les 400 coups, ni Le Vieil homme et l’enfant. Il sera même leur exact contraire, semble gueuler Pialat sur son plateau. Ni tendresse, ni poésie ici, du moins "pas en première intention" comme aurait pu dire l’ami Rocheteau, croisé bien plus tard dans Le Garçu. Non, L’Enfance nue, son titre est déjà tout un programme, ce sera autre chose : un portrait d’orphelin au scalpel, débarrassé de tous ses oripeaux et de tous ses affects. Hors de question de faire pleurer dans les chaumières, ou de tenter un quelconque effet de manche : Pialat s’épargne tout ce que Berri et Truffaut s’étaient autorisés, avec talent certes, mais... Bon, ça, tous ces "trucs" de metteurs en scène, ça ne l’intéresse pas. Pas de bons mots à coller dans la bouche d’un Michel Simon, pas d’émerveillement béat devant la tendre naïveté d’un môme, pas de Jean Constantin à la baguette, ni de travelling lyrique sur un Doinel libéré de ses chaînes, courrant sur une plage déserte.

D’emblée, le cinéma de Maurice Pialat se pose donc" contre". Contre la traditionnelle représentation de l’enfance au cinéma, contre les artifices, contre le cinéma tel qu’il est, tel qu’il se fait à l’époque. Le Septième Art a beau avoir été chamboulé par la Nouvelle Vague, Pialat s’en fout, il met tout le monde dans le même sac, les Delannoy et les Truffaut. Lui veut faire autre chose. Et effectivement, il fait autre chose, entre Flaherty, Robert Bresson et Louis Lumière...

Lire la chronique complète

La maison des bois (1971)

Au cours de la Première Guerre mondiale, trois enfants, Hervé, Bébert et Michel, ont été confiés par leur parent respectif chez les Picard près de Gambais. Albert Picard est garde-chasse et vit avec sa femme Jeanne et ses deux grands enfants dans une maison au fond des bois. Les enfants oublient dans ce foyer chaleureux, et sous la douce protection de Maman Jeanne, l’absence de leurs aînés. Mais peu à peu, la rumeur de la guerre s’intensifie et chacun des habitants de la Maison des bois devra y faire face...

La critique s’est montrée enthousiaste. Pialat a été félicité par ses pairs. Le film a même reçu le Prix Jean Vigo. Et pourtant, malgré tout, L’Enfance nue se solde par un échec cuisant qui laisse Pialat sur la paille. Il le reconnaît lui-même : le sujet n’avait guère de quoi faire se déplacer les foules. Mais en 1969, le cinéaste a de nouveau envie de tourner, de raconter une manière de sa relation amoureuse avec une certaine Colette dans les premières années de la décennie. Envie aussi d’appeler tous ces souvenirs : « Nous ne vieillirons pas ensemble. » Pour l’heure, il n’en a pas les moyens. Il doit accepter ce qu’on lui propose. Par chance, Yves Laumet, alors adjoint du responsable des programmes d’Antenne 2 a vu et adoré L’Enfance nue. Il a admiré la manière avec laquelle Pialat avait su tirer le meilleur des enfants. Or le projet de sa chaîne est un feuilleton de six épisodes de cinquante minutes chacun, dont des enfants délaissés et recueillis par de braves gens sont les vedettes. Les similitudes avec L’Enfance nue ne manquent pas. L’action se passe surtout durant la Première Guerre mondiale, époque qui allait fasciner Pialat tout au long de sa vie. Le scénario a été écrit par René Wheeler, dont la production ne veut pas en tant que réalisateur. Arlette Langmann, alors sa compagne, réécrit le scénario et en tire rapidement un script que la première société de production refuse de financer. Elle menace de tout arrêter. Comme Laumet veut Pialat, il change de société de production. Adapter le scénario de Wheeler consiste à le découper en épisodes homogènes. Arlette l’écrit au jour le jour avec tout au plus quatorze jours d’avance sur le tournage. C’est là qu’elle rencontre Dédé qui inspirera plus tard à Pialat le personnage de Loulou. Dédé travaille à la déco. Arlette veut se tirer avec lui. Pialat s’en rend compte, il demande à son assistant de la surveiller. Arlette tente de s’échapper. Mais elle est bientôt rattrapée par Pialat qui l’a suivie en voiture. Il la convainc tout de même de rester jusqu’au bout. De toute sa carrière, c’est sa collaboration avec Arlette qui s’avérera la plus fructueuse.

Il y a plusieurs manières d’apprécier La Maison des bois. La première ne tient pas seulement à Maurice Pialat, bien que celui-ci va en explorer toutes les richesses en y appliquant une méthode de peintre impressionniste. La Maison des bois est une "dramatique" de la télévision, conçue à la manière de L’Ecole des Buttes-Chaumont. Voici donc un feuilleton à l’ancienne, avec ses codes, ses méandres scénaristiques, ses personnages pittoresques, ses vieilles vaisselles fleuries et ses accents d’une France aujourd’hui disparue, capable de plonger en nostalgie tous nos aïeux. Pialat étant peintre de formation, il se sert de la rumeur de la guerre qui gronde au loin pour approfondir sa peinture d’une France rurale qu’il connaît bien. Il va travailler la matière de la dramatique par toutes ses ouvertures pour en faire le meilleur feuilleton jamais réalisé. L’une des raisons du succès artistique de La Maison des bois tient à ce que la forme même du matériau épouse bien la manière de procéder de Pialat. Il va ainsi agir comme si un tableau était déjà dressé pour chaque épisode : la peinture d’un moment précis volé à un monde ordonné. Un univers construit avec ses personnages tous plus ou moins concernés par la guerre qui fait rage au front. A l’aide de zooms, il concentre l’attention sur des actions et sur ses personnages comme s’ils étaient déjà disposés aux quatre coins du tableau. Par petites touches successives de détails, la rumeur va s’intensifier, le tableau se compléter et les bouleversements dont les personnages vont faire les frais venir compléter le portrait d’un pays qui agonise. La composition des six premiers épisodes sous la forme d’un feuilleton restitue à l’ensemble son harmonie et sa plénitude. C’est la force de cette peinture d’un vieux monde. D’une société en prise avec ses contradictions, avec ses classes divisées, sa bourgeoisie puante, sa noblesse abandonnée, ses fonctionnaires plus ou moins incompétents, ses Hussards de la République, sa rude ruralité, son socialisme étouffé, ses enfants abandonnés, ses poilus abattus et dignes, son conflit dont elle ne comprend rien si ce n’est qu’il y va du destin de la mère Patrie. À cet égard, Maman Jeanne incarne la femme mais surtout la mère, symbole d’une France qui s’en va mourir après avoir vu ses enfants disparaître.

La diffusion de La Maison des bois commence le 11 septembre 1970. C’est un succès. Le dernier épisode est le moins suivi de tous. Le cinéaste l’avait parié. Maurice Pialat ne tournera jamais plus pour la télévision. Pourtant, il parle de ce feuilleton comme de son meilleur film, de son meilleur souvenir de tournage. Au Festival d’Angers, on a même cru entendre le cinéste s’exclamer : « La Maison des bois… parfois, c’est mieux que Renoir. »

Lire la chronique complète

Nous ne vieillirons pas ensemble (1972)

Jean (Jean Yanne), cinéaste, vit un mariage depuis longtemps épuisé avec Françoise (Macha Méril) et, depuis six ans, une liaison avec Catherine (Marlène Jobert). Pialat raconte une histoire d’amour qui se termine, les trois derniers mois d’une liaison qui voient se cristalliser toutes les tensions, les animosités, les rancunes accumulées pendant des années. Il filme le désir qui s’estompe et, ce faisant, l’amour qui se fait plus violent, possessif, comme les derniers soubresauts d’une passion qui a peur de s’éteindre. Pialat filme des petits faits, des petits gestes, des silences, tout ce qu’un cinéma romanesque aurait évacué car trop quotidien, trop gris, trop âpre. Les séquences s’enchaînent sans transitions et les mêmes éléments reviennent encore et encore. Les coups de gueule, les réconciliations, les colères, les instants de tendresse se succèdent, se répètent, sans désir de coller à une progression dramatique qui aurait pour elle l’efficacité d’une psychologisation facile du comportement des amants. Non, ici un coup ils s’aiment, un coup ils se déchirent, un coup ils s’aiment... jusqu’à ce que ces sentiments finissent par se vider à force de répétition, jusqu’à ce que Jean et Catherine se mettent à les jouer plutôt qu’à les vivre. Que ce soit dans la haine ou dans l’amour, ils n’y sont plus. Reste la fatigue, l’ennui, le vide.

Rarement au cinéma, il nous a été donné de voir la crise d’un couple décrite de manière aussi anti-spectaculaire, aussi intime. C’est que pour son scénario (qui sort sous forme de roman en même temps que le film), Pialat s’est inspiré de sa propre liaison avec Colette alors qu’il était marié à Micheline. Les scènes du film (les insultes, la poursuite de Colette qui se réfugie chez sa grand-mère, les brimades sur le tournage d’un film) viennent de son histoire. Pialat filme sur les lieux mêmes que le couple a arpentés, les mêmes villes, les mêmes chambres d’hôtels, demandant au décorateur et au costumier de coller à ses souvenirs. Il va même jusqu’à demander à Micheline de jouer Françoise avant que Jean Yanne n’insiste pour donner la réplique à une actrice professionnelle. Pialat installe les acteurs dans des lieux clos (la voiture de Jean, la chambre cafardeuse où Catherine l’attend), ne leur laissant guère d’échappatoire dans la vie quotidienne (on ne les voit quasiment jamais travailler et ils sont toujours ensemble, en week-end ou en vacances), les obligeant à se confronter à leur histoire d’amour. Il joue constamment des ellipses, refusant une construction mécanique et efficace au profit d’une mise en scène « mal foutue » comme il aimait s’en vanter. Nous ne vieillirons pas ensemble semble ainsi rassembler des souvenirs épars, des petits moments de vies qui restent en mémoire même s’ils n’ont rien de spectaculaires. Filmée sans concession, sans pudeur, cette histoire terrible est aussi d’une beauté déchirante. A la moitié du chemin, Pialat nous fait ressentir la tristesse de cet homme qui sait que son histoire d’amour se termine et qu’il ne peut plus rien y faire. On était dégoûté par son comportement violent et impulsif. On est finalement bouleversé par sa douleur et sa mélancolie. Magnifique.

Lire la chronique complète

La gueule ouverte (1974)

Monique Bastide (Monique Melinand) a cinquante ans lorsqu'elle apprend qu'elle est atteinte d'un cancer. Elle se rend de son village d'Auvergne à Paris, où elle est hébergée par son fils Philippe (Léotard) et sa belle-fille Nathalie (Baye) pour des séances d'irradiations ; mais lorsqu'il s'avère que sa maladie est incurable, elle décide de rentrer chez elle. C'est dans une chambre à l'étage, entourée de Philippe, Nathalie et de son mari Roger (Hubert Deschamps), qu'elle vit ses derniers mois...

Sorti quelques mois après Cris et chuchotements, le troisième long métrage de Maurice Pialat est - comme le film de Bergman - le récit d'une femme qui « crève la gueule ouverte » et de son entourage qui ne sait pas comment faire avec la mort. Ce film implacable et dérangeant est comme une réponse au succès public de Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat ayant comme décidé pour son film suivant de prendre le spectateur à rebrousse-poil en lui proposant une œuvre plus violente, encore, jusqu'à en être parfois insupportable. Le fait de ne pas faire appel à des acteurs connus - l'une des décisions qu'il regrette ne pas avoir fait pour Nous ne vieillirons pas ensemble - et une mise en scène qui se fait plus âpre, plus directe et qui annonce vraiment ce style qui prédominera à partir de Loulou, participent de cette démarche. Pialat a peur se se laisser piéger par le public, de se trouver enfermé dans une case, et il affiche comme défense une radicalité, un refus des formats et des formules qui sera désormais une constante de son œuvre. Pialat ne cessera ainsi de casser ses récits (par des ellipses brutales, des enchaînements incongrus) ou de fuir la belle image (combien de brouillons de scènes dans ses films !) allant jusqu'à revendiquer dans ses entretiens son désintérêt pour les questions de mise en scène.

S'il y a rupture sur la forme, dans le fond, La Gueule ouverte se situe dans la continuité de Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat replongeant une nouvelle fois dans la matière biographique, creusant ses névroses, ses peurs, et délivrant le tout dans un film profondément dérangeant, impitoyable et en cela certainement cathartique. Si l'histoire n'est pas de lui (elle est d'Henri Graziani), il procède comme à son habitude en se la réappropriant complètement. La lente agonie de sa mère qui est morte d'un cancer quinze ans plus tôt et la récente disparition de son père (le « Garçu » qui donnera son titre à son dernier film) viennent bien entendu innerver le film. Le sentiment d'abandon de Monique, ce sont les remords de Pialat qui regrettera toujours de ne pas avoir été au côté de son père dans ses derniers instants. Le choix de situer l'action en Auvergne est également intime, Lezoux où il tourne se trouvant non loin de Cunhalt, son village natal. Il met donc en scène le Garçu (interprété par le fidèle Hubert Deschamps), sa mère et après Jean Yanne, c'est Philippe Léotard qui le personnifie à l'écran, tandis que Nathalie Baye incarne Micheline Pialat. Les deux acteurs sont alors en couple et, comme pour brouiller un peu les pistes, Pialat leur fait porter leur propres prénoms à l'écran.

Peut-être parce qu'il voulait Gérard Depardieu (qui préfère jouer dans Les Valseuses), Pialat malmène Léotard sur le tournage, l'obligeant à assister à l'exhumation du cadavre de sa mère ou encore à tourner de très nombreuses scènes de sexe qui le mettent mal à l'aise. L'acteur semble si déstabilisé qu'il est comme étranger à son rôle, lâché au milieu des scènes, ce qui a pour effet - peut-être non prémédité d'ailleurs - de renforcer le sentiment de malaise qui émane du film. Nathalie Baye est également comme pétrifiée, et le couple qu'elle devrait former avec son mari à la ville ne passe pas à l'écran. On dirait qu'ils ne se connaissent pas et leurs rapports sont presque inexistants, mécaniques, ce qui vient là encore servir le propos du film.

Si Pialat fait appel à des acteurs encore peu expérimentés, il demande au grand chef opérateur Nestor Almendros de signer l'image du film. Il construit celui-ci sur de longs plans séquences parfois séparés par de brutales ellipses, créant ainsi des blocs de temps presque autonomes dans lesquels les protagonistes du drame sont comme enfermés. En effet, la longueur des scènes est moins là pour permettre aux acteurs d'aller au fond de leur personnage que pour appuyer leur incapacité à se parler, leur isolement, leur solitude. On pense notamment à ce magnifique premier tête-à-tête entre Philippe et sa mère où les banalités s'enchaînent jusqu'à ce que la chute de Monique vienne brutalement clore la séquence en annonçant sa maladie. Pialat filme essentiellement les "à-côté" de la mort. Il ne s'attarde pas sur la souffrance de Monique, mais sur des discussions souvent sans intérêt, sans enjeux dramatiques. Le hors champ est chargé, surchargé : la maladie, la mort, la honte, la détresse, la solitude, la souffrance, la colère... mais tout cela reste hors cadre ou se loge dans les nombreuses ellipses du film. La présence de la mort empêche les choses de se dire vraiment. Elle écrase les personnages et les empêche de trouver les mots, les gestes qu'il faut. Tout se joue dans les silences, les regards, et c'est ce qui démarque profondément le film de Pialat de celui de Bergman où la mort venait clôturer les comptes, faisait éclater les rancœurs du triumvirat de sœurs.

Ici, les personnages s'enferment, se referment, se coupent des râles de la mourante mais aussi de l'autre. Car rien n'est plus dur chez Pialat que de faire lien avec l'autre. Roger continue à tromper sa femme, Philippe - comme par atavisme - va voir des prostituées. Dans la même maison où la mère agonise, le mari et le fils baisent - mal et trop vite pour ce dernier - comme pour opposer à la mort une pulsion de vie... Un geste qui pourrait être beau mais qui se révèle stérile et lâche.

Ce que filme Pialat c'est la banalité de la mort. Il y a peu de cris, peu de colère, juste l'insupportable attente de l'inexorable. Il filme des personnages empêchés dans leurs émotions - même si le film sait parfois se faire tendre et profondément humain - qui n'ont à la bouche que des paroles convenues, impersonnelles, qui ne parviennent à faire que des gestes mécaniques. La lente agonie de Monique gêne plus qu'elle ne bouleverse cette famille et ils n'en peuvent plus d'en attendre l'issue. Pialat fait se succéder de pénibles allers-retours entre la vie du dehors et la chambre de la mourante, met en scène un quotidien qui se resserre et étouffe, des mots qui peinent à venir, le silence. Cette façon directe, crue, de filmer la mort va déstabiliser le public et l'échec commercial prévisible du film va signer la fin de la compagnie Lido Films dirigée par Micheline Pialat, ce qui va avoir pour effet d'écarter Maurice Pialat du cinéma pendant quatre années.

passe ton bac d'abord (1978)

Dix ans après L’Enfance nue, Maurice Pialat discute avec l’une des actrices du film, Pierrette Deplanque. Elle lui raconte son adolescence, ses espoirs, ses déceptions, l’école, l’amour, le travail. Pialat demande à Arlette Langmann d’écrire un scénario qui restituerait ce que lui a raconté la jeune fille. Mais bientôt, ce qui se présentait comme le portrait d’un couple d’adolescents se transforme en un film de groupe, mosaïque d’histoires de jeunes de Lens, portrait d’une génération et d’une époque. Pialat réalise ce que l’on pourrait qualifier de Teen Movie, comme il en fleurissait à l’époque sous la caméra de Michel Lang ou Pascal Thomas. Mais Pialat étant Pialat, Passe ton bac d’abord ne ressemble bien sûr en rien à ces autres films. Ici pas de regard un brin libidineux sur les culottes des adolescentes, pas de boum, pas de drague. Où plutôt si, il y a bien tous ces éléments, mais ils ne captent pas l’œil, ils flottent à l’image puis disparaissent sans que l’on y fasse attention. L’enjeu n’est pas le premier slow, le dépucelage espéré ou craint, mais le quotidien morne d’un groupe de jeunes dans un Nord en déliquescence. Ce que l’on remarque, c’est la désindustrialisation violente de cette région de Lens, le chômage qui galope, les usines qui ferment. Rien de gai ou d’affriolant donc dans ces histoires adolescentes, mais une gangue de plomb qui s’abat sur eux alors même qu’ils n’ont même pas mis un pied dans l’âge adulte.

On ressent l’angoisse de ces ados qui ne veulent pas avancer dans la vie, par peur, par désespoir. D’où un vain surplace qui n’est que l’illusion de pouvoir retenir l’insouciance de leur jeunesse. Les garçons et les filles ne cessent de se regarder, désir sexuel que cependant ils ne cessent de repousser par crainte de mettre en route l’engrenage qui les mènerait à reproduire la vie morne de leurs parents. Leur horizon est celui de la chaîne de l’usine, des chaînes d’un mariage non désiré. Certains entrevoient dans le départ vers Paris une possibilité d’échapper à ce futur servile. Mais les mères guettent, et si elles n’ont guère de prises sur les fils, elles imposent aux filles de reproduire le modèle familial et pour cela les marient vite et mal. Environnement social mortifère, cellule familiale dévorante. Passe ton bac d’abord est une réaction salutaire aux Diabolo Menthe et autres A nous les petites Anglaises (alors le parangon du genre, La Boum, sortant l’année suivante). Une version réaliste, crue et tragique du monde adolescent qui s’oppose à la vision puérile et démagogique de la jeunesse véhiculée par tout un pan du cinéma français (quelques années plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique, John Hughes réagira de la même manière à la vague des Porky’s avec quelques œuvres magnifiques sur l’adolescence). Un film qui sait saisir ce moment de la vie (avec ses poses, son langage, ses rituels) et l’air du temps. Pialat passe d’un personnage à l’autre sans prévenir, suit une histoire puis l’abandonne en cours de route pour suivre d’autres visages. Il parvient à capter en quelques instants l’atmosphère d’un lieu, d’une ville. Passe ton bac d’abord est de ces films qui nous frappent par leur vérité, qui parviennent à arracher au quotidien des images et des instants de vie et à nous les restituer par la grâce d’une mise en scène d’une honnêteté, d’une intégrité et d’une intelligence hors norme.

Loulou (1980)

Pour Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat s’était inspiré de sa propre liaison extraconjugale avec Colette (il était alors marié à Michelle) et de la fin houleuse de cette relation. Loulou est écrit par Arlette Langmann (la sœur de Claude Berri), qui fut une autre compagne de Maurice Pialat. L’histoire évoque son aventure avec un stagiaire décorateur sur le tournage de La Maison des bois : Dédé, un voyou qui vient de sortir de prison. Elle y raconte la colère et la jalousie de Pialat, mais aussi la compréhension de son mari et l’amitié sincère qu’il portait à Dédé. Elle vivra un an avec lui, le fera souffrir et reviendra auprès de Pialat. Loulou est pour elle une façon de s’excuser auprès de Dédé. Dans le film, Nelly (Isabelle Huppert, éblouissante) trompe son mari André (Guy Marchand, bouleversant en double du cinéaste) avec Loulou (Gérard Depardieu, qui noue des relations conflictuelles avec le cinéaste mais qui devient aussi dès lors son compagnon de route). Nelly et André forment un couple bourgeois, Loulou est un prolo. Là encore, l’histoire des acteurs donne au film une troublante vérité. Isabelle Huppert est la femme de Daniel Toscan du Plantier, alors producteur à la Gaumont. Depardieu est un ex-loubard de la banlieue de Châteauroux. Pas besoin dès lors d’insister sur l’aspect social à l’écran, les deux acteurs portent leurs milieux respectifs dans tout leur être. Nelly tombe donc dans les bras d’un voyou et se délecte de la crudité de leurs rapports amoureux. André l’insulte, la frappe, incapable d’exprimer autrement la jalousie qui l’empoisonne. Question langage, entre Nelly et Loulou, ce n’est finalement guère mieux. Et le sexe ne suffit bientôt plus à combler le fossé social que les deux amants ne parviennent pas à franchir. (Spoiler) Enceinte, Nelly se rend dans la famille de Loulou. Là elle découvre la misère crue et, rattrapée par la réalité, ses illusions partent en fumée. Pialat filme le repas en un long plan séquence qui accompagne le sentiment grandissant de Nelly qui sent que sa liaison avec Loulou est sans issue. Conclusion tragique (et pour l’amour et pour l’espoir de voir les barrières des classes tomber) : Nelly avorte dans la séquence suivante. (Fin du spoiler)

Dans Loulou, la vie déborde de partout. C’est ça la magie du cinéma de Maurice Pialat, parvenir à insuffler entre « moteur » et « coupez » de l’imprévu, du vacillant, de l’éphémère, de la vérité. La caméra mobile du cinéaste arrache des instants de réel et nous les livre. Ces instants peuvent être violents, douloureux, mais aussi beaux et doux. Les cadres sont serrés sur les personnages, souvent filmés dans des espaces confinés. Pialat s’attache aux gestes, aux corps, plus qu’à la parole. Ce n’est pas un cinéma du discours (l’aspect sociologique du film ne provient que du comportement des personnages), mais c’est un cinéma profondément ancré dans son époque par sa capacité à capter ces morceaux de vérité. Un cinéma cru où l’on sent la douleur de Pialat qui se confronte à sa propre histoire (voir la pudeur avec laquelle il filme les scènes d’amour, de loin, de haut), mais aussi l’espoir qu’il a dans l’art comme moyen d’échapper à ses démons intérieurs.

a nos amours (1983)

Suzanne (Sandrine Bonnaire) a 15 ans. Elle s’ennuie au lycée et elle étouffe dans sa famille, prise entre une mère possessive et hystérique (Evelyne Ker, superbe) et un frère autoritaire (Dominique Besnehard) qui s’imagine remplacer à coup de claques l’autorité du père (Maurice Pialat) qui vient, lui, de claquer la porte du domicile. Alors Suzanne flirte. Elle traîne dans les bars, les bals, et s’en va baiser avec le premier venu en prenant bien garde à ce que l’amour ne pointe pas le bout de son nez.

Comme dans Passe ton bac d’abord, Maurice Pialat s’intéresse au désarroi de l’adolescence. Mais nulle démagogie dans son regard. Suzanne est une gamine égoïste et sa façon de se désintéresser du monde est insupportable. Pialat la filme ainsi et sa caméra semble parfois lui envoyer des claques. Il la filme comme un père, avec cet intime mélange d’amour, de tendresse et de colère. Pialat passe devant la caméra pour prolonger cette présence paternelle qui est peut-être aussi un moyen de protéger cette jeune actrice en devenir qui le subjugue. La scénariste, Arlette Langmann, s’inspire de ses souvenirs d’enfance (elle est la petite sœur de Claude Berri), mais Pialat modifie le scénario au fil de ses conversations avec Sandrine Bonnaire : la violence du foyer familial, l’hystérie de la mère viennent de sa propre histoire. C’est aussi de là que vient la plus belle scène du film, celle de la fossette où Pialat lui touche délicatement le visage en constatant qu’elle n’en possède plus qu’une, qu’elle change, devient une femme et qu’elle lui échappe. Scène improvisée après une discussion entre le cinéaste et son actrice. Réel et fiction qui d’un coup s’emboîtent et parlent de concert de la vie. La scène du repas familial est un condensé du cinéma de Pialat. Des instants de vérité comme ceux qui surgissent de cette séquence, Maurice Pialat est l’un des rares à savoir les capter. Le réalisateur cherche à accrocher le réel en déstabilisant constamment ses acteurs et ses techniciens, et en puisant en eux des vérités qui alimentent la fiction. Dans cette scène, aucun interprète ne savait ce qu’allait faire le réalisateur-acteur lorsqu’ils l’ont vu arriver sur le plateau dans son imperméable, le retour du père n’étant pas dans le scénario. D’ou l’effarement réel qui les saisit devant sa logorrhée, ces vérités assénées comme autant de coups de poignards

Car au delà d’une affaire de famille, c’est avec le cinéma français que Pialat règle ses comptes : avec les producteurs, via son ami Claude Berri (qui inspire donc le personnage du fils joué par Dominique Besnehard) qui va bientôt s'égarer dans Jean de Florette et Manon des sources ; avec la critique représentée par Jacques Fieschi, rédacteur en chef de Cinématographe, qui se voit au dernier moment proposé un rôle dans le film et qui en prend pour son grade. Ce malaise si réel qui saisit l’assemblée est le fait d’un ogre de cinéma, qui par sa violence et sa radicalité va bouleverser l’art auquel il s’est voué. Il y a de la souffrance dans le cinéma de Pialat, et surtout une vérité et une honnêteté que l’on ne retrouve chez nul autre. A nos amours est l’un de ses plus beaux films, du moins le plus tendre même dans sa violence et sa crudité. Un film illuminé par la présence de Sandrine Bonnaire, saisissante, inoubliable... une révélation. Rares sont les acteurs qui semblent à ce point accrocher la caméra. En totale osmose avec le film, on la voit se transformer devant nos yeux, et ceux de Pialat, d’une gamine en colonie de vacances en une jeune femme qui entre dans la vie.

Police (1985)

L’inspecteur Mangin (Gérard Depardieu, Prix d’Interprétation à Venise pour ce rôle) essaye de démanteler un réseau de trafiquants de drogues. Il arrête Noria (Sophie Marceau), l’amie d’un des dealers, et la cuisine longuement. Au cours des interrogatoires, il est de plus en plus attiré par cette jeune rebelle.

Police ne fait peut-être pas partie des grandes réalisations de Pialat : le scénario semble étonnamment balisé pour le cinéaste (la frontière floue entre flics et truands) et le film semble souvent écrasé par ses acteurs (fabuleux au demeurant), ce qui l’empêche de trouver cette respiration, ces écarts qui font les meilleurs films du réalisateur. Mais le talent est là, et bien là. Il y a cette capacité intacte à saisir des instants, des morceaux de réel. Il faut voir par exemple la façon dont un inculpé peut nier l’évidence (lorsqu’il est attrapé avec de la drogue ou un flingue), comportement saisissant de vérité que l’on retrouve dans Délits flagrants de Depardon. Pialat en captant un regard, un geste, une attitude, un détail de la vie quotidienne des policiers et des truands, en dit plus long que la plupart des études sociologiques. Police parvient à dépasser les archétypes du genre par la force de ces instants arrachés au réel et par la façon presque abstraite dont le cinéaste aborde les figures obligées du cinéma policier. Cette abstraction se retrouve dans la construction géographique du film autour de trois lieux : le commissariat, le dehors et le bar. Trois lieux où les personnages vont et viennent sans que jamais on ne les voit en franchir le seuil. Comme si en changeant d’espace, les individus se transformaient du tout au tout. Ils n’ont plus les mêmes comportements, les mêmes relations, les mêmes rôles. On se rend vite compte que dans Police, tous les personnages sont des acteurs. Pialat parvient ainsi à nous faire ressentir quelque chose de plus profond et troublant que l’habituelle frontière poreuse entre la loi et le crime, le bien et le mal.

Pialat cherche le point de fusion entre la stylisation (via ces trois espaces), le naturalisme (on suit la routine du commissariat pendant près d’une heure de film) et les archétypes du genre. On ressent également son envie de renouer avec un cinéma d’auteur grand public (public qui ne s’y est d'ailleurs pas trompé, Police devenant le plus grand succès commercial du cinéaste). D’un sujet balisé et fédérateur, Pialat tire une œuvre très personnelle, qui ressemble à son cinéma, à ses envies de cinéma comme le montre la genèse du film. La production est lancée par Daniel Toscan du Plantier (fidèle producteur du metteur en scène), avec ses stars et son planning de tournage, sans même qu’il y ait de scénario. Pialat demande à Catherine Breillat d’enquêter sur les commissariats de quartiers et de lui ramener des évènements, des histoires, des images, des blocs de réalité brutes. La collaboration entre Pialat et Breillat tourne court (s’ensuit même un procès de la scénariste qui veut récupérer son nom au générique), et de multiples réécritures par de multiples scénaristes se succèdent. Peut-être une façon pour Maurice Pialat de briser la belle mécanique mise en place, de se réapproprier le matériau d’origine. C’est ce qui rend le film bancal, parfois frustrant, mais profondément attachant. Si les performances d’acteurs ne sont par en complète adéquation avec l’aspect réaliste du film, il faut tout de même saluer le génie de Depardieu (voir le dernier plan, inoubliable, du film), de Sophie Marceau et d’un étonnant Richard Anconina.

Sous le soleil de satan (1987)

Donissan (Gérard Depardieu) est un abbé en proie au doute. S’il croit toujours en Dieu, il pense en être l’indigne serviteur. Sa clairvoyance, les miracles qu’il prodigue, son amour des hommes sont peut être l’oeuvre du Diable et non celui de Dieu. Ce doute l’étreint depuis qu’il a croisé sur un chemin boueux et glacé de campagne un homme avec qui il a discuté en chemin et qui s’est présenté comme étant Lucifer. Donissan ressent encore sur sa bouche le baiser que l’étranger lui a laissé comme marque. Depuis, il traque le mal, autour de lui, en lui. Cette quête prend une forme nouvelle lorsqu’il rencontre Mouchette (Sandrine Bonnaire), une jeune fille révoltée qui cherche à fuir son quotidien étriqué. De son côté, l’abbé Menou-Segrais (Maurice Pialat), à la fois fasciné et effrayé par Donissan, essaye de le guider et de lui faire quitter le chemin destructeur de la mortification.

Sous le soleil de Satan est le film le plus complexe de Pialat. Non pas tant parce qu’il adapte le célèbre roman de Bernanos, mais parce qu’en se frottant aux écrits de ce fou de Dieu, lui l’athée, l’incroyant, se place face à ses propres contradictions. Pialat a déjà parlé de la foi et des rites religieux dans deux courts métrages (Isabelle aux Dombes en 1951 et Congrès eucharistique diocésain en 1953), mais jamais il n’avait réalisé une œuvre aussi portée sur le mysticisme. Cinéaste trop souvent relayé au rayon des réalistes, il prouve s’il en était besoin qu’il sait comme personne filmer l’indicible, l’intangible, ce qui remue les êtres au plus profond de leur corps et de leur cœur. Pialat filme Donissan se battant contre des forces souterraines, invisibles. Il filme ses tourments, sa fièvre intérieure, et se demande s’il faut être fou pour pouvoir croire. Un film intériorisé, un film sur l’âme, mais Pialat étant Pialat, la dimension physique ne peut qu’être inextricablement liée à la dimension spirituelle. Pialat filme des paysages de plombs, torturés, comme soumis au souffle mauvais du Diable. Il filme des aubes humides, la nuit qui étouffe les formes, la lumière du jour qui pointe et qui ne délimite pas complètement les contours des hommes et des lieux. Il filme des visages d’une pâleur extrême qui peinent à percer les ténèbres. Ambiance entre chien et loup, contre-jours, jeu sur les ombres et les lumières crépusculaires, jeu sur les contrastes... une mise en image qui concrétise ce qui agite intérieurement Donissan. Il est surprenant de voir que trois chefs opérateurs se sont succédé (Luciano Tovoli, Jacques Loiseleux et Willy Kurant) et que Pialat ait pu conserver une unité parfaite à son film.

Maurice Pialat l’a longtemps porté ce film, l’a mûri, l’a réfléchi. Il lui ressemble, dans sa radicalité, sa puissance et pourtant il semble être réalisé par un autre lui-même. Un Pialat obsédé par le mal, mystique, qui traque l’absence ou la présence de Dieu, les secrets des hommes. Pialat a énormément souffert au tournage, encore plus que d’habitude. Il est épuisé, chaque jour au bord de claquer la porte. « Si on fait un grand film ou un bon film en tournant comme cela, alors c’est complètement injuste puisque ce que je fous tous les jours c’est une honte, c’est dégueulasse, on peut pas tourner aussi mal ! », aveu sincère mais que l’on ne peut que rejeter devant l’ampleur et la perfection de ce qui nous est offert. Ne serait-ce que pour la façon dont Pialat a dirigé Depardieu, jamais aussi parfait que devant sa caméra. L’acteur est en retrait, tout en fragilité et chuchotements. Il joue à la fois sur la lourdeur de son corps et sur sa grâce, deux états qui le traversent, le déchirent et que l’acteur incarne de façon magistrale. Palme d’or à Cannes, on se souvient des huées qui accompagnèrent Pialat lors de sa montée des marches et de son bras d’honneur envoyé à l’assistance. « Vous ne m’aimez pas ? Je ne vous aime pas non plus. » Sous le soleil de Satan est un film pesant, de cette pesanteur écrasante qui colle les hommes à la terre alors qu’ils espèrent s’élever. C’est un film violent qui parle de façon terrestre, toujours à partir des corps, de lutte intérieure, de douleur existentielle. Sous le soleil de Satan est une œuvre magnifique qui se frotte sans peur à des thèmes aussi imposants que l’existence, la mystique, la foi, et qui se déploie avec l’évidence des plus grands chefs-d’œuvre. Un film porté par la grâce.

Van Gogh (1991)

« J'aurais préféré être peintre, même médiocre, plutôt que cinéaste, même un grand cinéaste » déclara Pialat. Faut-il, à partir de cette citation (parmi d'autres) et des toiles que Pialat nous a laissées, voir dans son Van Gogh une forme d'autoportrait ? Tout nous y invite. Le film parle d'un artiste se heurtant au monde, à ses proches, à la société, et parvenant malgré tout à s'extraire d'un quotidien, qui pour lui est insupportable de médiocrité et de vanité, par l'acte de créer. On peut aisément imaginer qu'à travers son portrait de Van Gogh, Pialat parle de lui, de ses relations houleuses avec la profession, les critiques, les amis. Si Pialat n'est pas un grand admirateur de la peinture de Van Gogh (« des croûtes » dit-il), il est par contre clairement fasciné par l'homme, artiste maudit, incompris, qui rejette les avis (bons ou mauvais) sur son œuvre, qui travaille avec acharnement, qui ne cesse de lutter contre les contraintes, qui mène une vie de solitaire tout en étant assoiffé de reconnaissance. Pialat se reconnaît dans cet homme et c'est d'ailleurs sa propre main qu'il filme dans les rares scènes où l'on voit Van Gogh peindre. Dans son Van Gogh, Pialat s'attache aux derniers mois de l'artiste, de son arrivée à Auvers-sur-Oise à son agonie. Il est sombre, renfermé sur lui-même, ne communique presque plus avec son entourage, ou alors pour vociférer, se brouiller. Dans le même temps, il prend du plaisir à côtoyer les gens du village, à manger et boire avec eux. Comme on pouvait s'y attendre, Pialat refuse de faire de son film un portrait biographique. Plus étonnant, il y parle à peine de peinture. Qu'est donc ce film qui n'est ni un film sur l'art, ni un film sur Van Gogh ? A quoi s'attache Maurice Pialat ? Il filme des détails : Van Gogh choisissant ses pinceaux, les nettoyant, préparant ses toiles. Il montre ses déboires financiers, ses brouilles. Il le filme au repos, au travail, buvant ou mangeant. Il capte du trivial, un quotidien jamais transfiguré par la vision de l'artiste.

Et pourtant le film, qui nous frappe par la brutalité de ses enchaînements, est traversé par une énergie saisissante, porté par l'exaltation de son personnage. Il y a ici à l'œuvre de la fureur, de la colère, de la vie, une tension palpable dans chacune des scènes. Lyrique, tourmenté, sensuel, violent... Van Gogh est peut-être celui de ses films où Pialat touche au plus près à cette vérité, cette vie qu'il n'a cessé de vouloir imprimer sur pellicule. Il filme la chair, la maladie, la fatigue, l'abandon, la mort. Si chaque interprète (Elsa Zylberstein, Alexandra London...) brille par la justesse d'un jeu jamais empesé malgré la reconstitution historique (qui se fait d'ailleurs oublier en une fraction de temps), Jacques Dutronc irradie le film. Complètement habité par son personnage, l'acteur n'évita pas pour autant les critiques de Pialat qui lui reprocha ses effets, le fait d'avoir imposé au film ce Van Gogh par qui il s'est senti possédé. On ne peut suivre le cinéaste dans tous ses jugements, et la puissance de Van Gogh tient aussi à l'interprétation fiévreuse de Dutronc. Mais sa prestation ne doit pas éclipser (comme ce fut le cas aux Césars où Dutronc remporta un prix d'interprétation mais où le cinéaste sortit bredouille une fois de plus) la beauté singulière de ce film qui tient d'abord par la pureté de la mise en scène de Pialat. Van Gogh est un morceau de vie brute, une œuvre perturbante qui déjoue nos attentes, nous bouscule. Si un film devait résumer le cinéma de Pialat, ce pourrait être celui-là.

le garçu (1995)

Le Garçu, c'était le surnom du père de Maurice Pialat. C'est aussi le titre de son dernier film, une œuvre malheureusement testamentaire qui est une adresse à son jeune fils Antoine. C'est un retour pour le cinéaste à la veine biographique des débuts, un film magnifique sur la transmission, qui vient du fait que Pialat vient d'avoir un enfant, lui qui jusqu'ici a accouché de films, d'acteurs (Depardieu, Bonnaire) mais qui ne connaissait pas encore la paternité. Pialat fait jouer son fils Antoine, qui vient d'avoir quatre ans, et fait de Gérard Depardieu son alter ego à l'écran. Lui même est présent même si absent de l'image : on croit l'entendre parfois parler à Antoine et surtout on l'imagine bien lorsque son fils le cherche du regard derrière la caméra. Le naturel d'Antoine brouille de fait les rôles et l'on n'est guère étonné d'apprendre que Pialat a filmé de nombreux échanges entre lui, son enfant et son épouse (Sylvie Pialat) pour ensuite demander aux acteurs (Depardieu et Géraldine Pailhas qui joue Sophie, la mère d'Antoine) de redire les mots échangés naturellement pour pouvoir post-synchroniser ces passages.

Depardieu joue Pialat dans le film, mais il est lui même mis en scène par le cinéaste. Elisabeth Depardieu, l'épouse de l'acteur mais qui ne vit plus avec lui depuis environs cinq ans, interprète ainsi Micheline, l'ex de son personnage... Micheline comme Micheline Pialat, celle qui a été la première compagne et que le cinéaste a déjà mise en scène dans ses films sous les traits d'autres actrices comme Nathalie baye dans La Gueule ouverte ou Macha Méril dans Nous ne vieillirons pas ensemble. A l'éclatement des rôles entre ceux qui font le film et ceux qui y évoluent répond un éclatement de la temporalité, de la narration. Le film est constitué de blocs de temps séparés par des ellipses et les séquences sont souvent brusquement interrompues. Pialat nous fait passer d'un lieu à l'autre sans prévenir et l'effet produit est un peu comme celui d'un home movie fait de fragments de vies. On se perd ainsi dans ce film qui travaille la matière même du temps, ce temps qui créé et hâte le besoin de transmission.

Le « gros Gégé » essaye de transmettre à Antoine ce qu'il sait, ou ce qu'il croit savoir, du monde. Pialat montre combien cette transmission est difficile car les liens entre le père et l'enfant sont ténus alors que c'est tout naturellement que Sophie et son fils font bloc. Gérard tourne autour, peine à trouver la porte d'entrée et une juste place par rapport à Antoine. Il en fait souvent trop, parfois pas assez et c'est finalement cette gêne qui rend leur relation si touchante mais aussi si inconfortable, fragile. La mort de son père (le Garçu du titre) ne fait que hâter son besoin d'entrer en contact avec son fils. Entre Sophie et Antoine les choses se font naturellement, mais entre un père et un fils c'est plus complexe nous dit Pialat, qui transpose à l'écran les rapports difficiles qu'il a entretenus avec son paternel et ses craintes de reproduire la même chose avec son enfant. Pialat n'a vu le Garçu que de loin en loin, étant confié le plus souvent aux soins de sa grand-mère. « Jamais mon père ne s'est occupé de moi, jamais. Mon père, je lui en ai voulu toute ma vie ; il laissait tout filer. » Et pourtant, l'image du Garçu qui transparaît dans ses autofictions (La Gueule ouverte, Nous ne vieillirons pas ensemble) est moins liée à la colère, à la rancune, au règlement de compte (dont le cinéaste est pourtant coutumier) qu'à une certaine douceur, voire même une forme de nostalgie. C'est une figure souvent silencieuse, qui ne trouve pas ses mots, mais dont on perçoit les élans du cœur lorsqu'il retrouve son fils.

Il revient ici sur sa mort et parle à travers le personnage de Gérard de ses sensations d'alors. Pialat filme le décès du père en un bloc narratif autonome mais celui-ci entraîne avec lui tant de souvenirs - ceux du personnage, ceux de Pialat, Cunhalt, l'Auvergne... - et de pensées qu'il contamine tout le reste du film, lui insufflant une sourde tristesse cependant contrebalancée par une forme de sérénité due à l'acceptation de la finitude de toute vie. Car en revenant sur la mort de son père tandis que son enfant grandit, ce que Pialat nous montre c'est que la mort est immanente à la vie et qu'il faut l'accepter pour continuer à avancer, en s'accrochant par exemple à la vitalité d'un enfant, ce que ne cesse de faire Pialat en filmant Antoine. Ce sont ses réactions naturelles qui donnent leur intensité aux scènes, l'incroyable sensation de vérité qui émane du film. Antoine n'est pas un acteur, il ne fait que réagir. Complice avec ceux qu'il connaît (Depardieu), plus distant avec les autres, jouant avec la caméra et son père qui se trouve derrière, se renfrognant parfois et refusant de tourner, prenant peur ou éclatant de rire. Pialat n'a pas ici besoin de bousculer ses acteurs, de placer des pièges pour faire éclore cette vérité qu'il ne cesse de rechercher : elle est là, donnée d'emblée par Antoine. Ainsi le film se révèle le moins violent de son auteur car il n'a pas besoin de se foutre en rogne pour choper ce réel qui est la quête de Maurice Pialat depuis ses débuts. Le Garçu est une forme d'aboutissement dans sa démarche d'artiste en cela qu'il fait se mêler, s'interpénétrer la fiction et le réel, l'instant et la reconstitution, la biographie et l'invention, l'improvisation et le travail d'acteur.

Si l'on entre comme par effraction dans l'intimité du cinéaste, jamais on ne ressent de la gêne car il n'y a pas ici d'impudeur de la part de Pialat et il ne nous place pas dans la position de voyeur. S'il nous donne à voir des moments de sa vie, c'est parce qu'il sait qu'ils sont universels de par leur simplicité même, qu'ils nous toucheront car ils trouveront forcément un écho en nous. Maurice Pialat sait manier le tragique et le trivial, l'émotion et la cruauté, et c'est ce qui rend ses films si vivants, si justes, si vrais. C'est particulièrement visible dans cette oeuvre magnifique hantée par la peur, celle de la mort, de l'incompréhension, de la solitude mais qui paradoxalement est aussi l'une des plus apaisées et douces qu'il ait réalisées.

En savoir plus

Maurice Pialat sur DVDClassik

Par Olivier Bitoun, Xavier Jamet (L'Enfance nue), Frédéric Mercier (La Maison des bois) - le 20 février 2013