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Portraits

Orson welles, F for forgotten
partie 2 : a kind of magic

On aurait presque fini par l'oublier mais Orson Welles était un féru de magie et pratiquait lui-même la prestidigitation avec un talent certain. Si cette passion est généralement absente de ses longs métrages (exception faîte de Vérités et mensonges), elle s'est retrouvée au cœur de nombreux projets inaboutis et de divers court métrages. Il faut savoir que la magie était bien plus qu'un simple hobby pour Welles, et il souffrait de n'être pas pris au sérieux par ses amis qui ne s'intéressaient que peu à ses tours qu'il essayait pourtant de faire lors de soirées mondaines. Les œuvres plus modestes ou confidentielles de sa période "nomade" lui ont sans doute permis de mettre plus en avant cette passion, voire à en faire la mécanique même de sa mise en scène.

Les débuts officiels d'Orson Welles en tant que magicien pour le cinéma commencent en 1944 dans Follow the Boys, film conçu pour soutenir l'effort de guerre dans une succession de sketchs (musicaux ou non) qui sont autant d'occasions de voir un défilé de vedettes: George Raft, Jeanette MacDonald, The Andrew Sisters, W.C. Fieds, Dinah Shore... Welles y reprend un numéro de son spectacle The Mercury Wonder Show où il sciait en deux Rita Hayworth (tout récemment épousée), qui sera remplacée par Marlene Dietrich dans ce film patriotique. Son segment d'une petite dizaine de minutes fut apparemment bien réalisé par Welles lui-même bien que non crédité au générique. La "pure" magie y est en retrait au profit d'un humour pas forcément subtil mais efficace et percutant pour le grand bonheur des GI's présents dans le public. D'ailleurs le "truc" permettant d'avoir Dietrich sectionnée en deux est clairement un effet spécial cinématographique utilisant le concept du split-screen et celui de la double exposition.


The Mercury Wonder Show avec Rita Hayworth / Follow The Boys avec Marlène Dietrich

Welles retrouve le monde de l'illusion en 1949 dans un film méconnu mais qui mérite d'être replacé dans l'évolution de son cinéma : Cagliostro alias Black Magic, une petite production tournée en Italie où il ne devait être uniquement acteur mais qu'il prit rapidement en main, reléguant dans l'ombre son cinéaste officiel Gregory Ratoff. Son influence se ressent dès le scénario qui traite librement d'un personnage historique, Cagliostro, transformé pour l'occasion en un hypnotiseur / prestidigitateur de génie et dont les desseins politico-criminels ne sont pas sans évoquer Citizen Kane, Macbeth ou Mr Arkadin. Malgré un ou deux tours (assez gratuits dans l'histoire), la magie est plutôt absente du récit, du moins directement car les talents d'hypnotiseur du héros renvoient directement à certains procédés des meilleurs magiciens. De plus, et malgré une facture et une interprétation inégales, le film doit être redécouvert pour ce que Welles parvient à apporter non seulement à la réalisation et au style visuel mais surtout au montage qu'il a grandement supervisé ; au point de négliger celui de Macbeth. Et c'est bel et bien sur ce titre que Welles travaille pour la première fois sur un rythme rapide, heurté, plein d’accélérations, de faux raccords et quantité d'autres trouvailles stupéfiantes de modernité. Une manière de rapprocher le fond et la forme qui deviendra cruciale par la suite.

En effet, on sait que l'illusionnisme ne repose pas sur de véritables pouvoirs magiques mais sur l'art de détourner l'attention du spectateur pour lui faire croire à du surnaturel. Avec ses budgets réduits et ses nombreux problèmes de production, Welles a rapidement dû apprendre à tricher dans ses réalisations. Si ces procédés ont l'air d'être avant tout un jeu ludique dans Cagliostro, ils s'amplifieront malgré lui avec Othello où, au cœur de la même scène, le cinéaste doit faire oublier que le tournage a été espacé de plusieurs mois, qu'il s'est déroulé dans des endroits éloignés et que tous les acteurs n'étaient pas présents (il doit également doubler lui-même une partie du casting). Un système D pourrait-on croire mais, dans le cas de Welles, ces conditions stimulent son imagination et son ingéniosité pour trouver des solutions rapides, économiques et plus ou moins invisibles. Certaines de ces solutions tiennent du pur rafistolage tandis que d'autres reposent beaucoup sur des techniques proches de la magie. Le montage devient alors son chapeau magique. On aurait envie de penser que Welles, connu pour ses longs plans-séquences et ses mouvements de caméra spectaculaires, ne se serait pas épanoui dans un montage fragmenté ressemblant à un improbable puzzle chaotique. C'est sans doute vrai pour ses premiers films en indépendant mais on sent rapidement qu'il a su en faire une force.


The Orson Welles Show avec Angie Dickinson

Comme il le rappelle dans son pilote de talk show, The Orson Welles Show, rien n'est plus facile en fait que de concevoir un travelling acrobatique : il suffit d'avoir l'idée, de l'argent, et c'est à l'équipe technique de trouver la solution, c'est-à-dire d'effectuer le miracle. Le mérite revient aux opérateurs et certainement pas à celui qui demande le miracle. Dans ces oeuvres tardives, c'est grâce au montage que Welles peut devenir faiseur de miracles, poussant parfois très loin l'illusion de la continuité et la manipulation de la perception. La magie n'est plus simplement des tours pour amuser la galerie mais un véritable art de vivre qui mélange, confronte et alterne réalités illusoires et mensonges apocryphes ; des thèmes présents très tôt dans sa carrière qui y gagne une nouvelle résonance.

Mais ne prenons pas trop d'avance et revenons en arrière, en 1953, lorsque Welles livre Magic Trick, un court métrage de quelques minutes pour son ami magicien Richard Himber qui possède une forme assez originale. Il s'agit de créer l'illusion d'un film interactif où Himber communique depuis la salle de spectacle avec l'écran où se retrouve projeté Welles, comme s'il s'agissait d'une transmission téléphonique en direct dans le but d'aider Himber à concevoir un tour de cartes. Le numéro est également agrémenté de quelques "trucs" amusants comme des objets (cartes ou cotillons) passant de l'écran à la salle. Le résultat est vraiment divertissant et assez drôle - avec un Welles jouant dans un registre auto-parodique - même si le tour en question n'est pas vraiment "spectaculaire", pour ne pas dire anecdotique. L'intérêt réside bien sûr dans le concept d'interaction qui devait être assez rare pour l'époque, sans pour autant l'être totalement (le célèbre film d'animation Gertie le Dinosaure reposait sur le même procédé, avec le brontosaure devant répondre aux ordres de Winsor McCay présent dans la salle de cinéma).


Live the Dream de David Copperfield

On aurait pu craindre que ce court métrage ne demeure invisible (il était absent de la rétrospective à la Cinémathèque française) mais par chance, David Copperfield a ré-utilisé ce petit film pour un spectacle en 1992. Il a évidement changé les lignes de dialogues de Himber, mais le résultat fonctionne toujours avec de surcroît la modernisation de certains gags (comme la colorisation de Citizen Kane). Le spectacle en question ayant été filmé et exploité sous le titre Live the Dream, il est assez facile de le retrouver pour s'en faire une idée. Quant à l'association Welles / Copperfield, elle n'a rien de saugrenu puisque que Welles avait participé (en chair et en os) à un précédent spectacle du célèbre magicien en 1978 pour un numéro de divination tout à fait réussi.


Casino Royale / I Love Lucy avec Lucile Ball en 1956

Après cette curiosité, et en faisant abstraction de sa seule participation comme acteur à des œuvres comme Casino Royale (ou un épisode très amusant du Lucie Ball Show où Welles joue son propre rôle avec humour et malice), il faudra patienter une quinzaine d'années pour retrouver de nouveau ce violon d'Ingres au centre d'un projet du cinéaste. Et encore, cela concernait un projet inabouti : Orson's Bag, une émission spéciale de 90 minutes pour la chaîne de télévision britannique CBS (en 1968) qui annule le projet avant son achèvement. Welles complète plusieurs segments pour en tirer différents court métrages. Vienna est l'un d'eux. Cette charmante petite ballade nostalgique d'une petite dizaine de minutes est la partie la plus faible de ce projet, sans doute parce que Welles y consacre moins de temps même s'il en complète bel et bien le tournage dans différentes villes ainsi qu'en studio. Orson Welles y intervient comme narrateur et nous conduit dans différents lieux de la capitale. Au détour de ses déambulations, il cite l’incontournable Troisième homme, évoque les souvenirs fantasmés de cette ville à l'atmosphère si particulière, croise un vieil homme qui siffle pour les oiseaux, salive devant la pléthore de pâtisseries locales avant de se poser à l'Hotel Sacher, un établissement réputé pour ses soirées mondaines et frivoles.


Vienna

Les deux, trois dernières minutes sont aussi l'occasion d'un petit tour de magie sur fond d'espionnage, un rafraîchissant virage parodique bien qu'un peu hors-sujet avec la douceur bienveillante du reste du film. Cette conclusion donne l'occasion de retrouver en guest stars Santa Berger, Mickey Rooney et Peter Bogdanovich, le tout sur le thème musical de Mission : impossible ! Quant au tour, il s'agit d'un numéro d'escamotage assez réussi où Santa Berger est téléportée d'un coffre en bois à une cage suspendue. Vienna demeure malgré tout une petite parenthèse anodine de par sa courte durée qui lui fait brasser bien trop d'éléments en si peu de temps sans réussir à les approfondir ou même à expliquer leur présence.


The Magic Show

Toujours est-il que Vienna a sans doute marqué un regain d'intérêt de Welles pour la magie, sans doute aidé également par ses difficultés à concrétiser de nouveaux longs métrages. Il s'attèle finalement à des œuvres plus modestes et donc plus personnelles. Outre le passionnant Vérités et mensonges où la magie (dans son sens le plus large) est omniprésente, le cinéaste désire consacrer un projet entier à la magie. Il s'y consacre dès 1976 et y travaillera jusqu'à la fin de sa vie puisque les dernières images qu'il filmera seront dédiées à ce Magic Show. Il tourne ainsi pas moins de dix heures d'images et monte plusieurs séquences. Ce sont celles-ci que le Munich Film Museum a finalisées pour obtenir au final un court métrage de 26 minutes où l'on retrouve une demi-douzaine de numéros plus ou moins longs et élaborés. On devine en tout cas un enthousiasme évident dans les séquences visibles où Welles peut mettre à contribution plusieurs de ses passions : la magie évidement, le théâtre, le déguisement, les anecdotes historiques, sans oublier son fabuleux talent de conteur, instrument indispensable à tout bon magicien. Et Welles en était un excellent, lui qui se produisit par exemple à plusieurs reprises à Las Vegas.

De plus, avec son fidèle cameraman Gary Gravier, le cinéaste exploite habilement le tournage en studio pour composer une très belle photographie jouant beaucoup sur les couleurs primaires, des teintes très prononcées, l'obscurité... Bref, pour créer une ambiance mystérieuse qui ne craint pas le kitsch, tel ce passage futuriste tout en aluminium et néons aveuglants. Welles évoque autant l'Egypte ancienne que le Moyen-Orient ou le début du XXème siècle. C'est grâce à ces atmosphères et sa prestation toujours aussi charismatique - pour ne pas dire magnétique et impériale - que The Magic Show s'impose comme une pièce maîtresse de son oeuvre, Welles nous transportant avec ses anecdotes, son humour, ses sourires charmeurs et ses clins d’œil complices.


The Magic Show

Bien que dans le cas présent les tours ne sont jamais truqués en post-production, assister à un tour de magie sur un écran (petit ou grand) pose toujours le problème de la coupe accommodante. Dans certains cas, le montage n'aide pas à prendre au sérieux le numéro auquel on assiste (celui de la balle de revolver notamment) tandis que d'autres fonctionnent justement parce que la réalisation s'inscrit dans la longueur. Dans tous les cas, le résultat est on ne peut plus enthousiasmant, y compris pour ceux qui n'apprécieraient pas la magie. Il est donc bien frustrant de savoir qu'une si petite quantité filmée soit désormais visible. Mais il faut avouer qu'on ne sait pas vraiment ce que Welles comptait faire de cette masse de film. Un long métrage ? un documentaire ? une émission de télévision ? ou encore un "fond" qui lui aurait servi pour d'autres projets ? On trouve à ce titre un passage dans son pilote de talk show The Orson Welles Show (celui avec Angie Dickinson) et la scénographie d'Abu Khan devait servir à la réalisation d'une publicité pour une marque japonaise de whisky (qui ne sera jamais terminée).

Cela conduit évidement au bien nommé F For Fake, que Welles considérait comme un film essai et qui aurait dû être le premier d'un nouveau langage cinématographique qui le stimulait particulièrement. Sauf que cette fois, les thèmes ne se limitent plus seulement au fond mais également à la dynamique même de la forme.

1ère partie : l'avant Citizen Kane

3ème partie : Adaptations

4ème partie : Deep Side of the Wind

5ème partie : The Magic Box

Par Anthony Plu - le 25 septembre 2015