Menu
Portraits

portrait de nicolas winding refn à travers ses films

Nous profitons de la sortie en salle aujourd'hui de Bleeder - son deuxième long métrage jusqu'ici inédit en salle - pour plonger dans la filmographie passionnante de Nicolas Winding Refn. Découvert tardivement en France par la critique (Pusher sort avec dix ans de retard sur nos écrans, le temps d'acquérir son statut de film culte) et plus encore par le grand public (il faut pour cela attendre Drive en 2011), Refn est aujourd'hui un cinéaste aussi reconnu que discuté... il suffit de voir l'accueil extrêmement contrasté de son dernier film, The Neon Demon, pour le mesurer. La sortie de Bleeder est donc l'occasion de revenir sur la carrière aussi changeante que cohérente de Refn, pour certains cinéaste du vide, pour d'autres l'un des plus grands réalisateurs contemporains.

Nicolas Winding Refn baigne très tôt dans le cinéma et les images, sa mère étant photographe, son père réalisateur et monteur (notamment pour Lars Von Trier) et son oncle possédant le plus réputé cinéma d'Art et Essai de Copenhague. A neuf ans, sa mère se remarie et l'emmène vivre aux Etats-Unis. Il ne connaît pas la langue et, d'un naturel solitaire, se referme sur lui-même. Fortement dyslexique, il apprend tardivement à lire (vers ses treize ans) et la télévision et le cinéma deviennent très tôt la seule passerelle entre lui et le monde. Il réalise en 1996 (il a alors 25 ans) Pusher, un film qui rencontre un immense succès au Danemark et qui lance la carrière de Mads Mikkelsen. Trois ans plus tard il tourne son second long métrage, Bleeder, avant de partir au Canada pour sa première expérience américain : Fear X (2003). L'échec commercial du film l'oblige à revenir à son premier succès en donnant deux suites à Pusher. Nicolas Winding Refn tourne ensuite Bronson (2008) en Angleterre puis un film de Vikings métaphysique, Valhalla Rising (2009), avant de rencontrer un immense succès public et critique avec Drive en 2011. Comme s'il ne pouvait supporter cet engouement, il réalise par la suite ses deux œuvres les plus radicales : Only God Forgives - où il retrouve Ryan Gosling - et The Neon Demon. Conscient de ses influences cinématographiques, changeant constamment d'univers, voire de style, Nicolas Winding Refn n'en propose pas moins un univers de cinéma personnel et singulier qui l'impose comme l'un des plus talentueux cinéastes apparus au début des années 2000.

PUSHER (1996)

L'un des chocs de Refn est Mean Streets de Martin Scorsese, film qu'il découvre à neuf ans en pleine période de boulimie cinévore. De son aveu même, c'est le film qui avec Massacre à la tronçonneuse va le plus influencer son imaginaire cinéphile et le pousser à passer derrière la caméra. C'est ainsi qu'il en reproduit l'une des scènes dans l'un de ses courts métrages fauchés qu'il tourne grâce à l'argent de ses parents - un court déjà intitulé Pusher - dont il interprète lui-même le premier rôle. Et pour son premier long, c'est au film tout entier de Scorsese auquel il se réfère. Refn n'a pas fait d'école de cinéma mais décide de se lancer en déposant, sur les conseils d'un producteur qui a vu son court sur le câble, un scénario de long métrage au Danish Film Institute. Sur les conseils de son père, il candidate au même moment à une école de cinéma réputée. A sa grande surprise, il est pris à l'école et le producteur veut produire son film. Il se retrouve contraint de faire un choix et c'est celui de se lancer directement dans le grand bain, sans aucun bagage technique.

Refn raconte qu'il pallie son absence d'expérience par une extrême arrogance et une forte dose d'agressivité sur le plateau. Il vire son acteur principal une semaine avant le tournage, impose ses idées et rejette en bloc tous les conseils qui peuvent lui être donnés. Les techniciens ne s'y trompent pas et personne ne veut travailler avec lui, le cinéaste se retrouvant même contraint d'aller chercher son ingénieur du son en Suède.

Refn tourne rapidement, à l'arrachée, dans l'ordre des séquences afin de pouvoir modifier son script en cours de route (méthode qu'il perpétue encore aujourd'hui). Et, aussi novice soit-il, le résultat à l'écran est tout simplement impressionnant. C'est que de l'expérience il en a sans le savoir, il l'a simplement acquise en regardant des milliers de films et non sur les bancs d'une école. Esprit curieux et cinéphile passionné, il a agrégé tout un savoir au contact direct des films et s'est fabriqué un savoir et un univers de cinéaste tout naturellement. Un natural born filmaker, à l'image d'une génération de cinéphages devenus cinéastes (on pense naturellement à Tarantino) grâce à leur capacité d'absorption et de digestion d'un patrimoine cinématographique mondial devenu accessible avec l'avènement de la vidéo. Avec toujours le risque que la digestion soit plus lente que l'absorption. Mais Refn, comme Tarantino, a l'estomac solide et va très vite dépasser le jeu des citations pour trouver son style et son univers propre.

Avec Pusher, les choses se mettent déjà bien en place. La mise en scène nerveuse de Refn se réfère ainsi aux premiers Scorsese ou encore à John Cassavetes (l'idée du tournage chronologique vient de lui) mais ces emprunts évidents n'empêchent pas au film de trouver sa voie propre. Pusher ne semble de prime abord ne rien devoir au cinéma européen, Refn arrachant des images, des icônes au cinéma américain pour les transposer sur le vieux continent. Et pourtant, le film paraît tellement réaliste, juste, que l'on ne peut que croire dans ce Copenhague interlope que Refn met en scène. Surtout, la façon dont le récit et le cadre du genre passent au second plan, rapidement relégués par l'importance accordée aux personnages, écarte de facto le film de la simple copie d'un modèle américain.

Pusher raconte la descente aux enfers de Frank (Kim Bodnia, impressionnant), dealer des bas quartiers de Copenhague. Coincé par un parrain serbe (génial Zlatko Buric), trahi par son meilleur ami (la découverte du film : Mads Mikkelsen, qui suivra Refn jusqu'à Valhalla Rising). Si Frank ressort comme le personnage principal du film, de nombreux personnages de paumés, de toxicos, de prostituées, de dealers et de trafiquants naviguent autour de lui... et tous font incroyablement vrais. Et ceci, on ne le doit pas simplement au fait que le cinéaste embauche des voyous pour les incarner, mais parce que dès l'écriture ils sonnent justes, parce que Refn sait instinctivement que tout ce qui compte dans un film, ce sont les personnages et non l'emballage, le style, le genre.

C'est en tournant que Refn comprend ce qui demeurera sa ligne de conduite. Car même si une partie des spectateurs s'arrête au style, à la surface, brocardant souvent le présupposé vide de ses derniers films, il n'est qu'à regarder Drive, Only God Forgives ou The Neon Demon pour voir que se sont des œuvres qui se consacrent toutes entières à leurs personnages principaux, et ce jusqu'à évacuer même presque complètement l'idée d'intrigue, voir de récit. Et cela, il l'installe dès ce Pusher. Refn aime le cinéma de genre et lorsqu'il s'engage sur son premier long, il se dit simplement qu'un polar serait plutôt porteur. Il prend les clichés du cinéma américain et les confronte à la réalité sociale du Danemark. Mais pendant qu'il tourne, il se rend compte que ce n'est qu'un cadre et que ce qui l'intéresse vraiment, ce sont ses personnages. Un personnage surtout, celui de Frank, cet homme incapable d'exprimer ses émotions et qui s'enfonce dans un puits sans fin. Il reprendra peu ou prou ce personnage dans son film suivant, Bleeder, et profitera de devoir tourner deux suites à Pusher pour développer ceux incarnés par Mikkelsen et Buric. Les personnages, rien que les personnages...

Le film est boudé par la presse mais rencontre un vrai succès auprès des jeunes Danois. Il est distribué en Angleterre où il fait un triomphe. A 25 ans, Nicolas Winding Refn fait une entrée fracassante dans le monde du cinéma. Dans le genre polar poisseux et viscéral, on n'avait pas ressenti un tel choc depuis le Bad Lieutenant d'Abel Ferrara et il n'est pas étonnant que même non distribué en salle en France à l'époque (il sortira avec dix ans de retard), Pusher ait rapidement élargi son cercle de fans pour acquérir ce statut aussi rare que galvaudé de film culte.

Bleeder (1999)

Lorsque Refn débarque à neuf ans aux Etats-Unis, il ne connaît pas la langue et, d'un naturel introverti, se renferme sur lui-même. Fortement dyslexique, il apprend tardivement à lire (vers ses treize ans) et la télévision et le cinéma deviennent très tôt la seule passerelle entre lui et le monde. Dans Bleeder, son second long métrage, Mads Mikkelsen explique pendant de très longues minutes à un client médusé le classement des films de son vidéo-club. Il énumère une liste sans fin de noms de réalisateurs, puis passe à tous les multiples sous-genres. En une scène, Refn paye sa dette à tous ceux qui ont participé à la naissance de son univers intérieur, qui l'ont accouché en tant que cinéaste. Des cinéastes reconnus aux sous-genres les plus "bisseux", tout y passe. Refn est ainsi, il dévore le cinéma, le cinéma est son seul monde.

A 23 ans, alors qu'il n'a tourné que quelques courts avec l'argent de ses parents, il découvre Clerks et rencontre Kevin Smith. Il se dit alors que passer derrière la caméra n'est pas quelque chose d'inaccessible. Le vidéo-club de Bleeder n'est pas sans faire penser à celui où Jay et Silent Bob traînent leurs guêtres dans le premier film de Smith. On pense aussi beaucoup à Spike Lee dans ce film qui suit plusieurs trajectoires individuelles dans un quartier populaire de Copenhague marqué par le chômage et la déshérence. Refn filme magnifiquement la rue, s'attache profondément à ses personnages et met brillamment en scène leurs interactions, montrant que dans cette société fragmentée, éclatée, tout tient - en bien ou en mal - aux relations humaines. Il y a le cinéphile introverti, le skinhead, le gars qui veut se ranger mais se retrouve rattrapé par sa peur. Et des femmes surtout, plus fortes, tournées vers l'avenir là où les hommes restent englués dans leur adolescence, refuge fantasmé dont il refusent de sortir.

Le personnage le plus emblématique est celui interprété par Mads Mikkelsen, alter ego évident du cinéaste. Renfermé sur lui même, asocial (limite sociopathe), il glisse sur le monde plus qu'il n'y appartient. Seuls les films existent réellement à ses yeux et il ne voit la société, les autres, que par leur prisme. Ce postulat permet à Refn de signer des instants réellement comiques, tendres même lorsque ce dadais cinéphile se heurte à l'incompréhension de ses contemporains ou lorsqu'il essaye le plus maladroitement du monde de draguer une fille. Mais malgré son handicap social, c'est le seul personnage qui parvient, au contact d'une femme (Liv Corfinex, filmée avec beaucoup d'amour... elle deviendra d'ailleurs l'épouse du cinéaste), à sortir de son cocon pour se confronter au monde.

Bleeder, tourné peu ou prou avec les mêmes acteurs et le mêmes techniciens que Pusher, s'intègre complètement à la trilogie. Comme un versant plus doux, romantique - malgré des éclats de violence - à sa saga criminelle. C'est que ces quatre films malaxent la même matière : l'humain. Des hommes perdus, face à la société, les autres, la paternité, l'amour, la famille. Des hommes englués dans leur milieu social, qui tentent de s'en sortir ou s'y abandonnent. Finalement, qu'il fasse un film de gangsters, un film de Vikings, de prison... Refn ne cesse de creuser encore et toujours le même sillon, la même image : celle d'hommes qui chutent et se relèvent.

inside job (Fear X, 2003)

Harry Cain (John Turturro) est vigile dans un mall du Wisconsin. En profonde dépression depuis l'assassinat de sa femme Claire dans le parking du centre commercial, il passe ses nuits et tout son temps libre à observer les cassettes de vidéo surveillance à la recherche d'images qui lui permettraient de trouver la piste de l'assassin. Sa soif de comprendre se mue de manière irrépressible en obsession...

Avec Bleeder, Refn ambitionnait de faire son Last Exit de Brooklyn, l'un de ses livres de chevet malheureusement déjà adapté au cinéma. Auréolé par le succès de Pusher, il va pouvoir réaliser son rêve : travailler avec Hubert Selby Jr. himself. Il se rend en effet aux Etats-Unis pour réaliser Inside Job, son troisième film, réunissant autour de lui une équipe prestigieuse : Selby donc, mais aussi Brian Eno, John Turturro, Deborah Unger... Son grand rêve américain se réalise... et c'est une totale déconvenue.

Déjà, le travail avec Selby se révèle frustrant, l'écrivain ne répondant que de loin en loin aux sollicitations et aux propositions du cinéaste. Ensuite, Refn, qui a réussi à rassembler 3 millions de dollars pour le film, découvre qu'il va devoir en utiliser 600 000 uniquement pour le salaire de Turturro. Avec un budget devenu extrêmement serré, le tournage prend du retard et manque de s'arrêter purement et simplement lorsqu'un distributeur italien qui avait pré-acheté le film se volatilise. Refn et son producteur doivent mettre un million de dollars de leur poche pour pouvoir terminer le film qui ne va bénéficier d'aucun travail de distribution et ne va quasiment pas rester à l'affiche, entraînant un endettement monstre pour les deux hommes. Humainement, économiquement, c'est un désastre. Artistiquement, c'est heureusement un peu mieux...

On l'a dit, Refn travaille beaucoup à partir de ses goûts cinéphiles, d'hommages et de citations. Très conscient de son art, il sait d’où viennent ses images, ses ambiances, et il n’hésite pas à montrer qu’il est un jeune cinéaste sous influence : Scorsese et Cassavetes pour Pusher, Kubrick pour Bronson et Valhalla Rising, Argento ou Anger pour The Neon Demon. Il assume toujours ses influences, les affichant même pour beaucoup de spectateurs de manière trop ostentatoire. S'il parvient toujours à transcender cette matière cinéphile qui vient nourrir et non phagocyter son univers de cinéaste, Refn échoue à le faire avec ce film. Inside Man est un thriller existentiel qui doit son atmosphère glauque et étouffante à David Lynch et aux frères Coen - il n’est jusqu’au rôle principal tenu par John Turturro pour nous ramener à l’ambiance poisseuse de Barton Fink - et Refn ne parvient pas à se détacher de ces deux modèles, à dépasser les influences pour offrir quelque chose qui lui est propre. Le film est assez admirablement filmé, mais on ne peut se défaire pendant toute sa durée d'une désagréable impression de déjà-vu. Et pourtant, Inside Job révèle de belles choses.

Refn ne s'intéresse pas à l'enquête mais au tumulte intérieur de son personnage dont l'âme troublée envahit peu à peu tout le film. Il crée dans un premier temps une ambiance mélancolique, d'une tristesse infinie. Le jeu de Turturro, le rythme des plans qui semblent tournés au ralenti, la musique de Brian Eno, les décors enneigés ou les froids intérieurs dénudés... Inside Job démarre comme un thriller dépressif avant d'accompagner la naissance et le développement de la psychose de Harry, avant de s'engouffrer dans sa nuit, son cauchemar. On ne sait plus bien si l'on est dans la réalité ou dans un monde fantasmé par l'esprit dérangé de son héros. Dès le début, une image de sa femme, de dos, pénétrant dans la maison faisant face à la leur sème le doute : Claire le trompait-il ? Est-ce un souvenir ou un fantasme ? Des pièces se rajoutent au puzzle mais au lieu de reconstituer une vérité, elles la rendent encore plus friable et incertaine.

Nicolas Winding Refn nous emporte ainsi dans une enquête qui déconstruit plutôt qu'elle ne construit, jusqu'à une partie finale complètement opaque, obscure, irréelle. Jouant sur l'artifice des décors, la profondeur de champ, les effets de montage, les distorsions, les cadres, bref sur une stylisation extrême, Winding Refn (aidé par le chef opérateur Larry - Eyes Wide Shut - Smith) nous emmène peu à peu dans un cauchemar psychotique. Tout tangue, glisse, bascule, les repères se brisent. Le film raconte aussi en creux la dérive paranoïaque et sécuritaire de la société américaine, la déshumanisation, la glaciation. Pas vraiment abouti, Inside Job n'en demeure pas moins une œuvre marquante et troublante qui venait confirmer le talent de son jeune cinéaste.

Pusher 2 : du sang sur les mains (2004)
Pusher 3 : L'Ange de la mort (2005)

La première expérience américaine de Refn, Inside Job, est un échec commercial cinglant. Criblés de dettes, le cinéaste et son producteur retournent la queue basse au Danemark. Leur seul échappatoire face aux créanciers est de tenter de renouer avec le succès en signant coup sur coup deux suites à Pusher. C’est ainsi que Du sang sur les mains et L’Ange de la mort sont mis en chantier, Nicolas Winding Refn et Henrik Denstrup jouant leur va-tout avec ces deux films. Mais si Pusher 2 et 3 sont bien au départ une opération marchande, l’intégrité et l’implication totale du cinéaste s’imposent et, au final, la trilogie éblouit par sa cohérence.

Dans ces deux nouveaux volets, on retrouve la faune interlope du Pusher original, mais à chaque chapitre le cinéaste s’attache à un nouveau personnage. Du sang sur les mains se concentre sur Tonny (Mads Mikkelsen, toujours plus impressionnant), petite frappe amie de Franck, qui en découvrant sa paternité remet en cause son propre rapport au père qui jusqu’ici guidait sa vie. L’Ange de la mort suit Milo (Zlatko Buric, touchant et effrayant), figure inquiétante de parrain de la drogue dans les deux premiers films et qui tente dans le dernier volet de concilier monde de la pègre et vie familiale.

En trois films, Nicolas Winding Refn dresse un portrait sans concession de la petite criminalité. Tour à tour tragiques ou bouffonnes, introspectives ou excessives, les histoires de la trilogie Pusher content les luttes intérieures d’une galerie de personnages à la densité psychologique sidérante. Des histoires à hauteur d’hommes, où des êtres sont pris dans des engrenages dont il ne peuvent sortir. Des histoires de luttes et de renoncement. A la vision romanesque du monde mafieux, le cinéaste oppose un regard frontal, intransigeant. Ses héros sont des minables, englués dans le crime, incapables d’en sortir. Ils survivent dans un monde qui pourrit tous les rapports humains : amitié, filiation, paternité. Un monde où exprimer un sentiment est dangereux et où la drogue et le sexe tentent de combler vainement tout ce qui manque de rapport humain véritable.

La caméra mobile de Refn nous immerge corps et âme dans cette humanité. Nihiliste, sombre et désespérée, la trilogie Pusher respire à chaque seconde l’urgence et l’implication totale de son auteur. Les trois films sont aussi complémentaires que singuliers. Pusher est halluciné et frénétique tandis que L’Ange de la mort privilégie les instants en creux ; le dernier volet renverse les rapports instaurés entre un père et son fils dans Du sang sur les mains : chaque film possède ainsi son ton propre tout en prolongeant les questionnements initiés dans les autres chapitres. Plus on avance dans la trilogie, plus les enjeux et les personnages deviennent complexes, chaque séquence faisant écho à des histoires passées. La trilogie Pusher impressionne par sa cohérence et par l'ampleur qu'elle gagne de chapitre en chapitre, atteignant la densité des grandes tragédies antiques dans son ultime épisode.

Interprété à la perfection par des acteurs souvent amateurs, mis en scène par un Nicolas Winding Refn qui transcende le style réaliste documentaire par la vigueur de ses cadres et l’énergie de son montage, Pusher est une véritable déflagration dans le monde du polar. Indispensable.

bronson (2008)

Michael Peterson, alias Charles Bronson, est le détenu le plus dangereux d'Angleterre. Arrêté en 1974 pour le braquage d'un bureau de poste, il est condamné à sept ans de prison. Mais, loin de considérer cela comme une punition, il découvre qu'il peut devenir une légende du milieu carcéral. Totalement insoumis, agressant détenus et gardiens, il voit sa peine continuellement prolongée si bien qu'il a au moment du tournage du film passé trente-quatre années en prison, dont trente en isolement.

Bronson est au départ un scénario de film très codé, un plaidoyer visant à la libération du plus célèbre détenu d'Angleterre. Contacté comme réalisateur potentiel, Nicolas Winding Refn se sent immédiatement en profonde empathie avec le personnage de Bronson. Il est alors dans une phase de sa vie où le narcissisme le dispute au nihilisme et aux pulsions destructrices, et tourner ce film va se révéler être une véritable catharsis. L'idée que Bronson mène sa vie carcérale à la façon d'un artiste le fascine et il trouve dans ce parcours hors norme une allégorie de l'artiste cherchant à s'exprimer, à créer, quitte à ce que cette création s'opère dans la destruction.

Refn réécrit complètement le scénario, se concentrant sur cette idée que Bronson est un homme qui crée son propre mythe, thème que le cinéaste continuera d'explorer avec Valhalla Rising. Il met en scène son film à la manière d'un opéra, magnifiant les accès de violence, épousant totalement le regard de son personnage qui voit dans celle-ci la seule possibilité qu'il a de s'exprimer et de s'inventer comme artiste. Refn - toujours très lucide sur son travail - avoue avoir été profondément influencé au niveau visuel par Kenneth Anger mais aussi par Orange mécanique. Ainsi, après Inside Job, il fait de nouveau appel à Larry Smith (collaborateur de Stanley Kubrick depuis Barry Lyndon et chef opérateur de Eyes Wide Shut) et cite ouvertement la fable de Kubrick, utilisant des airs classiques (ici Nabucco ou Le Crépuscule des Dieux) sur des images de déferlement de violence, s'amusant même à imiter ces impressionnants travellings arrière dont le maître avait le secret.

Cette "esthétisation" de la violence accompagne la création du personnage de Charlie Bronson. Il est d'abord un corps puissant, viril, violent, agressif. Tout ce qui importe à ses yeux, c'est de devenir célèbre. N'ayant aucun talent pour le chant ou pour l'art dramatique, il utilise ce qu'il a sous la main - son corps, ses poings - pour faire carrière. Bronson fait dès lors de sa vie une performance live, utilisant son corps et le système carcéral comme la matière première de son art. Mais passé l'ivresse première de cette révélation artistique, il se met à tourner en rond et Refn accompagne cette prise de conscience par la répétition des mêmes motifs, par des mouvements de caméra circulaires et par un refrain techno-pop revenant de manière récurrente rappeler qu'il ne fait plus que du surplace. Après des séquences incroyablement rythmées, spectaculaires, où le cinéaste use à outrance des contre-plongées, des courtes focales, des arrêts sur image, des travellings arrière, le film ralentit et s'arrête. Bronson est isolé par des cadres dans le cadre, bête en cage qui tourne en rond et ne parvient plus à la jouissance libératrice de ses premiers actes de violence.

C'est lorsqu'il comprend que le système sera toujours plus fort que lui qu'il trouve dans la peinture et la poésie un nouveau moyen d'expression. En passant de la destruction à la création, il se libère enfin. Bronson est aujourd'hui un peintre et un écrivain reconnu et s'il demeure toujours en prison, celle-ci n'est plus la matière de son art. Si l'on peut regretter l'insertion de passages montrant un Bronson face caméra, racontant sur scène sa vie devant un public composé de figurants et de poupées gonflables - façon peu convaincante et par trop démonstrative d'expliquer qu'il est un homme en constante représentation - Bronson est une œuvre passionnante et tétanisante qui doit beaucoup et au talent baroque de Refn et à l'impressionnante prestation de Tom Hardy qui parvient à donner une véritable densité à un personnage pourtant très abstrait, multipliant ses facettes et jouant autant sur l'opacité fondamentale de Bronson que sur son goût pour l'exhibition. Bronson est film irrévérencieux, amoral et jubilatoire, pas toujours abouti mais toujours passionnant.

le guerrier silencieux (Valhalla Rising, 2009)

Le monde des Vikings est une nouvelle occasion pour Nicolas Winding Refn de dépeindre la violence de l'homme, son goût sans limite pour le pouvoir, l'argent et la possession. On suit ici une poignée de croisés vikings qui découvrent par hasard le Nouveau Monde, alors qu'ils espèrent gagner Jérusalem afin de participer à la reconquête de la Terre Sainte. Si ces récents convertis au christianisme partent en croisade au nom de Dieu, ce n'est pas pour la gloire du Seigneur ou pour propager son message de paix, mais bien pour assouvir leur soif de pouvoir et de richesse, leur goût pour la violence. Un enfant de dix ans et un guerrier silencieux, surnommé One-Eye à cause de son œil crevé, accompagnent le groupe de croisés dans leur périple. Pour ce duo, rien d'autre ne compte que la survie : One-Eye trace sa route, détruisant tout ce qui représente un danger tandis que l'enfant utilise le mutisme de son protecteur pour manipuler les autres guerriers, prétendant entendre sa voix et parler en son nom. Le chef des croisés finit par voit en One-Eye plus qu'un combattant indestructible, il perçoit en lui un guide. Effectivement, One-Eye a le don de saisir des visions parcellaires du futur (il a peut-être donné son œil aux Dieux pour acquérir la sagesse comme dans la mythologie scandinave). Ce sont d'ailleurs moins des visions qu'une grande clarté quant au futur de l'homme : tout ne peut se terminer que dans le sang, la mort et le malheur. Et en suivant ce guide, le groupe s'enfonce jusqu'aux portes de l'enfer...

Nicolas Winding Refn devait tourner Valhalla Rising avant Bronson mais le tournage de ce dernier a dû être avancé et ce changement de planning a considérablement fait évoluer l'œuvre que le cinéaste avait en tête. Tout ce qu'il souhaitait mettre dans Valhalla Rising s'est retrouvé dans Bronson et Refn, lorsqu'il se lance enfin dans son épopée viking, doit repartir à zéro et trouver un nouveau souffle, une nouvelle approche. Les deux films restent intimement liés : Bronson voulait créer son propre mythe et cette question se retrouve au cœur de Valhalla Rising. D'autre part, au contact de la peinture de Charlie Bronson, Refn se met à ré-envisager le cinéma comme un art uniquement pictural. Cette vision transforme profondément sa mise en scène et il conçoit ce nouveau film comme un tableau que l'on pénétrerait, qui nous aspirerait. Il veut que celui ci n'ait pas de fin, comme un tableau n'a pas de limites : une fois que l'on s'y est promené, une partie de nous y reste et Valhalla Rising fonctionne effectivement sur cette sensation. Le spectateur du film est placé dans le même état que les Vikings qui voient apparaître sous leurs yeux un monde inconnu. On voyage dans le film les sens en éveil, on observe mi-inquiets mi-fascinés ce qui vient à nous. Le Cinémascope qui ouvre l'espace, l'exacerbation de quelques sons (admirable travail sur les ambiances), les plaintes des larsens de guitares (même si l'effet larsen a été découvert par le Danois Soren Larsen, ce choix pouvait paraître surprenant mais se révèle particulièrement judicieux), le rythme apaisé du montage et les ralentis qui suspendent les gestes des personnages : toute la mise en scène de Nicolas Winding Refn conduit à nous plonger dans un demi sommeil, dans un état qui a quelque chose à voir avec l'hypnose ou la transe. On est peu à peu happé par le film, possédé par lui comme les personnages le sont par le Nouveau Monde, par la folie visionnaire de One-Eye.

Le film repose aussi en très grande partie sur la présence hallucinante de Madds Mikkelsen. Le récit n'offre aucune explication au fait que son personnage soit muet et qu'il ait des visions. On ne connaît pas son histoire, et absolument aucune psychologie ne vient rendre compréhensible cette figure opaque qui traverse le film d'un pas calme et décidé. One-Eye est un mystère insoluble, une figure mythique. Valhalla Rising parle des mythes et de la foi, pas à un niveau intellectuel mais à un niveau sensitif. En effet, tout le film repose sur la croyance du spectateur, sur la croyance en la capacité du cinéma à créer des mythes. Ce n'est pas pour rien que One-Eye est, de l'aveu du cinéaste, un mélange de Clint Eastwood, Snake Plissken et Ogami Itto. Valhalla Rising est une formidable épopée mystique et poétique au pays de la barbarie, une œuvre viscérale et fascinante qui conçoit le cinéma comme un territoire à explorer, un monde de rêves et de cauchemars que le cinéaste nous invite à arpenter par le biais d'une mise en scène expérimentale et immersive.

drive (2011)

Los Angeles, aujourd’hui : "il" est blond, parle peu et conduit comme un virtuose. On le recrute pour se faufiler entre les mailles de la police après des braquages auxquels, lui, "il" ne prend jamais part. Et puis, un jour, les choses vont mal tourner...

Le projet passe pour avoir circulé pendant plusieurs mois à Hollywood, passant d’un faiseur à un autre, et le film aurait pu n’être qu’un oubliable ersatz supplémentaire de la franchise Fast and Furious si, un jour, il n’avait échu dans les mains de Ryan Gosling. Le jeune comédien allait, non sans culot, transmettre le script à Nicolas Winding Refn, jeune et extrêmement prometteur cinéaste danois, dont l’une des principales caractéristiques - outre une maîtrise technique hors normes - est de se plaire à ne jamais être où on pourrait l’attendre. Voici donc comment, dans un filmographie, un film d’action hollywoodien avec des bolides vient succéder à l’errance métaphysique d’un guerrier viking (le très impressionnant Valhalla Rising)... Le ton est assez vite donné lors d’une impressionnante séquence en pré-générique : l’atmosphère et la gestion de la temporalité compteront plus ici que les péripéties, les carambolages ou les fusillades. Passé le braquage initial, il faudra d’ailleurs attendre près d’une heure pour que l’action surgisse à nouveau : comme dans Valhalla Rising, on sent Refn avant tout captivé par sa figure quasi mystique de héros mutique (où est la projection autobiographique dans ces personnages de marginaux ?) et par son changement de statut, son parcours vers l’ailleurs. Car Drive décrit bien une sorte de (re)naissance, un accouchement depuis le ventre mécanique des voitures avec lesquelles il ne faisait qu’un, vers quelque chose de plus organique, de plus viscéral. Il faut voir le sang recouvrir, jour après jour, mort après mort, le blouson du Driver, machine de sang-froid au regard projeté vers un improbable horizon.

Une nouvelle fois, mais dans un style encore une fois bien différent, Winding Refn tend ici vers la recherche de la forme absolue, et c’est peut-être ici la limite de son film, un exercice visuel d’un brio certain mais en partie affaibli par la pauvreté des enjeux dramatiques. On avait, à ses débuts, avec la trilogie Pusher, osé une comparaison entre Winding Refn et le Martin Scorsese de Mean Streets, pour les milieux décrits mais surtout pour l’énergie de la mise en scène et du montage. Quelque part dans la continuité, Winding Refn fait ici son Taxi Driver, avec ce personnage de chauffeur mutique sombrant dans l’ultra-violence parce qu’il peine à communiquer avec une jeune femme. Mais si le film de Scorsese s’ancrait, y compris stylistiquement, dans le New York des années 70, Winding Refn adapte sa mise en scène au cadre de son action, la clinquante Cité des Anges : dans la continuité de Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin ou de certains films de Michael Mann (dont Le Solitaire ou Collateral) - et y compris parfois pour le pire (couleurs flashy ou musique électro eighties) - Drive s’envisage comme une pérégrination urbaine et nocturne, parsemée de saisissantes bouffées de violence.

Là encore, Winding Refn se démarque de tout-venant du cinéma d’action américain et rejoint les prestigieux noms sus-cités en refusant d’envisager la représentation de la violence avec une forme de complaisance cynique : ici, des super-héros ne butent pas des super-vilains la clope et le sourire au bec, en balançant des punchlines débiles, mais des actes de véritable sauvagerie, brutaux et imprévisibles, surgissent soudainement et de façon difficilement soutenable. Ils participent, à leur manière, à l’abstraction globale d’un film assez difficile à appréhender, mais qui finit par convaincre par sa cohérence esthétique. Car s’il était lors de l’annonce pour le moins improbable compte tenu du synopsis du film (l’amour de la Croisette pour les grosses cylindrées n’est pas de notoriété publique...), le prix attribué au Festival de Cannes 2011 est finalement d’une évidence redoutable : l’intérêt de Drive se limite en effet, et fondamentalement, à sa mise en scène. De la même manière, donc, qu’en littérature, où le style d’un auteur peut transcender une histoire banale, c’est de la sensibilité de chaque spectateur à la "patte Winding Refn" que dépendra son appréciation de Drive. A titre personnel, et tous bémols mis à part, l’exercice de style nous a semblé absolument brillant.

only god forgives (2013)

Depuis ses débuts, Refn ne cesse d'aller là où on ne l'attend pas. Même si son style est immédiatement identifiable, il passe d'un registre à un autre et n'aime rien tant que de prendre le contre-pied de ses œuvres précédentes. Après le succès de Drive, il retrouve Ryan Gosling, mais loin de lui l'idée de livrer avec Only God Forgives une suite à son hit. Bien au contraire, il prend un malin plaisir à déjouer toutes les attentes des fans en livrant l'un de ses films les plus fous et radicaux. Il y a un côté auto-destructeur très prononcé chez le cinéaste. Il trouve enfin le succès mais, plutôt que de se laisser porter, préfère tout brûler afin de s'assurer que le grand public décroche et le lâche. On sent que Refn cherche à la fois la reconnaissance (publique, critique) mais en même temps la craint, la fuit. Après avoir cassé le box-office et emporté un prestigieux prix de la mise en scène à Cannes, il balance sur les écrans ce film complètement fou. Imaginez : deux heures de transe visuelle pour raconter l'histoire d'un homme impuissant, incarné qui plus est par le sexy Ryan Gosling.

Le film ne comporte quasiment aucun dialogue. Refn, dyslexique, n'a commencé à lire qu'à 13 ans. Et encore, ses lectures se limitaient aux comics et il ne s'intéressait pas aux dialogues, juste aux graphismes. Cette approche de la narration se ressent de plus en plus au fil de sa filmographie à partir de Valhalla Rising. Le film invite à une autre lecture biographique, Refn se décrivant souvent comme ayant été un enfant nihiliste et narcissique, ne sachant comment canaliser sa violence. Le personnage de Ryan Gosling lui ressemble donc beaucoup, comme un Refn qui n'aurait pas été sauvé par le cinéma et qui continuerait à lutter contre ses démons intérieurs, sa violence. Julian contient ses pulsions primales - sexe, violence - par son mutisme, son refus de s'impliquer, ses mouvements lents et contrôlés. Mais à force de tout enfermer en lui, il brûle et se consume de l'intérieur.

La mise en scène de Refn épouse la psyché troublée du personnage. Elle est à la fois calme, posée, jouant sur les couleurs, les textures, les lents mouvements de caméra. Mais ces plans soignés, d'un esthétisme hypnotique, accueillent des éclats de violence parfois quasi insoutenables. Refn n'utilise pas un filmage brusqué, haché, pour montrer la violence. Il pose tout, tranquillement, et la violence ne se retrouve que dans ce qui se déroule à l'écran, pas dans la mise en scène. Cette dichotomie montre à quel point le sujet et la forme chez lui forment un tout logique, imparable. Comment c'est elle qui nous raconte la vérité de ses personnages.

La vérité de celui que Ryan Gosling, hermétique et hiératique, interprète, c'est la frustration. Prisonnier de Crystal (superbe et terrifiante Kristin Scott Thomas), sa mère incestueuse, frustré par son impuissance (que l'on devine via la symbolique des mains, des poings, qui viennent compenser le phallus manquant), il contrôle tant bien que mal ses pulsions mais, pris dans l'engrenage infernal orchestré par sa mère vengeresse, finit par être emporté par elles. Julian nous ramène directement au héros du premier Pusher, pris lui aussi dans une mécanique implacable à laquelle il tente d'opposer son mutisme, tout comme à celui de sa suite (Mad Mikkelsen incapable d'avoir une érection avec deux prostituées). Il n'est plus question dans ce film de la création d'une figure mythique comme dans Bronson, Valhalla Rising ou Drive. Malgré l'omniprésence de figures divines peuplant les décors thaïlandais du film, malgré la ritualisation des combats, il n'est plus ici question d'icônisation. Il n'y a plus ici qu'un homme seul, perdu, dévoré par ses démons, déjà mort avant même que le film ne commence. Choc esthétique et baroque, œuvre onirique et cauchemardesque, Only God Forgives est finalement un mélo aussi trouble que bouleversant.

The neon demon (2016)

On sait à longueur d'entretiens et de making-of que Refn est atteint d'un défaut de perception des couleurs qui ne lui permet de voir que le rouge. Son esthétisme s'en ressent mais sa façon de pousser les couleurs à fond n'est pas qu'une réponse à son handicap visuel, elle est l'expression graphique des tumultes intérieurs de ses personnages. Ce travail sur les couleurs, qui atteignait déjà une forme de nirvana pour daltoniens avec Only God Forgives, devient ici un véritable opéra visuel, baroque, qui reléguerait presque les délires visuels d'Argento à de la peinture naturaliste. Mais comme dans son précédent long métrage, cet esthétisme n'est pas vain, il est en parfaite adéquation avec un film qui traite du culte de la beauté et du narcissisme sous la forme d'un conte de fées morbide. Refn aime prendre les choses au pied de la lettre. Son héros d'Only God Forgives est impuissant ? Il se fera trancher les mains à la fin du film. Le monde de la mode se nourrit de la beauté ? Il va le filmer littéralement. Derrière l'apparente complexité narrative de ses films - déconstruction temporelle, passages rêvés... - Refn illustre de manière très simple, très directe, les thématiques de ses films.

Après Drive, Refn se voit proposer la réalisation de nombreuses publicités. Il le fait, pour l'argent bien sûr, mais profite de cette expérience pour imaginer ce Neon Demon qu'il conçoit au départ comme un film d'horreur (il pensait faire un western avec Only God Forgives). Refn a été embauché pour glorifier le luxe, mettre en scène des mannequins, créer des icônes, vendre de l'éphémère, du vide. Il recycle tout cela dans cette grande œuvre qui prend à bras-le-corps l'idée d'un monde tout en surface, superficiel, sans aucune réalité tangible. Son esthétique traduit à merveille cette idée d'une surface brillante, scintillante, glamour, qui reflète notre obsession pour la beauté et la réussite mais rien d'autre. On se déplace sur une grande vitre, une surface infime qui sépare les personnages d'un vide béant qui les appelle et dont ils ne pourront réchapper.

Refn critique bien entendu ce monde de faux-semblants, cet univers carnassier qui se nourrit de beautés éphémères. Il pastiche le monde de la mode - photographes, agents, mannequins - mais ce qui l'intéresse vraiment ne se situe pas à cet endroit. L'obsession narcissique, la marchandisation d'une idée abstraite (la beauté), le culte de la réussite... voilà ce qu'il a envie d'évoquer avec cette fantasmagorie horrifique qui aurait tout aussi bien pu se passer dans le monde du cinéma. Refn a toujours été attiré par l'abstraction et The Neon Demon est l'aboutissement de cette démarche, un aboutissement logique tant ici le fond rejoint la forme. Les mannequins travaillent leur beauté, la fabriquent, la peaufinent à coups de régimes et d'opérations de chirurgie esthétique. Elle finissent par devenir une projection de la beauté, celle attendue par le public, les médias. Mais elles ne sont plus la beauté pure, virginale qui est celle de Jesse, la jeune fille ingénue incarnée par Elle Faning (absolument sidérante) qui tente sa chance à Los Angeles.

The Neon Demon est un film virtuose, d'une puissance visuelle et sonore (la bande-son de Cliff Martinez en totale osmose avec le film) rares. Tout le film travaille sur l'idée de sidération et c'est peu dire qu'il hante le spectateur longtemps, très longtemps après le mot fin. Comme chez Kubrick, Bergman, Herzog, Refn crée des images, des visions, qui s'incrustent en nous à jamais, auxquelles notre cerveau, notre imaginaire, se réfèrent dès lors instinctivement. On pourra rester insensible à l'abstraction du film ou au contraire regretter sa littéralité. Certains trouveront que c'est l'empire du rien, que l'on ne filme pas le vide avec du vide. Entendons ces reproches mais constatons-le : combien de cinéastes sont capables aujourd'hui de nous offrir des visions aussi fortes, aussi instinctives, de jouer à ce point sur le principe de sidération ? Personnellement je n'en vois qu'un, et il est également danois...

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : la rabbia

DATE DE SORTIE : 26 octobre 2016

La Page du distributeur

Par Olivier Bitoun et Antoine Royer (Driver) - le 26 octobre 2016