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Livres

Napoleon,
le grand classique
d'abel gance
de Kevin Brownlow

Traduit de l'anglais par Christine Leteux
338 pages
Édité par Armand Colin
Dépôt légal : novembre 2012

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Analyse et Critique

Un peu plus d’un an après La Parade est passée, un nouvel ouvrage de Kevin Brownlow est sorti en français en novembre dernier : Napoléon - Le grand classique d'Abel Gance, "seulement" 30 ans après sa parution en anglais. Alors que La Parade est passée balayait toute une industrie sur plus d’une décennie, Napoléon se concentre sur un seul film : Napoléon vu par Abel Gance, réalisé par Abel Gance en 1925/1926 et projeté pour la première fois à Paris en avril 1927.

Suite au succès public de J’accuse (1919) et au succès critique de La Roue (1922), Abel Gance se lance en 1923 dans un nouveau projet grandiose : réaliser une épopée sur Napoléon, six films couvrant quasiment toute sa vie, de sa jeunesse à l’école militaire de Brienne à sa mort sur l’île Sainte-Hélène. Six films pouvant être tournés en six mois pour 7 millions de francs, d’après les prévisions optimistes d’Abel Gance. Dans le contexte du cinéma français de l’époque, ce budget est loin d’être négligeable et les producteurs français restent suspicieux envers le réalisateur : son film précédent, La Roue, a nécessité trois ans de tournage et un coût astronomique pour, d’après les distributeurs, un résultat trop sombre et trop long. Dès lors, les portes vont se fermer les unes après les autres sur le nez de Gance. Son salut financier viendra de l’extérieur : tout au long de son projet, il sera financé par l’étranger, notamment par des Russes, des Allemands et des Américains.

Le réalisateur réussit à rassembler des acteurs et une équipe technique de grand renom et commence le tournage en janvier 1925 à Paris, avant de partir dans le Sud de la France, à Briançon puis en Corse. Après des débuts idylliques sur l’île de Beauté, l’équipe revient dans la capitale en juin 1925. Les obstacles vont alors se dresser sur son chemin : difficultés financières, accidents, retards, surcoûts...

La malchance n’est cependant pas la seule responsable et Gance va largement contribuer au sort funeste de son chef-d’œuvre : peu regardant sur les dépenses, il ne se soucie guère des questions budgétaires et perd les droits sur son œuvre. Intransigeant dans ses choix artistiques, il ne respecte aucun des délais fixés et continue de remonter le film après sa première projection officielle (la première version, présentée en avril 1927 avec 5 mois de retard, est en fait une version de travail. La version la plus aboutie ne sera terminée et présentée qu’en mai 1927). Ne tenant pas compte des contraintes de distribution, il propose un film hors norme, extrêmement long. Il utilise au passage un procédé technique inédit qui nécessite, pour être exploité, une coûteuse évolution des salles de cinéma : la polyvision, ancêtre du Cinémascope, consistant en trois images synchronisées projetées sur un triple écran.

Au final, Napoléon vu par Abel Gance est un objet unique. Bien qu’il rencontre le succès partout où il est projeté, les distributeurs sont récalcitrants. Ils boycottent le long métrage ou le remontent arbitrairement pour le conformer aux standards habituels, et le film ne rencontre pas le succès escompté. En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, Napoléon vu par Abel Gance est mutilé par la MGM : il est coupé, remonté et la polyvision n’est pas utilisée. Abel Gance, empêtré dans des problèmes financiers et ayant perdu les droits sur son film, ne peut rien faire. Epuisé et écœuré du sort subi par son œuvre, il ne tournera plus que des titres mineurs et tombera dans un relatif oubli durant plusieurs décennies.

L’histoire du film, rapidement contée ici, occupe la première partie de Napoléon - Le grand classique d'Abel Gance. La seconde partie s’intéresse à la reconstruction du film par Kevin Brownlow, complétée par une postface de 2012 écrite pour l’édition française. Pas besoin d’avoir vu Napoléon vu par Abel Gance pour lire cet ouvrage : chaque partie se dévore comme un bon roman d’aventures, porté par le style très fluide et la passion de Brownlow. Son récit commence par la découverte d’un fragment du film sur une vieille copie 9,5 mm, durant son adolescence. Subjugué par les images, il se lance dans une quête sans fin pour obtenir la version la plus complète. Cherchant à récupérer le plus de copies différentes possibles, il rencontre sur sa route moult obstacles, au premier rang desquels la Cinémathèque française : cette dernière lui mettra régulièrement des bâtons dans les roues mais lui offrira, souvent involontairement, certaines de ses plus grandes découvertes.

Parallèlement, à travers des articles, des projections privées puis publiques, des chapitres d’ouvrage (dont un chapitre de La Parade est passée, Brownlow se sentant le devoir de parler de Gance dans son premier ouvrage) et un documentaire pour la BBC, Abel Gance : The Charm of Dynamite (1968), il contribue à faire redécouvrir Abel Gance dans les années 60. Se liant d’amitié avec le réalisateur, il le rencontrera régulièrement et l’aidera jusqu’à la mort de ce dernier en 1981.

La première partie de Napoléon – Le grand classique d'Abel Gance est consacrée à la préparation, au tournage, au montage et à la diffusion de Napoléon vu par Abel Gance. Elle permet de comprendre le climat cinématographique français des années 20. Loin de l’opulence des studios hollywoodiens, les grands films sont difficiles à financer, les négociations sont âpres et les montages budgétaires sont complexes et internationaux. Le marché américain est primordial pour assurer la viabilité d’un long métrage et la négociation des droits de diffusion à l’étranger est une question clé. Dans son récit, Kevin Brownlow mêle adroitement ces problématiques technico-financières à l’histoire du tournage et aide le lecteur à comprendre les raisons de l’échec de Napoléon vu par Abel Gance et la déchéance de son réalisateur.

La seconde partie met en perspective les problèmes de reconstitution des films anciens, la complexité des droits, la difficulté à surmonter les prés carrés de chacun, à faire travailler ensemble des gens d’organisations et de pays différents. Aujourd’hui encore, trois versions de Napoléon vu par Abel Gance coexistent : la version anglaise de Brownlow, la plus complète, accompagnée de la musique de Carl Davis (jusqu’à récemment, elle ne pouvait être diffusée qu’en Grande-Bretagne) ; la version internationale de Francis Ford Coppola, accompagnée par la musique de son père, Carmine Coppola ; et la version française de la Cinémathèque, accompagnée d’une musique de Marius Constant, réputée catastrophique.

Au final, Gance apparaît comme un personnage complexe : un mégalomane génial prêt à tout pour réussir son film, sans grande considération pour la santé des acteurs ou des finances, obsédé par la soif de gloire, l’envie de surpasser tous ses prédécesseurs et de faire ce qui n’a jamais été fait. Mais pour Brownlow, tous les défauts de l’homme s’éclipsent devant le film : depuis une trentaine d’années, Napoléon vu par Abel Gance enthousiasme les foules à chaque diffusion à Londres ou en festival. La prochaine projection se déroulera à Londres en novembre 2013. Comme de nombreux classikiens, nous y serons, afin de vérifier si Napoléon vu par Abel Gance est bien, comme l’a affirmé un critique du Los Angeles Times en 1981 : « Pour toujours, la mesure de tous les autres films. »

Un post-script de deux pages sur l’avenir de Napoléon vu par Abel Gance en France, écrit par le français Georges Mourier, conclut l’ouvrage. Il n’incite guère à l’optimisme. Rien de clair ne se dégage. Les Français ne semblent pas vouloir repartir de la meilleure version actuelle, reconstituée par l’anglais Brownlow avec la musique de l’américain Davis. Plutôt que de vraiment capitaliser sur le travail accompli et d’avancer progressivement, ils veulent faire LA version ultime, la plus longue, la plus respectueuse du montage d’origine (dans le mesure où l’on peut parler de montage d’origine). Mais à voir trop grand et à viser l’impossible, ils risquent de ne guère avancer. En attendant, le film qui existe aujourd’hui dans une version plus que satisfaisante, grâce à Kevin Brownlow, reste toujours invisible.

Au niveau éditorial, Napoléon - Le grand classique d'Abel Gance est plus satisfaisant que La Parade est passée : le papier est de bien meilleure qualité, de même que la mise en page. La qualité des photos est assez variable : elles auraient gagné à être disposées sur papier glacé mais elles restent toutefois acceptables dans l’ensemble. Elles aident grandement à visualiser les conditions de tournage et à redonner des noms et des visages à des techniciens et à des acteurs tombés dans l’oubli.

La traductrice, Christine Leteux, travaille actuellement sur un "nouveau" livre de l’auteur de Napoléon - Le grand classique d'Abel Gance : "Le journal de tournage d’En Angleterre occupée" (1968). Elle espère ensuite trouver un éditeur pour deux immenses classiques de Brownlow sur le cinéma muet : The War, the West and the Wilderness (1979) et Behind the Mask of Innocence (1990).  Espérons que ses souhaits puissent se réaliser afin que nous disposions enfin de versions françaises de certains des ouvrages les plus réputés des dernières décennies sur le cinéma muet.

En savoir plus

Discussion sur Abel Gance sur le forum de Dvdclassik

Entretien avec Christine Leteux sur le site du Nouvel observateur

Par Jérémie de Albuquerque - le 2 avril 2013