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Portraits

nanni moretti à travers ses films

C'est aujourd'hui que sort en salle Mia Madre, le nouveau long métrage de l'indispensable Nanni Moretti, honteusement absent du palmarès du dernier Festival de Cannes alors que le réalisateur aurait pu briguer sans conteste une seconde Palme d'or. L'occasion pour nous de revenir sur la carrière de l'un des plus grands cinéastes de notre temps à travers les douze longs métrages qu'il a réalisés en quarante ans.

Je suis un autarcique (Io sono un autarchico, 1976)

Premier long métrage mis en scène par Nanni Moretti, Je suis un autarcique sort en Italie en décembre 1976 alors que le cinéaste n’est âgé que de vingt-trois ans. Et ce, après avoir réalisé trois courts métrages, Pâté de bourgeois (1973), La Sconfitta (1973) et Come Parli, frate ? (1974). Je suis un autarcique est donc ce qu’il est convenu d’appeler une œuvre de jeunesse du futur lauréat de la Palme d’or. Mais on ne manquera pas d’être frappé par la cohérence thématique et formelle liant ce film réalisé dans des conditions encore artisanales - un tournage en Super 8 avec des comédiens non professionnels recrutés parmi les amis du cinéaste, et financé par le père de ce dernier - avec les œuvres les plus récentes d’un réalisateur devenu, entre-temps, une figure majeure du cinéma contemporain.

Avec Je suis un autarcique s’affirme en effet d’emblée l’objet réflexif sur lequel Nanni Moretti ne cessera de se pencher ; c’est-à-dire l’impossible conciliation entre l’individuel et le collectif. Suivant une démarche aux allures dialectiques - on verra peut-être là une trace du passé de militant de la gauche extraparlementaire que fut brièvement le cinéaste - Je suis un autarcique s’articule en trois moments. Le premier - que l’on pourrait aussi appeler la thèse selon la terminologie dialectique - décrit une société italienne atomisée, incarnée par une poignée de jeunes Romains aux ego aussi affirmés que tourmentés. À ce premier segment du film succède un deuxième qui en constitue l’antithèse manifeste puisqu’il est placé sous le signe de la collectivité. Je suis un autarcique dépeint alors les efforts déployés par cette nuée d’électrons libres pour dépasser leur ego respectif et tenter de mener à bien une expérience commune. En l’occurrence la création d’une œuvre dramatique s’inspirant du théâtre expérimental qui se pratiquait alors dans les "cantine" (caves) romaines. La synthèse attendue, ultime étape de tout cheminement dialectique réussi, n’aura cependant pas lieu puisque le film se conclut sur un constat d’échec quant à la capacité des personnages à se départir de leur individualisme.

Dès son titre éminemment programmatique, Je suis un autarcique ne cesse donc de démontrer l’indépassable puissance du Moi. Et c’est à lui-même que Nanni Moretti confie pour la première fois le soin d’incarner à l’écran la figure du film donnant l’exemple le plus achevé de ce diagnostic. Le réalisateur campe ici le personnage de Michele Apicella, qu’il jouera de nouveau dans Ecce Bombo, Sogni d’oro, Bianca et Palombella Rossa. Et dont on trouvera, par ailleurs, des échos certains dans les autres personnages imaginés par le metteur en scène tels Don Giulio, qu’il interprétera aussi dans La Messe est finie, ou le producteur Bruno Bonomo joué par Silvio Orlando dans Le Caïman. Je suis un autarcique est donc l’occasion de forger les caractéristiques fondamentales du personnage "morettien" par excellence. Michele Apicella s’impose comme un mixte d’intransigeance avec autrui, frisant la violence quand il s’en prend par exemple (déjà) aux critiques de cinéma, et d’infantilisme se traduisant par un goût marqué pour les sucreries et les parties de football de table à vingt ans passés.

Le traitement humoristique de la désillusion - du désespoir ? - politique de Moretti est par ailleurs présent dès ce premier long métrage. Les choix de mise en scène du cinéaste pour Je suis un autarcique atténuent en effet la noirceur potentielle de son propos en explorant une large palette d’effets comiques. Principal registre de Je suis un autarcique, ce dernier n’en constitue cependant pas l’unique tonalité. Nanni Moretti sait aussi faire preuve à l’occasion de ce premier film de sa capacité à camper des séquences générant une réelle émotion. Comme celle, située à la fin du film, dépeignant l’ultime rencontre dans les fossés du château Saint-Ange entre un Michele et une Simona définitivement incapables de vivre ensemble. Cette tessiture émotive, qui marquera certains moments d’Aprile - celui, par exemple, où l’on voit Nanni Moretti dansant sur les quais de l’île tibérine après avoir appris la naissance de son fils - et qui sera au cœur de La Chambre du fils, est par ailleurs plus largement explorée dans Ecce bombo, deuxième long métrage du cinéaste italien. (P.C)

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Ecce bombo (1978)

Après Je suis un autarcique, Nanni Moretti met de nouveau en scène une bande de jeunes Romains, toujours dominée par le personnage de Michele Apicella, et échouant pareillement à entreprendre collectivement. Il n’est plus question ici de théâtre expérimental mais d’un groupe "d'autoconscience", une pratique elle aussi issue de la mouvance soixante-huitarde. Celle-ci consistant en une sorte de psychothérapie collective et sauvage : on y explore ses états d’âme, dans un désordre relatif, sous l’œil et l’oreille des autres membres du groupe. Mais aucun d’entre eux ne tirera finalement profit de l’occasion ainsi offerte de mieux se connaître soi-même mais aussi et surtout de découvrir autrui et d’être ainsi en mesure de lui apporter son aide. Sortes de Vitelloni des années 70, Michele et ses camarades sont aussi égotistes et immatures que l’étaient les personnages de Je suis un autarcique.

Enregistrant comme Je suis un autarcique l’irréductible individualisme à l’action dans le corps social italien, Ecce bombo déroule une même logique politique en affirmant l’impossibilité de la réalisation des utopies collectives du gauchisme soixante-huitard. L’occupation de leur école, une semaine avant la fin des cours (!) par la sœur de Michele et ses camarades, n’a d’autre vocation que de rallonger le temps des vacances. Et c’est plutôt la rigueur bureaucratique que l’esprit libertaire qui commande dans l’appartement communautaire représenté dans Ecce bombo. Quant aux séquences concernant un restaurant pour jeunes autogéré ou un festival de rock en plein air dans le Lazio, celles-ci les dépeignent comme vidés de toute potentialité subversive, réduits à l’état d’épiphénomènes médiatiques à l’intention d’une télévision manifestement déjà ressentie par Nanni Moretti comme aussi puissante que néfaste.

Tout aussi psychologiquement et politiquement aporétique que Je suis un autarcique, Ecce bombo s’en distingue cependant par un ton globalement plus grave. L’humour demeure certes présent. Le portrait à charge du journaliste de Telecalifornia (Giorgio Viterbo), auteur de reportages stéréotypés et médiocres sur la vie des jeunes Romains, s’inscrit par exemple dans la droite ligne critico-bouffonne du film précédent. Mais le réalisateur dévie fréquemment de celle-ci pour composer un univers dominé par le malaise. Ce peut être selon une tonalité relativement douce, aussi mélancolique qu’émouvante, comme dans les séquences consacrées à Olga, lors de certains échanges entre Michele et sa jeune sœur ou bien encore à l’occasion de l’errance balnéaire du groupe d’amis. La caméra filme alors en plan moyen des personnages immobiles, comme statufiés, dans la pénombre d’une chambre ou sur une plage désertée. Mais lorsque l’incommunicabilité entre les protagonistes d’Ecce bombo devient totale, le rendu cinématographique du trouble se fait alors sur un mode plus tendu. Et les compositions dépressives d’inspiration picturale laissent place à des séquences au montage serré, dynamisant le champ/contre-champ jusqu’à lui donner des allures de salve de mitraillette. C’est un véritable état de guerre affective entre les personnages que Nanni Moretti donne ainsi à voir. (P.C)

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Sogni d'oro (1981)

La représentation de la violence des rapports humains franchit un cran supplémentaire dans Sogni d’oro, troisième long métrage de Nanni Moretti, en s’exprimant désormais de manière physique. Incarnant de nouveau Michele Apicella, Nanni Moretti en fait cette fois-ci son parfait alter ego puisque son personnage fétiche exerce désormais le métier de cinéaste. Michele est certes devenu un artiste reconnu mais il demeure pareillement bilieux. Sa colère a même pris des proportions encore plus importantes que celle qu’il exprimait dans Je suis un autarcique et Ecce bombo. Sous l’emprise de celle-ci, il n’hésite pas en effet à frapper ses proches tels son assistant-réalisateur (Tatti Sanguinetti), régulièrement molesté sur le tournage de son nouveau film, ou même sa propre mère (Piera Degli Esposti). Les brutalités infligées par Michele à cette dernière donnant lieu à une séquence empreinte d’une tension quasi bergmanienne. Et Nanni Moretti prolonge au passage sa caractérisation de la famille, entamée dans Ecce bombo qui la décrivait déjà sous un jour pour le moins chaotique, comme un champ de bataille psychologique et physique. Un diagnostic qu’atteste aussi, cette fois-ci sur un mode burlesque, le long métrage dont Michele entreprend alors le tournage. Et qui porte le titre, ô combien évocateur en matière de trouble familial, de « La Mamma di Freud » (« La Maman de Freud ») ! Les quelques scènes de celui-ci, que Sogni d’oro donne à voir, campent un Freud (Remo Remotti) imaginaire et bouffon, sexagénaire et vivant encore chez sa mère, aussi infantile et colérique que Michele dont il est une sorte de clone grotesque.

En dépeignant ainsi le processus créatif cinématographique comme une lutte épuisante opposant le metteur en scène à une équipe incapable de porter sa vision, Nanni Moretti dessine alors un autre motif récurent de son univers : celui du film impossible à faire. On le retrouvera dans Aprile, où le cinéaste se représente caressant le projet d’une comédie musicale sur un pâtissier trotskyste. Mais c’est avec Le Caïman, journal fictif de l’échec du tournage d’un long métrage sur Silvio Berlusconi n’ayant in fine d’existence que dans l’imagination de son producteur, Bruno Bonomo, que Nanni Moretti exploitera au maximum cette figure de l’impossibilité créative. Et même si le film finit malgré tout par se concrétiser, comme c’est le cas dans Sogni d’oro puisque « La Mamma di Freud » sortira sur les écrans, celui-ci est tellement éloigné de la vision artistique initiale qu’il ne peut susciter que l’incompréhension critique et le rejet du public.

Malheureux sur le plateau de tournage, Michele l’est pareillement en matière amoureuse. L’amour demeure toujours aussi impossible, notamment celui qu’il éprouve pour la jeune Silvia (Laura Morante). Pourtant vécue sur un plan uniquement onirique, celle-ci ne peut pas trouver d’issue heureuse. Le film se clôt sur un surprenant climax voyant Michele, dînant en amoureux avec Silvia, se transformer soudainement en une sorte de Mr. Hyde transalpin et, devenu, monstrueux, fuir le restaurant tout en hurlant qu’il ne veut pas mourir. Cette ultime réplique de Sogni d’oro à la tonalité assez désespérée venant définitivement témoigner du désarroi profond de l’alter ego morettien... (P.C)

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Bianca (1984)

Michele (Nanni Moretti) est professeur de mathématiques à « l'Ecole moderne Marilyn Monroe » (qui est en réalité l'école Leopardi où Moretti a usé les bancs). Une école pionnière dans les nouvelles façons d'enseigner (ou du moins dans la démagogie), où l'on glorifie les actions de la Juventus et où l'on s'appuie sur un juke-box pour faire cours. Michele, en dehors des cours, ne cesse d'épier ses contemporains et de s'immiscer dans leurs vies, ne pouvant s'empêcher de vouloir tout arranger. Il tombe amoureux de Bianca (Laura Morante), la séduit, mais rapidement lui fait prendre la poudre d'escampette tant ses sempiternelles intrusions dans le quotidien d'autrui se révèlent assommantes. Survient alors une série de meurtres dont Michele est, aux yeux de la police, le coupable idéal.

Bianca est le quatrième long métrage de Nanni Morreti et son univers est déjà bien installé. On retrouve Michele Apicella, nihiliste à la faconde intarissable, colérique et irrésistible, fan de foot et fou de chocolat, déjà présent dans les trois précédents longs du cinéaste et qu'il interprétera une ultime fois dans Palombella Rossa, lui faisant perdre la mémoire pour pouvoir enfin couper le cordon avec ce personnage envahissant car devenu aux yeux des spectateurs son alter ego. Bianca est un film jubilatoire, absurde, léger. Si l'univers de Morreti est tout entier là, sa mise en scène s'affirme également. La caméra se fait moins malicieuse, moins intrusive que dans ses précédentes réalisations. Il s'attache à faire vivre les scènes devant celle-ci, et non à l'utiliser pour nous faire pénétrer de force dans l'action. Une grande attention est ainsi portée aux déplacements des personnages, à leur position dans le cadre, à la composition de l'image. Si Moretti privilégie ici plan fixe et plan-séquence, son cinéma évoluera encore avec Journal intime. Il s'affranchira (comme il l'a fait de Michele Apicella) d'un style qu'il considèrera alors comme un carcan... Et l'on sait que rien ne révulse plus le cinéaste que les petites cases dans lesquelles on range les gens, les artistes. Pour preuve ce Bianca où Moretti mixe avec bonheur la comédie, la critique sociale, le suspense policier, et nous offre, certes pas l'un de ses plus grands films, mais une comédie allègre, décalée et vivifiante. Un vrai bonheur ! (O.B)

La Messe est finie (La Messa è finita, 1985)

Don Giulio officiait tranquillement depuis dix ans dans une île paisible située dans le sud de l'Italie, lorsqu'il est amené à revenir dans les environs de Rome pour prendre en charge une paroisse délabrée. Il retrouve sa famille, ses amis, mais tous ont changé et sont aussi mal en point que le bâtiment croulant. Son père vient de quitter sa femme pour une jeunette, sa mère vit dans l'ombre de l'improbable retour de son mari, sa sœur, enceinte, veut avorter. Du côté des anciens amis il y a Andrea, emprisonné pour avoir soit-disant participé aux Brigades Rouges, Cesare, ancien marxiste converti à la religion catholique et voulant devenir prêtre comme son ami Giulio, et Saverio qui refuse de voir quiconque et reste enfermé chez lui suite à une déception amoureuse. Comme Don Giulio est persuadé de devoir guérir les maux de la terre entière, il recueille un à un les drames de ses amis et parents, et manque de sombrer dans la folie face aux flux de maux qui s'abattent alors sur lui.

Michele Apicella cède ici la place à un personnage de prêtre. Mais sous cette défroque inédite dans le cinéma de Moretti (il s'était jusqu'ici attaqué à ses amis gauchistes intellectuels, à l'école, aux artistes d'avant-garde, même si la religion, Italie oblige, est évoquée dans ses différents films) on retrouve le même besoin irrépressible chez ce personnage de s'immiscer dans la vie des gens et la même incapacité de voir sans intervenir. La figure du prêtre serait même l'aboutissement logique de ce personnage de cinéma, à la différence qu'un prêtre est censé écouter, conseiller, guider doucement. Or Don Giulio, lui, vocifère, s'emporte, n'hésite pas à en venir aux mains pour faire entendre raison à ses ouailles. Ne cessant de courir d'un ami à un parent pour les secourir, il découvre à ses dépens que l'on ne peut forcer les gens au bonheur. La Messe est finie est malgré tout un film plein d'espoir, à l'image de ces visages d'enfants qui parsèment et éclairent le film. Si le malheur est là, s'il guette à chaque coin de rue, il y a envers et contre tout de la vie, encore et toujours. Moretti ne fait pas tourner son film autour du seul personnage de Don Giulio, celui-ci servant de révélateur à toute une galerie de personnages aussi vivants, surprenants et touchants les uns que les autres. Un cinéma pétri d'humanité, lucide, drôle et poétique. L'un des plus beaux films de son indispensable auteur. (O.B.)

Palombella rossa (1989)

Nanni Moretti ne supporte pas le monde comme il va. Il ne comprend pas où sont passés nos rêves, nos utopies ; comment on peut se contenter de choses menues, de petits plaisirs, de petits désirs. C'est un homme en colère qui fait passer son désespoir par le biais de la comédie. Dans Bianca et La Messe est finie, son personnage ne cesse de harceler son entourage pour essayer de comprendre comment on peut se résigner à vivre une petite vie, comment on a pu un jour baisser les bras, comment on peut être heureux malgré tout, lui qui ne parvient pas à dépasser sa frustration de voir le monde tourner de cette façon. Dans Palombella Rossa, Nanni Moretti fait d'une certaine manière le deuil de parvenir un jour à comprendre ses concitoyens, à comprendre le monde. Il se résigne donc à se questionner lui, à percer le mystère de son incapacité profonde à vivre comme les autres, à accepter cette société bringuebalante. Il joue ici un député communiste, Michele Apicella, devenu amnésique et qui se demande qui il est. Une lecture politique simple fait immédiatement jour, l'amnésie de Michele renvoyant à celle de la gauche communiste italienne. Mais Moretti ne se contente pas de cette analogie, il nous offre une formidable réflexion sur la manière dont on se construit par rapport à la société. Tout le film tourne autour d'une partie de water-polo, métaphore du combat politique mais surtout traduction des réflexions de Michele qui peu à peu retrouve ses positions, se reconstruit pour marquer enfin le penalty salvateur.

Peu à peu, il réapprend à parler, à comprendre ce que signifie vraiment l'inlassable « Je suis un communiste » qui lui revient constamment à la bouche. Michele se reconstruit en questionnant ses engagements, en se repositionnant par rapport à ses idéaux et ses utopies. Moretti fait tourner autour du match tout un petit peuple qui incarne la scène sociale et politique italienne : on y trouve des révolutionnaires gauchistes, des néo-fascistes, des communistes staliniens, des catholiques et des journalistes. Autant de cibles pour Moretti qui s'amuse, et nous avec, des contradictions des politiques, de leur assurance, de leur hypocrisie et de la vulgarité du langage médiatique. Chacun de ces personnages est aussi une facette de Michele, un morceau de son parcours politique mais aussi de son enfance. Moretti imbrique ainsi au match (passionnant) de water-polo des moments a priori décalés, mais parfaitement intégrés au rythme et au discours du film. Le plus beau - car il raconte tout de ce personnage qui refuse que le monde soit figé - est celui où, au bar de la piscine, Michele regarde une énième fois la fin du Docteur Jivago : il sait que les deux amoureux ne se rencontreront pas, qu'un film est figé, pourtant il ne peut s'empêcher de croire que pour une fois leurs regards vont se croiser.

Avec Palombella Rossa, Moretti utilise l'amnésie de son personnage récurrent pour enfin s'en affranchir. L'entourage de Michele attend de lui qu'il se conforme à l'image qu'ils en ont, or Michele décide de ne pas jouer ce jeu. Il ne cesse de donner des directives de mise en scène à Moretti cinéaste, comme pour lui dire qu'il ne faut plus refaire la même chose qu'auparavant, qu'il est possible de s'émanciper des attentes que le cinéaste-producteur-acteur-scénariste a suscitées, Moretti incarnant alors quasiment à lui seul le cinéma italien contemporain. Palombella Rossa est un chef-d'œuvre absolu, un film d'une saisissante lucidité sur notre monde, sur le politique et le social, mais aussi un film bouleversant sur l'enfance, sur l'innocence étouffée, sur le besoin de rêve et d'utopie que notre société trop souvent nous interdit. (O.B)

Journal intime (Caro diario, 1993)

Journal intime nous offre d'emblée deux des plus belles scènes du cinéma, rien que ça. La caméra suit de dos, en un long travelling, Nanni Moretti arpentant les rues de Rome sur sa Vespa. Le cinéaste parle de son amour de la ville l'été, exprime son plaisir d'en contempler ses façades : « Comme ce serait beau un film fait uniquement de panoramiques sur des maisons. » Et la caméra, comme un cadeau, le quitte pour lui (nous) offrir ce film rêvé, splendide voyage le long des immeubles de la ville, travelling latéral d'une beauté à couper le souffle, caméra glissant sur les célèbres ocres de la ville et sur les immeubles délabrés. Plus tard, la caméra le retrouve et de nouveau colle à lui. Moretti décide de se rendre pour la première fois sur la plage d'Ostie, à l'endroit où Pasolini s'est fait assassiné. Tandis que le Köln Concert de Keith Jarret l'accompagne, son monologue intérieur se fait plus intime, plus triste et, délicatement, la caméra le laisse prendre le large, comme pour ne pas s'imposer, comme pour lui laisser le champ le plus libre possible. Objet vivant, sensible, elle cherche la juste distance avec son personnage, avec son monologue intérieur, avec la musique de Jarret, avec le spectateur. Avec Journal intime, Moretti ne nous considère d'ailleurs pas comme de simples spectateurs et son film invente avec nous un réel rapport d'amitié. Ces deux scènes sont magiques par le rapport que la caméra crée entre le réalisateur, l'acteur, le spectateur, par cette idée que le cinéma peut être un présent précieux, que la caméra est une présence amie. Nanni Moretti pense à Flashdance, le film lui permet de rencontrer fortuitement Jennifer Beals sur un trottoir de Rome. Il se rêve en danseur de merengue, le voilà sur la scène d'une petite fête de quartier.

Le Caro diaro du titre, c'est celui de Moretti, c'est aussi le journal intime d'un homme et de son rapport au cinéma. C'est un film dans lequel il se livre énormément, racontant son cancer et sa guérison. Il ne semble parler que de lui mais en fait il parle constamment de nous. Le journal intime n'est pas une forme narcissique lorsque, comme ici, parler de soi, se projeter en tant que personnage, devient une question de confiance et de partage avec celui qui le reçoit. Moretti parle aussi beaucoup de cinéma, évoquant donc Pasolini mais aussi Rosselini par le simple fait de revenir filmer le Stromboli dans le second chapitre (le film est découpé en trois parties : Sur ma Vespa, Les Îles et Les Médecins). Il ne mâche pas ses mots sur ce qu'est devenu le cinéma italien, le cinéma en général (l'hilarante séquence où il découvre, effrayé, Henry, portrait of a Serial Killer) mais cependant reste silencieux lorsque son ami Gerardo, qui a passé dix ans à n'étudier que le Ulysse de Joyce, découvre la télé et s'entiche des télénovelas. A cet abandon, Moretti n'oppose rien d'autre que la plénitude des images de son chef opérateur Giuseppe Lanci (Nostalghia), qui capte alors les plus beaux changements de luminosité que l'on aurait pu imaginer sur l'île et son volcan.

D'une liberté constante, dans sa forme, dans ses propos, Journal intime est à l'image d'un homme qui s'est vu mort et qui n'en revient pas d'être toujours en vie, de pouvoir toujours contempler le monde et ses habitants. Un film pur, vierge. Un film qui incarne ce que devrait être plus souvent le cinéma : un dialogue intime entre un réalisateur et un spectateur avec la caméra pour témoin. Un film qui nous enivre et nous emporte vers des sommets que le septième art n'essaye que rarement d'atteindre. Il faut voir l'intelligence, l'évidence avec laquelle Moretti met en scène, construit sa bande-son, imbrique ses séquences. Journal intime ne s'impose pas par ses dialogues (magnifiques), sa drôlerie (irrésistible), sa mélancolie (poignante), ses acteurs (si proches), sa musique, sa photographie, son histoire... Il s'impose car c'est une œuvre de pur cinéma. Débarrassé de tout souci d'efficacité dramatique, Moretti filme de l'inutile, fabrique de longs plans-séquences pour le seul plaisir du cinéma. Cette nécessité impérieuse de filmer, ce plaisir de chaque instant à le faire font de Journal intime l'un des plus beaux films jamais réalisés. Rien que ça. (O.B)

Aprile (1998)

Avec Aprile Nanni Moretti poursuit son journal intime, entamé quatre ans auparavant avec le film du même nom. Après s’être caché pendant des années derrière son alter ego Michele (de Je suis un autarcique à Palombella Rossa), le réalisateur décide avec ce film d’explorer de nouvelles voies de narration en se mettant à nu et en dialoguant directement avec le spectateur. Aprile enfonce le clou en quittant le sentier du film à sketches pour offrir une narration libre et éclatée, reflet d’une période de sa vie (1994-1997) où Moretti est malmené par un trop-plein de bouleversements politiques, sociaux, familiaux ou créatifs. Le réalisateur décrit sans aucune complaisance son existence d’éternel angoissé. Angoisse de l’artiste devant l’acte de créer, angoisse de la paternité devant son enfant à venir, angoisse du citoyen à l’heure d’une Italie sombrant dans la démagogie et le populisme. Moretti égocentrique certes, mais également plus sarcastique, critique et moqueur que le pire de ses détracteurs. Moretti nous fait partager son petit univers avec une joie et un plaisir communicatifs. Le fond est souvent sombre, mais une fantaisie de chaque instant (jusqu’à une comédie musicale centrée autour d’un personnage de pâtissier trotskyste) porte le film avec une vitalité détonante. Aprile est un film aussi insolent sur le fond que sur la forme, mêlant sans contrainte le journal filmé à la fiction, jouant sur les niveaux avec un humour débridé et une foi dans le cinéma intacte.

Son regard fait toujours mouche : d’un défilé antifasciste réduit à une myriade de parapluies à un énorme pétard qui apparaît dans sa main au soir de la victoire de Berlusconi, en passant par la vision d’un appartement couvert de coupures de journaux qui dévoilent la main-mise du Caïman sur la presse de son pays, Moretti trouve les images qui résument à merveille l’état de choc de la gauche italienne en ce mois de mars 1994. Moretti est déboussolé, ne sait plus où donner de la tête. Il ne sait plus s'il doit filmer sa comédie musicale trotskyste (dont il parlait déjà dans Journal intime) car il se demande si la fiction est encore capable de canaliser sa colère. Ne vaut-il mieux pas affronter frontalement la question sociale en se lançant corps et âme dans un grand reportage rageur ? Mais en fait, a-t-il simplement encore la rage de lutter à l’heure où il lui faut choisir un prénom au fils qui va naître ? Qu'est-ce qui se passe dans sa tête lorsque la gauche triomphe et qu’il remonte sur sa mythique Vespa pour crier à la ville : « Quatre kilos deux cents !!! » Drôle, humain, intelligent, poétique, politique : Moretti nous offre un nouveau film vital, plus efficace que toute la médication du monde pour affronter la noirceur du quotidien. (O.B)

La Chambre du fils (La Stanza del figlio, 2001)

Nanni Moretti avait initialement écrit le sujet de ce qui allait devenir La Chambre du fils quelques années plus tôt, après le tournage de Journal Intime, mais il avait dû, pour plusieurs raisons - et notamment la naissance de son propre fils, Pietro - en repousser la concrétisation. Il avait toutefois gardé au plus profond de lui la conviction qu’un jour il finirait, comme une évidence, par tourner cette histoire de deuil familial, et qu’il y incarnerait ce père psychanalyste, tourmenté par la culpabilité, un énième alter ego auquel pourtant il donnerait symboliquement, et pour la toute première fois, son propre prénom de naissance, Giovanni.

La mort d’un enfant n’est évidemment jamais un acte cinématographique anodin, à plus forte raison dans un cinéma transalpin qui, de Rossellini à Visconti, en passant inévitablement par Comencini (L’Incompris qui, déjà, se nommait Andrea), avait déjà exploré bien des facettes de cette insurmontable tragédie, mais c’est avec une belle forme de classicisme épuré que Nanni Moretti apporte ici sa pierre à l’édifice funéraire. Certes, dans un premier temps, le film semble s’inscrire dans la lignée de certaines de ses œuvres précédentes, comme La Messe est finie, et Moretti le comédien vient y occuper l’essentiel de l’espace, avec son personnage de père donneur de leçons un peu cassant... Mais c’est en réalité pour mieux s’effacer ensuite derrière la douleur de ses proches, avec une justesse et une élégance retenues qui forcent l’admiration. Peut-être pour la première fois de sa filmographie - en tout cas dans cette mesure - les autres personnages du film n’apparaissent pas comme des entités périphériques à sa propre figure, mais s’affirment comme des êtres autonomes, éprouvant leur propre drame et leurs propres émotions. A cet égard, le personnage de la mère, incarné par une sublime Laura Morante, et qui endosse dans la deuxième partie du film l’essentiel des scènes-clé, marque un renouveau décisif dans le cinéma de Moretti, en ce qu’il témoigne d’une compréhension de la nature humaine allant bien au-delà de sa propre expérience.

Plus encore, la manière dont Moretti-le-beau-parleur dépouille son œuvre de ses mots parfois inutiles pour laisser s’exprimer les regards, le vide ou le silence, affirme la maturité totale d’un cinéaste qui, plus que jamais, accorde sa confiance à la forme pour étoffer le récit. Par des montages alternés sidérants de puissance dramatique (dont celui qui précède le drame) ou des ellipses laissant planer une incertitude tétanisante ; par l’évidence de ces cadrages qui placent les protagonistes précisément là où il doivent - physiquement ou moralement - être ; par la précision ciselée, et parfois la dureté, de son découpage séquentiel, La Chambre du fils marque, dans un registre singulièrement différent de la réussite radieuse et désordonnée qu’était Aprile, un accomplissement esthétique comme dramaturgique d’autant plus admirable qu’il ne cède jamais aux sirènes de l’ostentation mélodramatique mais conserve face à son délicat sujet une indispensable sobriété. La douleur, l’incompréhension, le ressassement morbide, la culpabilité mortifère, le délitement de la cellule familiale... et, au bout du trajet, la digne reconquête de l’unité face à un vide qui ne pourra jamais se combler : le trait de Moretti se fait ici d’une incroyable finesse pour suggérer, sans jamais asséner, le fond de toutes ces choses tellement intimes et profondes qu’elles ne peuvent jamais vraiment s’avouer. Le titre original du film, La Stanza del figlio, évoque évidemment cette "chambre du fils" reprise dans le titre français et qui occupe une position centrale dans le récit ; mais le même mot - stanza - désigne également, en italien, les stances, ces vers évocateurs qui, par leur rythme et par leur sens, constituent le cœur d’une œuvre poétique. Il y a, en effet, une dimension élégiaque dans le film de Nanni Moretti : son entêtant parfum, dense et subtil, est de ceux dont le souvenir ne s’efface jamais vraiment... (A.R)

Le Caïman (Il Caimano, 2003)

Bruno Bonomo (Silvio Orlando) est un ancien producteur de films d’exploitation aux titres évocateurs : Mocassins assassins, Maciste contre Freud... Au bord de la faillite, il reçoit le scénario d’une jeune réalisatrice, Teresa (Jasmine Trinca), racontant l’ascension d’un homme d’affaires véreux qui, utilisant une valise de billets littéralement tombée du ciel, part à la conquête de la présidence. Bonomo met un certain temps à se rendre compte que le parcours du Caïman, le héros du film qu’il a décidé de produire envers et contre tout, n’est autre qu’une satire à peine déguisée de Silvio Berlusconi...

Il serait extrêmement réducteur de ne voir dans le film de Moretti qu’une charge contre la politique du Cavaliere. C’est aussi un bel hommage au cinéma italien des années 70, à ces films à la fois drôles et tragiques qui prenaient à bras-le-corps les bouleversements politiques et sociaux du pays. Moretti est amoureux de ce producteur amoureux du cinéma. La vitalité qui l’anime, sa naïveté, sa capacité à ne ressentir aucune frustration malgré les aléas de sa carrière, semblent être une source de jouvence pour le cinéaste. Le Caïman est le portrait magnifique de cet homme et les plus belles scènes du film, les plus sensibles, sont consacrées aux relations avec sa femme, à leur séparation, à leur intimité et leur connivence qui persiste malgré le divorce. Le Caïman, c’est également l’occasion pour Moretti de questionner son statut d’artiste, la place de son œuvre dans le paysage politique de son pays. A travers le personnage qu’il interprète dans le film (un acteur qui refuse le rôle titre), il nous dit en substance que si, cinéaste, il s’attaque à une fiction sur le Cavaliere, son discours n’aura aucun écho car ce sera un énième film de Moretti, un nouveau pamphlet contre son ennemi de toujours, une nouvelle farce au final inoffensive et inefficace. Et pourtant, comme Teresa, comme Bonomo, ce film il se doit de le faire.

Moretti puise sa motivation dans ces deux personnages, dans leur passion et leur croyance, dans ce qu’ils entreprennent. Moretti traite le sujet Berlusconi d’une manière que l’on n’attendait pas de sa part. Il sait que la bête se nourrie des attaques. Lui qui n’a cessé de le combattre fait le constat de l’inefficacité de la satire contre ce monstre médiatique. Il décide donc de faire glisser peu à peu son film de la comédie vers le sérieux, seule manière peut-être de lutter un peu efficacement contre un homme qui manie les médias à la perfection. Exit donc le côté magouilleur qui finalement fait rire les foules, exit ses déclarations honteuses, les innombrables malversations qui pour beaucoup le rendent sympathique et qui masquent les réels enjeux de son discours politique. Retour sur le vrai danger que représente Berlusconi pour la république via sa parole politique plébiscitée par l’électorat. Moretti dépeint un Caïman proprement terrifiant, cynique et retors. Le final fait à cet égard particulièrement froid dans le dos. On y voit Moretti interpréter finalement le Caïman. Dans sa bouche, ce sont des phrases célèbres prononcées par Berlusconi. Mais le visage n’est plus celui d’un sosie (un autre acteur est au départ choisi pour la ressemblance avec son modèle pour incarner le Caïman) et, d’un coup, on entend enfin ce qui est dit. Nous ne sommes plus face à une énième apparition du Cavaliere mais devant la réalité crue du discours de cet homme.

Si Le Caïman est par moments plein de vitalité, si les dialogues sont délicieux et les situations irrésistibles (Moretti s’en donne à cœur joie en réalisant des extraits de films des années 70 produits par Bonomo), on est au final confronté à un film souvent désespéré, noir, fatigué. Jamais on ne retrouve l’audace et la fougue de Palombella Rossa, la jubilation de Journal intime et Aprile, la beauté de La Messe est finie. Moretti réalise un film humble, discret, un peu fourre-tout, en questionnement constant à l’image de son passionnant réalisateur. (O.B)

Habemus Papam (2011)

Le Vatican, de nos jours : tandis que les fidèles affluent par milliers Place Saint-Pierre, le Conclave s’enferme dans la Chapelle Sixtine pour procéder à l’élection du nouveau Souverain Pontife. Aucun favori ne parvient toutefois à rallier suffisamment de suffrages, et à la surprise générale - et en particulier celle du principal concerné - c’est après plusieurs tours un "outsider", le cardinal Melville, qui est élu. Mais alors que celui-ci se dirige vers le balcon pour la traditionnelle bénédiction des fidèles, l’angoisse l’étreint et il recule. Un psychanalyste est alors appelé d’urgence pour aider le nouveau guide de l’Eglise catholique à assumer ses nouvelles fonctions...

La religion comme la psychanalyse font, depuis ses débuts, partie des obsessions de Nanni Moretti ; il était donc en quelque sorte naturel que l’indispensable cinéaste italien finisse par élaborer cette histoire d’un pape en proie au doute et à la crise de foi. Pour autant, la tendance récente de son cinéma vers l’ironie ou la férocité - ainsi que les échos faisant état du refus des autorités vaticanes de le laisser tourner dans l’enceinte de la Cité suite à la lecture de son scénario - nous avait a priori laissé imaginer une charge brutale et/ou une comédie mordante sur les arcanes du pouvoir religieux. C’était sous-estimer Moretti, qui livre ici un film bien plus subtil et complexe que cela : si l’on y rit parfois de bon cœur, l’humour ou la fantaisie du film (qui voit par exemple les plus éminents cardinaux se livrer à un tournoi de volleyball, en écho au match de football en soutane de La Messe est finie ou au water-polo existentiel de Palombella Rossa) viennent surtout servir de révélateurs à l’humanité des protagonistes et à leur besoin de se retrouver. L’histoire de ce pape, c’est celle d’un homme qui aura "occupé une fonction" avant de penser à vivre, et à qui il reste subitement tout à redécouvrir ; et alors que le fuyard repense à sa carrière manquée de comédien de théâtre, on découvre au sein du Vatican un groupe de cardinaux semblables à de jeunes chenapans espiègles et inexpérimentés, que l’on surprend à essayer de copier sur leur voisin, à qui l’on doit expliquer le moindre sous-entendu, qui tapent dans leurs mains et réapprennent à s’amuser ensemble dans leur cour de récré... Comme pour souligner la flagrante inadéquation au monde moderne d’une Église à ce point centrée sur un protocole vide de sens qu’elle en a oublié de regarder, dehors, la vie continuer d’avancer.

Mais plus globalement, Habemus Papam enthousiasme par la manière dont il entremêle ses différentes histoires pour les mettre en perspective les unes avec les autres : dans un constat global de grande solitude collective, le film révèle à quel point tout est, comme au théâtre, affaire de représentation. Du Saint-Père à qui on ne demande finalement de n’être qu’une silhouette derrière un rideau à ce psychanalyste obnubilé par sa réputation ; de sa collègue réduisant tous les cas à un diagnostic tout prêt (la « carence de soins ») à ce journaliste de télévision captivant ses téléspectateurs par son sens de la formule ; tous semblent n’exister que par ce qu’ils tâchent de paraître... Et le principal tort du nouveau pape est finalement de ne plus arriver à croire à cette mascarade partagée. Bien plus empreinte de solennité qu’il n’y paraissait de prime abord, la fausse comédie se transforme en un vrai drame existentialiste, poignant tout en n’étant jamais appuyé, porté tout entier par l’hébétude magistrale d’un Michel Piccoli admirable de justesse et de sobriété. Avec ce ton singulier propre au cinéaste, entre la fraîcheur et la gravité, Habemus Papam louvoie entre les divers écueils de son sujet, et s’avère au final une sacrée réussite. (A.R)

Mia madre (2015)

Margherita (Margherita Buy) est partagée entre le tournage de son nouveau film et sa mère hospitalisée. Triste de la voir décliner, un peu jalouse de son frère si attentionné et présent, excédée parfois par les réactions de sa fille, elle peine à conserver son calme et sa concentration sur le plateau. L'irruption d'un célèbre acteur américain, Barry Huggins (John Turturro), qui ne connaît pas une ligne de texte et se révèle égocentrique et irresponsable, n'arrange pas les choses...

Avec Mia Madre, Nanni Moretti signe peut-être son film le plus intime. Déjà parce qu'il puise profondément dans sa propre expérience face à la mort de sa mère (hospitalisée pendant le tournage d'Habemus Papam, elle décède pendant le montage), ensuite parce qu'il va plus loin qu'il n'a jamais été dans le questionnement sur son art et son rapport aux autres. Si Moretti n'interprète pas le rôle principal, on devine qu'il y a beaucoup de lui dans Margherita, si bien que l'on se retrouve même avec deux Moretti, le cinéaste incarnant de son côté le frère de Margherita, personnage calme, sensible et profondément empathique auquel elle aimerait ressembler et qui pourrait donc être par extension une version apaisée de lui-même. Lorsque dans un de ses songes, Margherita s'entend dire par son frère qu'elle devrait briser au moins un de ses schémas mentaux pour faire autre chose, on entend évidemment Moretti se parler à lui-même. Et le film ne cesse ainsi de revenir sur tous ces questionnements, ces doutes, ces espoirs qui hantent le cinéaste depuis le début mais sous une forme apaisée qui a certainement à voir avec le vieillissement du cinéaste, mais qui montre surtout qu'il a atteint une forme de plénitude dans son art.

S'il part de lui, Moretti crée un personnage féminin qui existe totalement. Un spectateur qui découvrirait son cinéma avec ce film ne verrait pas les affres du cinéaste mais un rôle de femme magnifiquement écrit, juste et sublimement interprété. Le film épouse constamment les états d'âme de Margherita, ses peurs, ses doutes, sa culpabilité, sa crainte de ne pas être à la hauteur, dans son œuvre de cinéaste, aux yeux de sa famille, dans sa vie. Le film se transforme avec elle, allant de l'angoisse à une forme d'apaisement au fur et à mesure qu'elle découvre sa mère au travers du regard des autres (ses anciens élèves, sa petite fille), apaisant ainsi la douleur de la voir peu à peu s'effacer par une compréhension plus intime de la personne qu'elle a été.

Margherita n'arrive pas à scinder sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Moretti a lui toujours laissé l'intime pénétrer son cinéma. Il ne peut d'ailleurs en être autrement mais Margherita, se sentant investie d'une sorte de mission, essaye en vain d'empêcher ses problèmes personnels en dehors du plateau. Sa frustration de voir sa mère mourir et de ne pouvoir rien faire, sa jalousie devant ce frère si attentionné et qui a le courage de casser ses schémas (il quitte brutalement son emploi) alors qu'elle même en reste prisonnière... tout cela resurgit sur le tournage. Moretti passe de la famille au plateau en rendant les transitions les plus fines possibles, jusqu'à les faire disparaître. Cette construction d'une grande subtilité, où chaque enchaînement de plan est aussi précisément pensé que limpide et naturel à l'écran, se complexifie encore avec l'irruption de rêves, de pensées ou de souvenirs de Margherita. Cette construction qui pourrait s'avérer complexe est au contraire d'une fluidité totale, chaque scène trouvant sa juste place.

Cet équilibre parfait se retrouve également dans la juste mesure entre drame et comédie, les deux ne s'opposant pas en terme de contenu et de rythme mais se nourrissant constamment l'un et l'autre dans un même mouvement. Moretti filme ses instants comiques avec le sérieux d'un drame et son drame avec la légèreté de la comédie. Ici pas d'éclats, pas de climax dramatique, pas d'effets de manche, tout se déroule sans à-coups. Film presque chuchoté, Mia Madre n'en est pas moins une profonde et passionnante réflexion sur l'art, l'engagement, la transmission, le deuil, la vie. Moretti a atteint un tel niveau de maîtrise qu'il n' a plus besoin de vociférer ou de s'emporter comme par le passé pour se faire entendre. Il n'a plus qu'à être assis à notre côté, nous racontant son histoire en nous laissant pleurer sur son épaule. Mia Madre reste ainsi toujours à hauteur d'homme, œuvre humble, simple, juste, évidente... universelle. (O.B.)

DANS LES SALLES

mia madre

DISTRIBUTEUR : le pacte

DATE DE SORTIE : 2 decembre 2015

La Page du distributeur

Par Pierre Charel, Olivier Bitoun, Antoine Royer - le 2 décembre 2015