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Portraits

portrait de f.W. murnau a travers ses films

Friedrich Wilhelm Plumpe nait le 28 décembre à Bielefeld, en Westphalie. Après des études classiques, un premier moment déterminant de sa vie sera la rencontre avec le théâtre auquel il se consacrera dès 1911. Aviateur durant le conflit mondial, il est fait prisonnier en 1917, et pourra rentrer chez lui en 1919. Comme d’autres anciens "élèves" de Max Reinhardt, il arrive au cinéma cette même année.

Sous le pseudonyme de Murnau (du nom d’une ville où il avait eu une aventure amoureuse déterminante), il a tourné des œuvres d’abord en marge des studios, dans le grand chaos du cinéma Allemand d’après-guerre. Il tourne donc pour le compte de l’acteur Ernst Hoffmann (Der Knabe in blau), ensuite pour Robert Wiene (Satanas), puis d’autres œuvres dont les plus anciennes sont aujourd’hui perdues. Ses films oscillent entre drame, mélodrame et fantastique ; un certain nombre de ses films sont inspirés de romans et de récits déjà existants (Stoker, Mérimée, Stevenson) sans qu’ils soient mentionnés, ce qui aura d’ailleurs des répercussions sur le plus célèbre des films de cette première période de sa carrière : Nosferatu, adapté de Dracula.

Au milieu des années 20, à la U.F.A., Murnau devient l’un des plus importants réalisateurs allemands notamment avec le film Der Letzte mann (Le Dernier des hommes). Il est respecté et suffisamment influent pour que le studio le suive dans ses projets artistiquement très ambitieux. Il travaille avec les plus grands acteurs, décorateurs et techniciens du cinéma Allemand, et va tout naturellement être invité à se rendre aux Etats-Unis pour travailler à la Fox ; il y tournera trois films dont Sunrise (L’Aurore) avant de quitter Hollywood à l’aube du parlant pour tourner un film en Polynésie, Tabu. Ce sera le dernier, puisqu’il meurt le 11 mars 1931, d’un accident de la route à quelques jours de la première de son film.

Toute la carrière de Murnau sera donc circonscrite dans le muet, le metteur en scène ayant rejeté toute opportunité (pour Four Devils en 1928, puis City Girl en 1929) de tourner des séquences dialoguées ; celles-ci seront ajoutées par d’autres. A sa mort, Chaplin reconnaitra en Murnau un maître du cinéma, qu’il avait selon le grand comédien porté à son niveau de perfection absolue. Greta Garbo gardera son masque mortuaire chez elle, et de nombreux cinéastes se sont réclamés de son influence, et non des moindres : les premiers noms qui viennent à l’esprit sont John Ford et Frank Borzage, ses collègues à la Fox qui ont assisté fascinés au tournage de Sunrise. Ils s’en souviendront toute leur vie, comme du reste Hitchcock qui ne s’en est jamais caché...

Comme tant d’autres metteurs en scène de cette époque, on a perdu la trace d’un certain nombre de ses films, perdus ou du moins pas encore localisés : on possède assez peu d’informations sur les cinq premières œuvres de Murnau, toutes perdues à l’exception de quelques mètres, soit un fragment très court de son deuxième film Satanas. Des films allemands qui suivent, Marizza est perdu lui aussi à l’exception de sa première bobine ; on n’a pas non plus retrouvé de copie de Die Austreibung (L’Expulsion), un film important selon l’historienne Lotte Eisner. Des quatre films américains, seul Four Devils manque aujourd’hui à l’appel.

Un film de Murnau est avant tout une expérience visuelle, héritée des connaissances et de la fascination du jeune Friedrich pour l’art pictural, qu’il aimait à reproduire dans ses films, comme par exemple dans Faust ou Tartuffe. Comment s’étonner que ce qui définisse le mieux le cinéma de ce maître soit le plan, le cadre et la composition, bien plus que le montage ?

Promenade dans la nuit (Der Gang in die Nacht,1920)

Eigil Börne (Olaf Fonss) est un médecin qui a dédié sa vie à son métier, et qui a rencontré le succès. Sa fiancée Hélène (Erna Morena) souffre en silence, elle qui nourrit une passion qui la dévore de l'intérieur pour son grand homme, mais ne souhaite pas trop le presser de se marier, afin qu'il se consacre à son métier. Mais un soir au théâtre, il rencontre la danseuse Lily (Gudrun Bruun Stephensen), qui lui tend un piège pour qu'il tombe dans ses bras : elle feint d'avoir mal aux jambes. Ils deviennent amants, et Eigil va rompre ses fiançailles avec Hélène afin de se marier avec Lily. Ils quittent la grande ville pour s'installer dans un petit village au bord de la mer ; là, Eigil soigne un homme, un peintre devenu aveugle (Conrad Veidt). Après qu'une opération a réussi, Eigil tente de calmer ses remords vis-à-vis d'Hélène en lui rendant visite, mais il ne la verra pas ; par contre, pendant son absence, Lily et le peintre tombent follement amoureux l'un de l'autre...

Ce film est l'un de ces petits drames que le metteur en scène a tourné avant la consécration qui viendra de sa collaboration avec Erich Pommer, et pour un film seulement, d'un rocambolesque mais décisif séjour dans les Carpathes. Après avoir quasiment tourné en amateur pour l'acteur Ernst Hoffmann, et collaboré avec Conrad Veidt sur d'autres films, c'est à nouveau avec le grand acteur de Caligari qu'il va mettre ne scène ce sombre mélodrame, sur un script dû en partie à Carl Mayer qui travaille pour la deuxième fois avec Murnau.

Le metteur en scène en est encore à faire ses gammes avec un drame symbolique bien dans l'air du temps, il a déjà une façon d'utiliser à la fois les décors intérieurs des maisons et les extérieurs, notamment la nature, pour suggérer des émotions ou des caractères, ce qui bien sûr sera porté à sa plus noble expression dans le reste de l'oeuvre, dès Nosferatu. Le film est aussi remarquable par la façon toute personnelle d'aborder la peinture de l'échec sentimental, à travers un rectangle amoureux dans lequel ses quatre personnages sont prisonniers jusqu'à la fin du film. Ici, le destin se confond avec l'impossibilité de l'amour...

Bien qu’on soit ici dans un drame bourgeois qui verra évoluer un homme d'une femme à l'autre, Olaf Fonss a beau interpréter un médecin dédié à son art qui se rend malgré lui irrésistible, au moins momentanément pour deux femmes, le docteur va souffrir : les premières scènes le montrent insensible à la passion évidente d'Hélène, dont la position dans la première moitié du film fait d'elle une "soeur Anne", à la fenêtre pour le guetter en permanence, qui ne verra jamais rien venir. Les deux fiancés, montrés dans la première séquence, sont séparés par le montage, et lorsque le médecin revient d'une entrevue pleine de promesses avec Lily, il propose le mariage à Hélène comme on passe la corde au cou. Il se ravise, et la quitte, en descendant un escalier : une descente aux enfers, bien sûr, qui sera à la fin relayée par une autre descente, celle de Lily après la consultation finale... Mais aussi par un plan du même escalier après la révélation de la mort de Lily : le médecin entame l'ascension qui le renverra aux côtés d'Hélène, avant de se raviser. Lily, au début du moins, est l'antithèse de l'ombrageuse Hélène qui ressent les effets du désir mais se refuse à l'exprimer (du moins le spectateur sait-il à quoi s'en tenir !), et elle n'a aucun problème lorsqu'elle décide de jeter son dévolu sur le médecin (qu'un cadrage approprié lui associe durant les scènes de la représentation de la danseuse). Son langage corporel, son exubérance et son naturel en matière d'expression des sentiments seront même repris par le médecin lui-même. Mais après l'apparition du peintre, la jeune femme est vue, dans la maison près de la mer, entre deux fenêtres, comme Hélène avant elle restait face à une ouverture symbolisant l'éventualité de l'arrivée du médecin, Lily est comme désignée par le destin pour participer à un adultère, coincée entre son affection pour son mari et la fascination engendrée par l'étrange aveugle... Celui-ci, joué par Veidt, arrive du reste comme Nosferatu par la mer, sur une barque qui accoste lentement, l'homme debout sur le bateau étant à la fois une menace et un inéluctable signe du destin, d'ailleurs souligné par un cadre dessiné par l'arche d'un pont dans le champ de la caméra...

C’est le docteur qui va, à l'instar d'Hutter, littéralement mettre les deux amants dans les bras l'un de l'autre : lors d'un dîner organisé entre les deux époux et le peintre qui vient grâce au médecin de recouvrer la vue, Eigil scelle même leur union sans le savoir en partageant le vin avec eux. Ironiquement, lui qui vient de donner sa vue à un non-voyant, qui était aveugle au trouble sensuel d'Hélène, est désormais aveugle face à l'inéluctable rapprochement entre le peintre et Lily, surtout que le jeune homme a vu la femme de ses rêves... Le peintre, bien que considéré comme un intrus dans le déroulement du film, un homme par lequel le scandale va arriver, est de fait l'amant destiné à Lily, Eigil Börne devenant juste un instrument du destin : il est celui qui va, l'espace d'un instant, permettre le rapprochement des amoureux par le fait de donner la vue à cet homme, qui va ainsi voir la femme de sa vie. Et Lily, danseuse, qui demandait à Eigil s’il l'estimait en tant qu'artiste, va de fait se trouver des affinités avec le peintre. Eigil est donc écarté, comme Hutter, et comme Matahi le seront plus tard dans l'oeuvre, de l'accomplissement nécessairement tragique de la destinée de sa bien-aimée.

La nature dans ce film, situé pour une bonne part sur les rives de la mer du Nord, renvoie inéluctablement à Nosferatu. Mais Der Gang in die Nacht se trouve au confluent de deux tendances : d'une part le désir d'images de Murnau, dont le sens de la composition est déjà fort aiguisé, et dont l'envie de tirer parti des décors et de la nature se manifeste dans chaque plan ou presque ; et d'autre part le cinéma allemand de l'époque, sous l'influence danoise pour une large part (ce sombre mélodrame dans lequel les protagonistes meurent ou sont voués à la solitude), mais sans céder de façon trop évidente aux sirènes expressionnistes, présentes certes, mais pas au détriment de tout le reste. C’est une voie très personnelle que le metteur en scène s'apprêtait à tracer, et dont il esquissait les contours avec ce film, faisant montre de ce qui est une solide assurance.

Marizza, la madone des contrebandiers (Marizza, gennant die Schmuggler-Madonna,1921)

Marizza fait partie des films réalisés par Murnau avant Nosferatu ; c'est aussi un précurseur de ses films dits "paysans", de Der Brennende Acker à City girl, films dont beaucoup hélas sont perdus.  C'est justement le cas de ce long métrage situé entre Der Dang in die Nacht (1920) et le plus connu Schloss Vogelöd (1921) : seule une bobine du film a pu être récupérée, sauvée de la décomposition d'une copie Italienne du film, et restaurée récemment. C'est à la fois une découverte majeure et une solide déception, mais il fallait s'y attendre : avant Nosferatu, Murnau se cherche, les films sont tournés dans des conditions extravagantes, et les scripts sont marqués par une similitude louche avec des oeuvres littéraires (Dr Jekyll & Mr Hyde pour Der Januskopf, Dracula pour Nosferatu) ou cinématographiques (Satanas, 1919, dont seul un fragment encore plus court a survécu, est un démarquage d' Intolerance, ou des Pages arrachées du livre de Satan de Dreyer)... Marizza appelle par des éléments de son intrigue Carmen, ce qui est bien en évidence dans cette première bobine, dans laquelle on soupçonne des traces d'un raccourcissement du film tellement il se passe de choses.

Les personnages sont souvent grotesques, Murnau établissant des contrastes marqués entre les gens de la ville et les campagnards, sales, maquillés à outrance... Mais le cinéaste plante sa caméra dans la nature, et l'on sent qu'il est motivé par la composition de ses plans, avec une inscription déjà forte des personnages dans le cadre des maisons où il situe son action. N'empêche ! On sent ici un amateurisme, une impression d'archaïsme très prononcée. Mais on peut au moins noter que l'actrice principale Tzwetta Tzatschewa a sans doute motivé Murnau plus que ses compagnons, et elle dégage de fait un certain érotisme qui restera rare dans l'oeuvre de Murnau. Déception donc, pour un film qu'on aimerait quand même voir dans son entier, mais les chances pour qu'une des quatre autres bobines fassent surface de la même façon restent hélas bien minces... Tout comme les chances de voir ou revoir Der Knabe in Blau (1919), tout Satanas (1919), Der Bucklige und die Tänzerin (1920), Der Januskopf (1920), Abend... Nacht... Morgen (1920), Die Austreibung (1923) ou The Four Devils (1928).

La découverte d’un secret (Schloss VogelÖd, 1921)

Le comte Oetsch s'immisce parmi les invités d'un week-end de chasse au chateau Vogelöd, ce qui n'arrange personne puisqu'il a la réputation d'avoir tué son frère, ce que l'épouse désormais remariée à un vieil ami de la famille ne lui a jamais pardonné. Il a été acquitté mais un doute subsiste, et le comte s'installe manifestement sans scrupules au chateau, semblant même se délecter de l'effet de rejet que semble provoquer ses allées et venues sur les autres invités. Mais lorsque le père Faramund, autre invité arrivé entre-temps, ne revient pas d'une promenade, on ne tarde pas à accuser de nouveau le comte de cette disparition suspecte...

Deuxième film de Murnau a avoir été conservé in extenso, ce film connu en France sous le titre adéquat de La Découverte d'un secret (c'est d'ailleurs le sous-titre de la version allemande), a souvent eu la réputation d'être un film d'horreur, à l'époque maintenant lointaine d'avant la vidéo de salon, durant laquelle les films étaient surtout connus par leurs titres... En effet, derrière le plutôt neutre "Château des oiseaux" du titre allemand, se cachait la plus sombre perspective du "Château hanté" du titre anglais du film (Haunted Castle), probablement trouvé par un exploitant peu scrupuleux qui entendait capitaliser sur la sulfureuse réputation de l'auteur de Nosferatu et Faust. Pourtant, ce film parle surtout d'une machination effectuée par un homme accusé d'un crime dans le but de prouver son innocence, et se passant selon la tradition théâtrale quasiment uniquement dans un sombre manoir ; mais à l'exception d'un rêve supposé apporter un peu de comédie, pas de fantôme ni de monstre à l'horizon...

Le film est plutôt un de ces travaux de jeunesse, un de ces tâtonnements qui jalonnent le parcours du cinéaste. L’intrigue est assez poussive, et l’essentiel du film repose sur la tension établie par le comte Oetsch, un personnage certes marqué par des années de soupçons, mais particulièrement peu sympathique. L'énigme posée par le film reste sans intérêt, et il semble que pour Murnau, l'essentiel du film était de pouvoir s'amuser avec les décors, de suggérer par exemple des émotions par le seul placement des personnages. La composition est donc constamment inventive, le travail des décorateurs aussi. Pourtant pas d'expressionnisme ici, tout au plus certains intérieurs se parent-ils d'une plus grande abstraction au fur et à mesure que le mystère se dévoile. Le rythme du film a également été travaillé, de façon à jouer sur la lenteur de l'action ; reste que ce film préfigure par certains cotés Tartuffe dans la façon dont Murnau et Carl Mayer placent leurs personnages au coeur du château, et du drame, et que le récit cruel de ce comte qui tout en cherchant à prouver son innocence se repait de sa marginalisation renvoie à ces nombreux personnages exclus dans l'univers du cinéaste, de Terre qui flambe à Tabu en passant par Nosferatu et Le Dernier des hommes.

Nosferatu, une symphonie de l’horreur (Nosferatu, eine symphonie des Grauens,1922)

Wisborg, sur la Mer du Nord, au XIXe siècle. Un jeune homme, Hutter (Gustav Von Wangenheim), agent immobilier dépêché par son patron auprès d'un riche noble un peu excentrique qui vit dans une vieille demeure, se fait vampiriser par le comte Orlok (Max Schreck) ; celui-ci découvre une miniature de sa jeune épouse Ellen (Greta Schröder), est subjugué et décide faire le voyage séance tenante pour Wisborg. il voyage en bateau, avec des cercueils pour emmener sa terre natale de Transylavie vers l'Allemagne, car sinon il mourra. Pendant ce temps, Hutter très affaibli fait le voyage lui aussi pour empêcher le vampire de posséder son épouse, mais celle-ci est déjà entrée mystérieusement en contact télépathique avec le monstre, qui une fois débarqué à Wisborg a apporté la peste avec lui. Parallèlement, on suit les aventures de Knock (Alexander Granach), le commanditaire du voyage de Hutter : premier vampirisé par le comte Orlok, il est devenu fou, et commente l'action dans la marge.

Au moment du tournage de cette oeuvre, Murnau n'est pas encore le wonder-boy du cinéma allemand, loin de là ; deuxièmement, Nosferatu dont le scénario est dû à Henrik Galeen est un vol, une oeuvre copiée, ce qui a eu des répercussions en justice : l’argument en est plagié de façon évidente sur le Dracula de Bram Stoker. Et enfin on est face non pas à une révolution stylistique consciente et sûre de son fait, orchestrée par des artistes avant-gardistes qui souhaitaient laisser une oeuvre, non : Nosferatu est un tout petit film, presque privé, qui ne doit aujourd'hui sa notoriété et sa survie qu'à un fil.

Nosferatu ne garde de l'imagerie vampirique que ce qui va être utile. Pour le reste, si le film est un plagiat, il reste tellement inventif que ce n’est pas très grave. Il suffit de comparer ce film et le Dracula de Tod Browning pour s'en convaincre... Murnau était d’ailleurs coutumier de ce type d’emprunt : en 1920, en effet, il réalise Der Januskopfsur un script de Hans Janovitz, qui recycle sans aucun frais The Strange Case of Dr Jekyll de Stevenson. Enfin il a tourné avec Marizza une version de Carmen. Ces films-là sont perdus, donc on ne pourra pas en juger. En revanche, on connait bien Nosferatu.

Le film est contrairement à sa réputation éloigné de l'expressionnisme ; par contre, il est fantastique au sens générique du mot, et c'est un film d'horreur. Les auteurs de ce film sont en réalité trois : Albin Grau, Henrik Galeen et Murnau. Grau, qui co-signera la décoration du film, en est le premier architecte, attiré depuis la guerre et une anecdote personnelle qui l'avait fait découvrir la profonde superstition de certains habitants de Serbie par les histoires de vampires. Ayant fondé en 1921 une société de production avec Enrico Dickmann, Grau souhaitait faire de Nosferatu la première production Prana Films. Ce serait la seule. Henrik Galeen est déja un vétéran du scénario en 1921, auquel on doit des collaborations notoires avec Paul Wegener. Grau a exploré un certain nombre d'endroits en compagnie de Murnau pour effectuer des repérages, l'idée ayant été assez vite de profiter de décors naturels aussi souvent que possible, soit en réaction contre le cinéma expressionniste soit pour des raisons budgétaires. Aujourd'hui, le film serait considéré comme une petite production indépendante.  Mais ce choix de privilégier les extérieurs naturels va beaucoup faire pour le film et son étrange beauté, tout en créant une dynamique d'adaptation pour Murnau, ses acteurs et le principal chef-opérateur engagé dans l'aventure, Fritz Arno Wagner : celui-ci allait devoir s'adapter constamment aux lieux, mais aussi se contenter d'une caméra pour des raisons pratiques lorsque la troupe tournera dans des endroits reculés des Carpathes. Si le film est d’abord une initiative de Grau, Nosferatu permet au metteur en scène d’utiliser les ressources de la caméra et du montage afin d'amener, soutenir, et augmenter l'horreur et l'angoisse. Mais par ces biais, il conte aussi une étrange histoire d'exclusion, un sujet qu’il connaissait bien, et avouons-le prend un malin plaisir à lâcher la peste sur ces pauvres gens de Wisborg...

Hutter est interprété avec un enthousiasme parfois ridicule par Gustav Von Wangenheim, Ellen au contraire est jouée avec une lenteur et une froideur un peu raides par Greta Schröder ; Max Schreck interprète un vampire digne de ce nom, longiligne, tordu, inquiétant, et pour tout dire définitif. En opposant l’optimisme caricatural d’Hutter avec la noirceur des craintes d’Ellen et son comportement fantastique (elle communique à distance aussi bien avec son mari qu'avec son bourreau) Murnau fait d'elle un vrai personnage de premier plan, qui mérite de rivaliser avec le personnage-titre.

C'est frappant dans la plupart des plans, Murnau place ses personnages dans des cadres à l'intérieur du cadre ; notons bien qu'il le refera, même toute sa vie, comme le montrent si bien tant de photos tirées de ses films. Dès le départ, il nous montre deux personnages enfermés dans leur cadre, Hutter et Ellen. Aux cadres formés par les alcôves confortables, les fenêtres rassurantes et les portes entrebâillées, se substituent lors du voyage en Transylvanie les ogives inquiétantes, dans lesquelles s'engager revient à se prendre au piège du vampire. Enfin, l'apport de Murnau et de ses opérateurs est évident dans la batterie de trucages déployés pour donner ou accentuer l'étrangeté de l'histoire. Négatif, prise de vue accélérée, image par image, surimpressions, ombres... Tout fonctionne, donnant raison au cinéaste dans sa volonté d'improvisation. Et surtout tous les extérieurs de ce film sont situés dans des lieux authentiques, et c'est peu dire que le film s'en ressent ; ces grandes bâtisses où le vampire élit domicile au final, les rues de Wismar où les plans sur la grande peste ont été tournés, et puis surtout l'arrivée dans le port de ce bateau qui vient semer la mort, tant d'images inoubliables.

Murnau devra beaucoup à Nosferatu, auquel il reviendra souvent : un film comme Tabu (1931) y renvoie avec son prêtre-vampire qui vient prendre possession de l'âme de l'héroïne, jusqu'à ce que celle-ci se sacrifie pour sauver son amant de la malédiction ; là aussi, un bateau va représenter la progression des forces du mal. Et si effectivement il s'agissait en quelque sorte d'une commande pour le cinéaste, Il se l’est appropriėe.

Si l'on peut voir le film, c'est grâce à une poignée de copies qui ont survécu à la destruction, puisque Nosferatu a inévitablement fait parler de lui : premier film de vampires digne de ce nom, il était difficile à la Prana Films de cacher l'origine encombrante de son film. La famille Stoker a donc fait ce qu'on attendrait d'elle en toute circonstance, elle a porté plainte et les producteurs ont été condamnés, le film interdit et détruit sur décision de justice, jusqu'à ce que des copies survivantes aient fait leur apparition aux Etats-Unis... Tant mieux.

Terre qui flambe (Der Brennende Acker, 1922)

Le vieux Rog (Werner Krauss), un paysan, va mourir ; il a auprès de lui son fils Peter (Eugen Klöpfer), mais son autre fils Johannes (Wladimir Gajdarov), parti à la ville, se fait attendre. Il arrivera trop tard... Et restera à peine, ayant mieux à faire : il veut s'installer au plus près du voisin des Rog, le comte Rudenburg (Edward Von Winterstein). L'ambitieux Johannes va vite devenir le secrétaire particulier du puissant comte tout en courtisant sa fille Gerda (Lya de Putti). Mais il va vite apprendre que la raison de l'obsession du vieil homme pour le "champ du diable" est que le sous-sol regorge de pétrole. Lorsqu'il assiste le comte pour modifier son testament, il apprend que le vieillard lègue l'ensemble de sa fortune à Gerda, à l'exception de son "champ du diable" et du château, qu'il laisse à sa deuxième épouse Helga (Stella Arbenina). Johannes entreprend donc immédiatement les travaux d'approche afin de séduire la comtesse...

Terre qui flambe est le onzième film de Murnau. Produit partiellement par l'incontournable Erich Pommer, le film bénéficie de trois noms de scénaristes au générique : Willy Haas, Arthur Rosen, et Thea Von Harbou. On y repère aussi Rochus Gliese, dont le talent de décorateur sera de nouveau mis à profit par Murnau dans Die Austreibung, Les Finances du Grand-Duc, et bien sur Sunrise. C'est d'ailleurs l'un des aspects les plus remarquables de ce film qui sert à définir au mieux le rapport unique de Murnau avec l'espace filmique et les décors, son organisation du cadre et son utilisation inventive de la profondeur de champ.

Deux mondes ici se regardent sans vraiment s'affronter. Le château et la ferme des Rog sont deux univers qui sont séparés par leur appartenance à des classes différentes, mais on a envie d'ajouter que la façon dont les humains y sont traités est également un important facteur de différence. Les Rog, à l'exception de Johannes, sont respectueux, directs et semblent-ils soudés. Les employés y mangent à la même table que les employeurs, et Peter Rog, le patron en titre, après le décès de son père, demande la main d'une bonne, la petite Maria (Grete Diercks). Mais celle-ci aime Johannes qui a méprisé son amour, et comme elle le dit, elle a accepté de souffrir pour lui. Au château, en revanche, les gens de maison sont relégués au sous-sol, et seule la comtesse fait un effort pour les approcher... Pour le comte, pour sa fille, et bientôt pour Johannes Rog qui va évidemment habiter le château après le mariage de la comtesse, le château deviendra le symbole non seulement de sa réussite, mais surtout d'un tremplin vers de meilleures situations, puisqu'il entend ne pas s'arrêter en si bon chemin, visant à devenir avec son gisement de pétrole un interlocuteur privilégié du gouvernement.

C'est le sens d'un film dont la décoration est extrêmement variée, aidée en cela par un découpage qui passe de façon unique d'une pièce à l'autre, d'un lieu à l'autre : la ferme Rog, le château, le champ du Diable et sa chapelle maudite (de tout temps le lieu a eu la réputation d'être hanté par le diable depuis qu'une explosion bien compréhensible - le pétrole - a semble-t-il ôté toute fertilité à son sol.), les bords désolés et enneigés d'une rivière gelée, mais aussi un riche salon dans lequel on a convié Johannes Rog pour lui faire miroiter un futur prestigieux. Les extérieurs tranchent par leurs grands espaces avec les intérieurs, avec leurs plafonds apparents, qui définissent dans un premier temps la classe sociale, mais qui jouent aussi un rôle pour enrichir plus avant le contraste entre les différents protagonistes : la structure verticale du château Rudenburg est mise en relief par l'utilisation de l’espace, la bâtisse étant construite sur plusieurs niveaux, avec une abondance d’escaliers. A l'inverse, la ferme des Rog est un lieu dans lequel le niveau de toutes les pièces est le même, en écho à l'humanisme plus simple de ces gens. La grande lisibilité du film est d'autant plus étonnante que le metteur en scène a pris le parti de multiplier les lieux et les points de vue ; ainsi, le bord d'une rivière qui aura son importance dans l’intrigue est-il vu selon un autre angle lors de la tentation de Johannes lui-même de se jeter à l'eau. Les plans du "champ du diable" se suivent et ne se ressemblent pas, et Murnau multiplie les scènes situées dans des lieux différents au château, mettant en lumière la richesse du lieu mais aussi le dédale de possibilités, tant du niveau des rapports humains que de celui des ambitions de Johannes Rog.

Johannes Rog, prédateur et ambitieux, utilise les femmes et n'est pas éloigné d'un Nosferatu. Ici, Rog utilise Gerda, puis Helga, afin de mettre la main sur la fortune Rudenburg. Ce faisant, il va s'aliéner sa famille entière... Johannes Rog est un homme qui tourne en rond. Le fait qu'il ait décidé d'agir, on le voit, ne fera que précipiter sa chute. Comme le comte Orlok dit Nosferatu, le jeune homme aura confondu un lieu avec son destin, et les êtres humains avec des moyens de parvenir à ses fins, entrainant la mort sur son passage, et aura par son comportement marginal détruit tout ce qu'il souhaitait construire.

Ce film admirable a été retrouvé dans les années 70. Sa restauration a été effectuée dans les années 90, nous permettant de mettre la main sur une pièce essentielle du puzzle de l'oeuvre de Friedrich Wilhelm Murnau : un film ambitieux, immense, qui prolonge dans le monde réaliste du drame la réflexion engagée sur Nosferatu, ce qui n'est pas rien. Murnau a trouvé sa voie avec ces deux films, une voie qu'il ne quittera plus jusqu'à Tabu.

Le fantôme (Phantom, 1922)

Lorenz Lubota (Alfred Abel) est un clerc dont la mère malade a bien du mal à joindre les deux bouts. Elle a un autre fils, le jeune Hugo (Heinz Heinrich Von Twardowski), et une fille, Melanie (Aud-Egede Nissen) ; celle-ci, intéressée par une vie dissolue, désespère sa mère. Un jour Lorenz a un accident, renversé par un véhicule à cheval. Une fois qu'elle a constaté que le jeune homme n'a rien, la conductrice (Lya de Putti) repart, mais Lorenz la poursuit : il vient de tomber amoureux et n'aura de cesse de tout faire pour la revoir, et surtout accéder à son niveau: elle est riche, pas lui. . Il va entamer une descente aux enfers, et en particulier négliger puis perdre son travail, puis l'estime et la confiance de sa famille, puis fréquenter une jeune femme (dont il paie la mère) qui se révèle être un portrait craché de Veronika, la femme de ses rêveries. Enfin, il va participer à des escroqueries organisées par un ami de sa soeur, pour soutirer de l'argent à sa tante...

Tourné après le succès de Nosferatu, Phantom est un film très ambitieux, qui adapte pour une fois de façon officielle un succès contemporain, paru en feuilleton dans le Berliner Illustrierte Zeitung et écrit par Gerhart Hauptmann. Le film fait partie des oeuvres tournées pour la Decla d'Erich Pommer, comme précédemment Schloss Vogelöd ou Der Brennende Acker, et qui vont mener le metteur en scène comme le producteur à travailler pour la UFA quelques années après. Phantom est aussi une introduction du cinéma allemand à la psychanalyse. La liste des interprètes est impressionnante : outre le premier rôle interprété par Alfred Abel, on y trouve trois actrices de premier plan dans des rôles de femmes bien différentes les unes des autres : Lya de Putti, Lil Dagover et Aud-Egede Nissen. La photographie est assurée par le vétéran Danois Axel Graatkjaer et un illustre inconnu, Theophan Ouchakoff. Par contre le scénario est signé d'une sommité : rien moins que Thea Von Harbou.

Lubota perd littéralement la tête, au point d'ailleurs de vivre des rêves éveillés. Sa rencontre avec Veronika sera "revécue" de trois façons, par des visions que le metteur en scène nous fait partager, en les variant : la première est une parodie de film à la Caligari, avec ville expressionniste ; la deuxième est une cauchemardesque virée au noir, avec l'attelage de Veronika poursuivi par le pauvre Lubota. Enfin, un court plan nous montre le vrai Lubota dans les rues médiévales de sa ville, renversé par une carriole imaginaire qui passe en surimpression, de dos. A ces visions qui accompagnent la détérioration de son héros, Murnau ajoute une séquence floue et lente dans laquelle Lubota s'imagine se marier avec Veronika, ainsi que des effets visuels effectués non seulement par la caméra mais aussi par le truchement des décors, dus à Hermann Warm : lors d'une soirée en boite de nuit, Lubota et Mellitta (le double de Veronika) son entourés de motifs circulaires ; un cycliste tourne inlassablement au plafond, comme pour suggérer la folie de Lorenz ; enfin, un tête à tête entre eux les voit soudain s'enfoncer dans le décor, comme pour accompagner la descente aux enfers. A tous ces plans de folie on peut se demander s'il ne conviendrait pas d'ajouter les squences qui voient Lubota fricoter avec Melitta, qui ne croise jamais les autres protagonistes du film. Le sosie parfait de la jeune femme de ses rêves, ne l'a-t-il pas inventée?

La névrose de Lubota est un oubli de soi, une fuite en avant plus que délirante, dans laquelle l'argent devient le nerf de la folie et de la débauche ; principale source d'échange entre Lubota et Mellitta, les liasses toujours plus grandes que Lorenz donne à sa maitresse ou la mère de celle-ci nous rappellent que l'Allemagne est en pleine inflation. Mais la maladie de Lubota est aussi une crise d'inspiration chez un homme qui s'est cru poête, et ne parvient pas à fournir. Il finit par admettre, à une tante qui a cru brièvement en son talent, qu'il n'estime pas en avoir du tout et ne parviendra jamais à quoi que ce soit. Cette remise en question peut bien sûr être accompagnée d'une réflexion sur l'impuissance (cette obsession de courir après une jeune femme, notamment, et les nombreux revirements de Lubota qui semble incapable d'assumer le moindre acte jusqu'au bout, depuis son travail jusqu’à sa poésie, en passant par la cour qu'il se promet de tenter auprès de Veronika). Et en filigrane, à travers les quatre personnages de jeunes femmes du film, se glisse une variation sur la complexité des rapports hommes-femmes, qui prolonge celle de Terre qui flambe, dans lequel un homme s'abîmait dans l'ambition en utilisant l'amour qu'il inspirait chez les femmes. Mellitta la prostituée, Veronika la bourgeoise hautaine, Melanie la jeune femme éprise de plaisirs et de vie simple sont complétées par Marie (Lil Dagover), la petite amoureuse vertueuse qui attend en coulisses. Quatre portraits de femmes, pour une difficulté à assumer sa vie, son destin, voire sa virilité pour Lubota.

S'il n'est pas son propre chef opérateur, Murnau sait instiller son style, son goût pour le cadre à l'intérieur du cadre, sa façon d'utiliser les décors et les prolonger ou les arranger de manière à obtenir le maximum d'effets. De plus Murnau tisse par le montage parallèle entre Lubota et les contours de son obsession des liens qui nous sont rendus visibles par le montage, et le cinéaste coupe certaines séquences de plans extérieurs à l'action, toujours en rapport avec les rêveries ou l'amour impossible du jeune homme. Il souligne son montage en utilisant non pas des fondus enchainés, mais plutôt des flous ultra-criants, et va plus loin, dans une séquence entre Mellitta et Lubota, il montre la jeune femme de trois angles différents, sans pour autant répéter son action. Le film est visuellement très réussi. Les effets, qui seront pour certains repris dans le plus prestigieux Dernier des hommes, la richesse d'une histoire un brin cruelle et le jeu des actrices, toutes excellentes, ne doivent toutefois pas nous faire oublier que le choix d'Alfred Abel, trop vieux pour incarner Lubota, jeune homme fantasque, est pour tout dire embarrassant. Et le film, par ailleurs, dresse de la femme une image qui part un peu dans tous les sens, en ajoutant aux trois ou quatre portraits déjà mentionnés celui de la mère éplorée et malade et celui de la tante acariâtre et près de ses sous : un peu misogyne, globalement, le film vaut quand même la peine par la somme de ses qualités et son incroyable extravagance.

Les finances du Grand-Duc (Die Finanzen des Grossherzogs, 1923)

Quelques années avant la révolution russe, sur les bords de l'Adriatique. Abacco est un petit Etat, mené par un grand-duc (Harry Liedtke) intègre, affable, gentil et un brin indolent : il n'aime rien tant qu'à passer du temps assis sur un rocher à regarder la douce vie de ses sujets... Mais le grand-duché va mal : les finances sont au plus bas. Un créancier s'invite et menace clairement de faire main basse sur les terres qui l'arrangent. Afin d'éviter cela, un mariage princier en vue (avec la princesse Olga - Mady Christians - une jeune femme qui aime vraiment notre grand-duc) va tout sauver, mais un document est subtilisé qui va sérieusement menacer le futur d'Abacco. Des conspirateurs prennent le pouvoir, pendant que la princesse russe Olga, fuyant sa famille, cherche à s'y rendre, aidée par Phillip Collin, gentleman-détective-escroc mondain-cambrioleur (Alfred Abel), un dandy qui a rencontré Olga dans le cadre de ses mystérieuse activités...

Situé entre d'autres films autrement plus ambitieux (le film perdu Die Austreibung d'une part, et d'autre part Le Dernier des hommes), Les Finances du grand-duc est une comédie, et selon Lotte Eisner, très critique vis-à-vis de ce film, Murnau ne saurait pas y faire. D'autre part, il serait plutôt un film de vacances (tourné sur les bords de l'Adriatique en Yougoslavie) avant de passer aux choses sérieuses, ce qui est d'ailleurs tout à fait exact... Pourtant la vision et la révision de ce petit film permet de le réévaluer et d'y voir finalement un vrai, authentique même si mineur, film de Murnau. Après Die Austreibung, c'est la deuxième production Decla de Murnau à se voir distribuée par UFA, avant que Pommer et Murnau ne deviennent définitivement de employés du plus grand studio allemand, passés avec armes et bagages comme Fritz Lang d'une univers de productions ambitieusement artistiques mais financièrement modestes à de grosses machines à la fois commerciales et fascinantes : Die Nibelungen, Metropolis et Faust... Là encore, ce film pâlit en telle compagnie !

L'intrigue compliquée et riche en péripéties mélodramatiques à souhait, est due à Thea Von Harbou, dont c'était la quatrième et dernière collaboration avec le metteur en scène. Elle y cédait à une tentation de l'aventure délirante come elle l'avait déjà fait pour son mari Fritz Lang, et le script est clairement prévu dès le départ pour un film léger. Mais le fait que le film ait été sérieusement réduit avant distribution sans pour autant que les péripéties aient été moins nombreuses, le rend parfois plus confus encore. Mais peu importe : on s'amuse de voir ces aventures de pacotille, ces clichés de conspirateurs pouilleux (dont Max Schreck) et le charme inattendu d'Alfred Abel en Arsène Lupin de carnaval, qui vient espionner chez un maitre-chanteur pour récupérer les lettres compromettantes d'un client, déguisé en ramoneur, avec toute la panoplie... Il est également rafraichissant de voir la façon dont le style de Murnau s'exprime ici en liberté dans un contexte autrement moins sombre que d'habitude : son sens de la composition, ses plans riches qui réduisent l'action en quelques secondes. La façon dont Abel et Christians se rencontrent, par exemple : il est assis à la table d'un café en pleine rue. Au fond de l'écran, un taxi s'arrête, en sort une jeune femme qui court jusqu'au premier plan. Aucun artifice de montage n'a été nécessaire, et la rencontre est un passage qui allie la bonhomie du personnage principal avec le dynamisme d'un coup de théâtre. Une fois de plus l'utilisation du décor (Rochus Gliese) et la beauté de la photographie solaire, et pour une fois pas trop confinée dans un studio, de Karl Freund sont d'un grand secours.

Quant à la comédie tant décriée par Eisner, elle est étonnamment proche, dans ce film où on n'a jamais le temps de s'ennuyer, de ce que proposera la comédie américaine dans les années 30 : la façon dont Abel prend un malin plaisir à enlaidir la princesse alors qu'elle est jolie comme tout afin de l'aider à passer inaperçue, tout en prétendant qu'ils sont mariés, par exemple. On pense au Lubitsch allemand aussi, avec un royaume qui aurait pu rivaliser avec ses farces grotesques. Du reste, Liedtke, ainsi que l'acteur Julius Falkenstein aperçu ici dans un rôle mineur, étaient des interprètes habituels du grand Ernst. Rien ici donc de si lamentable qui puisse nous faire suivre le jugement de Lotte Eisner, d'autant que Murnau fourbit encore ses armes, et commence à utiliser ici des astuces de cadre qu'il expérimentera dans le giron rassurant du studio de Der letzte mann.

Reste aussi à mentionner une image qui frappe, et qui en un éclair nous renvoie à ce fameux secret de polichinelle de la vie de Murnau, qui éclatera enfin au grand jour dans l'insouciance trompeuse (qui lui coutera hélas la vie) des mers du Sud : le grand-duc qui s'amuse comme un petit fou à envoyer dans l'eau des objets à un groupe d'adolescents qui plongent nus dans l'eau. Au-delà de l'image condescendante du noble et des sujets tous nus, comment ne pas penser à la façon dont Murnau filmera les corps bronzés de jeunes éphèbes tahitiens dans Tabu. L'homosexualité de Murnau trouvait, on le voit, toujours le moyen de s'exprimer y compris dans la complexité d'une censure tatillonne sur peu de choses, mais particulièrement corsetée sur ce sujet précis...

Le dernier des hommes (Der letzte Mann,1924)

Un vieux portier d'hôtel (Emil Jannings), fier de son image et de son prestige, est relégué aux toilettes à cause de son âge, et ne supporte pas l'humiliation, au point de voler son ancien uniforme pour ne pas perdre la face en son domicile. Mais le pot-aux-roses est découvert par une voisine qui va tout révéler chez lui...

En arrivant à la UFA suite à l’incorporation de la compagnie d’Erich Pommer dans le conglomérat, Murnau va consacrer ses efforts sur trois films, tous mettant en scène la plus grande vedette du cinéma allemand d'alors, Emil Jannings. Chaque film l'occupera un an ; et si les styles de chacune des trois histoires et le "genre" choisi diffère, les apports techniques de cette triplette magique seront énormes, menant tout droit à une carrière à Hollywood, et à Sunrise. Cela étant dit, la beauté du Dernier des hommes est essentiellement formelle.

Le film porte la marque de ce que Carl Mayer avait appelé le "Kammerspiel", expérimentant sur deux films (Scherben, de Lupu Pick en 1922, et Sylvester - film perdu - du même l'année suivante) des drames intériorisés, narrés sans intertitres. Le film de Murnau allait donc porter cette idée à son apogée, réussissant à prouver qu'on pouvait se passer de ces encombrants textes, ou éventuellement les traiter comme de l'image. Cette histoire est entièrement racontée de façon inventive par les images seules. Murnau et son chef-opérateur Karl Freund ont libéré la caméra de ses chaines, d'une façon spectaculaire, sans jamais perdre en lisibilité. Le film est une prouesse constante, montrant la maîtrise d'un cinéma total dont le metteur en scène faisait preuve à ce moment. Le résultat est éblouissant, impressionnant et atteint son but, celui de faire un cinéma pur. Mais on peut aussi juger que parfois le film souffre un peu aujourd'hui d'être justement cette prouesse technique, et manque de cœur...  Sans pour autant se désintéresser du vieil homme interprété par Jannings, on a le sentiment que l'humour du film (et il n'en manque pas) joue un peu contre lui. Et cette situation, quoique inspirée de façon évidente (et non officielle) par Le Manteau de Gogol, est particulièrement germanique, liée à ce prestige de l'uniforme incarné par le vieux portier.

Le film souffre aussi de son épilogue, bien sûr, ce qui est souvent relevé. Le portier et un homme qui a sympathisé avec lui quand il était au fond du trou sont devenus riches, et dans le même hôtel festoient à s'en éclater la panse. Qu'il y ait un happy end n’est en rien gênant, mais qu'il faille 14 minutes pour voir deux hommes satisfaits après avoir été dans les tréfonds de la tristesse, manger, se rengorger de leur soudain attrait auprès de ceux qui auparavant les méprisaient, c'est excessif et cela gâche le film. N'allons pas jusqu'à en accuser "les producteurs", air connu, je doute que les décideurs de la UFA aient pu imposer quoi que ce soit à leur nouveau poulain en 1924. Par ailleurs il est intéressant de constater que si le metteur en scène allait intégrer à son style les intertitres "animés", il n'allait pas pour autant réitérer l'expérience de ce Letzte Mann, et tous ses films suivants allaient bénéficier d’une dose raisonnable d’intertitres...

Tartuffe (Herr Tartüff, 1925)

Un jeune homme (Andre Mattoni) qui a découvert que son grand-père (Hermann Picha) l'a déshérité au profit d'une gouvernante (Rosa Valetti) qui entend bien profiter de la situation et empocher le magot, quitte à empoisonner le vieux : la pièce est donc montrée à travers un film projetée à la maison par le jeune homme déguisé. On assiste aux préparatifs d’Elmire qui attend impatiemment le retour de son mari Orgon (Werner Krauss)... Mais elle déchante lorsqu’elle constate que celui-ci ne revient pas seul : il est accompagné de son nouvel ami Tartuffe, un dévot qu’Elmire soupçonne vite de vouloir faire main basse sur leurs biens et leur argent. Pour récupérer Orgon qui désormais se désintéresse d’elle, Elmire va employer les grands moyens...

Molière dans un film muet ? Et allemand, en plus ? De tous points de vue, ça sonne bizarre : les admirateurs de Molière, tenants d'un théâtre classique, ne peuvent que faire la fine bouche, à plus forte raison devant une adaptation qui ne retient que l'essentiel, du point de vue des deux principaux contributeurs : le metteur en scène Murnau et le scénariste Carl Mayer. Par ailleurs, les admirateurs du cinéaste vont aussi avoir tendance à considérer le film comme un étrange accident dans l'oeuvre de l'auteur de Nosferatu, Faust et Sunrise. Alors qu'en fait, pas du tout.

Mayer et Murnau ont non seulement retenu l'essentiel de la pièce, à savoir la découverte par Elmire de la nouvelle situation de son mari, devenu prisonnier d'une fascination pour le dévot Tartuffe, l'installation de celui-ci au domicile, et les tentatives de la jeune femme de faire entendre raison à Orgon après avoir découvert que le pieux et saint homme en avait en vérité beaucoup plus après la fortune d'Orgon qu'après son salut éternel... Pour le persuader, elle va utiliser dans un premier temps la raison, mais Orgon est trop aveuglé pour l'écouter ; puis, elle va tenter de faire semblant de séduire Tartuffe avec la complicité de son mari, avant de finir par mettre celui-ci devant le fait accompli. La pièce se déroule dans un décor intérieur exclusivement, dans une grande maison blanche, dans un certain nombre de pièces, mais l'endroit le plus représentatif est un grand hall au milieu duquel un gigantesque escalier trône. Il va permettre aux quatre personnages (Elmire, Orgon, la bonne Dorine et bien sûr tartuffe lui-même) de passer d'un étage à l'autre, soit de s'élever ou de descendre. La scène de la révélation finale aura lieu bien sûr en bas, après que chacun soit descendu, voire se soit abaissé. Les deux auteurs ont ajouté un prologue afin de situer cette histoire de faux saint et d'hypocrisie dans le contexte du XXe siècle. Ce n'est pas un grand moment filmique, c'est de la comédie assez peu intéressante, mais cela passe : on peut penser aussi que le prologue et la fin ont été ajoutés afin d'enrichir le film, qui sinon ne durerait pas plus de 45 minutes... Quoi qu'il en soit, c'est une faute de goût mais qui n'entame en rien le pouvoir de fascination de la partie centrale du film.

Le prologue a en plus l'avantage de simplifier fondamentalement l'intrigue, en écho à la situation d'Elmire. Le film dans le film est lui aussi le théâtre d'une troublante mise en abyme : à l'intérieur de la comédie se niche le drame d'Elmire, épouse délaissée par un mari presqu'amoureux de son "ami" Tartuffe. C'est un drame dans lequel les corps vont jouer un rôle essentiel : celui, presque effacé de Werner Krauss (Orgon), caché dans des vêtements qui nient totalement son corps et qui conviennent à la nouvelle spiritualité quil affiche. Par contraste, Jannings en Tartuffe est parfaitement défini, jouant avec une grand efficacité de sa silhouette volontiers ridicule (conforme à la silhouette traditionnelle du personnage tel qu'il est souvent joué), accentuée par les vêtements du XVIIe siècle. Il affichera d'ailleurs à la fin du film une pleine conscience de son physique lorsqu'il s'apprêtera à passer au lit avec Elmire... Dorine, interprétée par Lucie Höfflich, est quant à elle d'une sensualité un peu ronde, mais elle affiche une certaine gourmandise au moment de préparer le lit de ses maitres alors qu'Orgon revient de voyage. Enfin, Lil Dagover (Elmire) joue beaucoup de la blancheur de son buste, et de la sensualité de ses épaules nues, aussi bien dans ses contacts avec son mari que dans ses tentatives de confondre Tartuffe. Mais Murnau n'oublie pas de la montrer, dans le cadre de l'escalier, qui descend de dos, abattue par une courte entrevue hors-champ avec Orgon, dont nous ne saurons rien, si ce n'est qu'elle y a compris que son mari ne la désirait plus. Orgon, jusqu'à la fin, est systématiquement amené à ne considérer la sensualité que dans des boudoirs, des placards, hors-champ, ou en coulisses. De fait, si le propos d'Elmire est de la reconquérir, Murnau semble de son côté l'exclure, faisant de cette histoire d'abord et avant tout une confrontation entre Elmire et Tartuffe, sous la vigilance de Dorine : c'est aussi vrai en ce qui concerne les points de vue exprimés dans le film.

Tartuffe n'est sans doute pas le plus grand des films de Murnau, mais il a des atouts considérables, une fois qu'on admet la présence un peu irritante de ses prologue et épilogue. Il prolonge un peu la réflexion du film précédent (Le Dernier des hommes) sur l'habit qui ne fait pas le moine, ce qu'on retrouvera du reste un peu dans Faust. Il est une parenthèse légère, traitée avec sérieux et avec sensualité, ce qui est rare chez Murnau. Reste à se plaindre une fois de plus que seule une version d'exportation (la version américaine), donc a priori pas la version rêvée de Murnau, ait survécu.

Faust (Faust - Eine deutsche Volkssage, 1926)

Au Moyen Âge, dans une ville allemande qui est au centre d'un conflit entre Satan et un archange, Faust (Gösta Ekman), un vieux scientifique, peine à lutter contre une épidémie de peste. Il est amené à faire un voeu afin de trouver la puissance nécessaire à son dessein : il troque son âme contre le pouvoir de vaincre la maladie. Mais très vite reconnu comme un associé du Diable, il veut mourir. Méphisto (Emil Jannings) lui propose alors de trouver l'oubli dans une jeunesse retrouvée. Faust va se perdre dans le plaisir et finira par rencontrer dans une petite ville la belle Gretchen (Camilla Horn), dont il causera la perte, avec la complicité de l'abominable Mephisto...

Produit par la UFA, Faust était conçu par Murnau comme une somme de ce que le cinéma allemand pouvait produire. Le film a bien failli bénéficier de la présence d'une star américaine, et non des moindres, puisque Faust était aussi un projet de... Lillian Gish, mais une autre interprète sera la Marguerite de Murnau : la jeune Camilla Horn, auparavant doublure de Lil Dagover sur Tartüff. Elle est accompagnée de quatre autres interprètes essentiellement : le Suédois Gösta Ekman, dans le rôle de Faust, la Française Yvette Guilbert, Wilhelm Dieterle, sans oublier la star du film, Emil Jannings, en Méphisto. L’équipe se complète de Carl Hoffmann (photographie), de deux décorateurs célèbres - et géniaux -, Robert Herlth et Walter Röhrig. Le script était dû à Hans Kyser, qui prenait la suite de Carl Mayer, l'auteur des deux précédents films de Murnau. On le voit, le film se pose un peu en héritier du Caligarisme, ce qui se retrouve de façon claire dans le travail de studio : décors raisonnablement distordus et stylisés, utilisation extensive de l'ombre et de la lumière. Aussi bien comme un mode d'expression que dans l'histoire même, comme en témoigne le fameux plan où Jannings fait se balancer une lampe après avoir bouleversé les vies de Gretchen et Faust. Mais Murnau fait aussi le point sur son propre style, en terme de composition picturale tout d'abord, puisque le film est un catalogue impressionnant de démarquages d'oeuvres existantes, reproduites et détournées au profit de l'intrigue ; ensuite, Murnau est plus que jamais un maitre du plan, plus qu'un maitre du montage, et il le prouve en utilisant tous les moyens techniques mis à sa disposition pour que l'essentiel de l'action se passe dans le plan, et non par le biais de leur juxtaposition. Et il personnalise le film en y ajoutant une séquence qui renvoie à son propre passé d'aviateur, le voyage en tapis volant vu non du point de vue d'un "terrien", mais de ceux qui voyagent, en un magnifique ensemble d'images de maquettes parfaitement orchestrées.

Le film est probablement celui qui a été le plus loin en matière de chiaroscuro, à la suite des peintres et artistes convoqués par Murnau : August Von Kreling ou Anton Kaulbach, qui ont tous deux illustré le Faust de Goethe, et son utilisation de la lumière renvoie aux grands peintres qui l'ont précédé de leur recherche en ce domaine : Vermeer, De la Tour, Rembrandt... Il convoque Bosch aussi dans son portrait baroque du Moyen Âge qui passe de plaisirs (la fête de village avec son montreur d'ours) en catastrophe (la peste) avant de virer au cauchemar (les cadavres qui s'empilent)... et il fait de la lumière et de l'ombre des personnages du drame. D'ailleurs, si l'on peut diviser le film en cinq actes, on constate que le troisième acte, qui correspond à l'arrivée de Faust et Mephisto au village, est désormais filmé comme en plein jour, sans tous les artifices de cadrage qui ont précédé et qui suivront. Mais suivant le désir de Méphisto qui étend sa domination sur Faust, l'obscurité, et avec elle l'étrange beauté de la composition, vont progressivement revenir pour les deux derniers actes, qui vont montrer l'irruption du crime dans le village, puis le calvaire de Gretchen suivi de la repentance de Faust.

On est frappé par le nombre de transformations par lesquelles passent les personnages, à commencer par Faust et Mephisto eux-mêmes. Cette transformation passe par de nombreux artifices, surimpressions notamment, et par le jeu sur les plafonds bas en fausse perspective, ou les ombres ; c'est troublant, et toutes ces transformations, comme d'ailleurs tous les éléments fantastiques (fumées simulées par de la suie, utilisation du passage brutal à l'obscurité, apparition fondue d'un personnage dans le champ, survol de maquette dans la séquence du tapis volant, etc) ont lieu devant nous, directement dans le plan. Ce sera la même chose dans le film suivant, bien sûr... Mais tout est déjà là, sous la baguette exigeante de Murnau.

L'amour dans ce film subit les mêmes avanies que dans presque tous les autres films de Murnau : à l'écart du bonheur, à l'écart tout court. On peut évidemment s'aventurer sur le terrain de l'homosexualité de Murnau et de sa propre expérience de l'amour, lui qui a pris comme pseudonyme professionnel le nom du village dans lequel il avait vécu le parfait amour avec un jeune homme maintenant décédé, et qui était selon tous les commentateurs l'amour de sa vie. Mais ce geste romantique n'est pas répercuté dans son cinéma, quoi qu'on en dise. Murnau se sera finalement souvent plus intéressé à des voies en marge, à la stratégie d'Elmire pour reconquérir Tartuffe, à la fuite de Reri et Matahi dans Tabu plutôt qu'à leur amour, ou encore au sacrifice d'Ellen dans Nosferatu. Et puis, le film a d'autres chats à fouetter semble-t-il que de vraiment s'intéresser à l'amour de ses protagonistes. Ici, le metteur en scène prend d'ailleurs un malin plaisir à gâcher la fête, en soulignant de façon peu subtile le bonheur un peu ridicule de Gretchen et Faust en montrant Jannings à son plus histrionique tentant de séduire Yvette Guilbert, dont le jeu n'est pas ici un modèle de subtilité... Toute la séquence du village, avant que Mephisto ne reprenne les rênes et abatte ses cartes, semble tirée d'une quelconque opérette. Comme il le fera dans Sunrise, Murnau se vautre dans la comédie, ce qui est certes embarrassant, mais cela fait au moins avantageusement ressortir le reste.

Film-somme de son savoir-faire, Faust aura de l'influence dans un grand nombre de domaines : le metteur en scène James Whale s'en souviendra pour ses Frankenstein, dont le sens de la transgression doit beaucoup à Nosferatu aussi. L'imagerie de Faust qu’il présente établit un lien entre Goethe et Gounod, entre la "légende allemande" du sous-titre (Faust - Eine deutsche Volkssage) et la légèreté de l'opérette. Le film est une admirable leçon de cinéma, une démonstration parfois assez froide de toute-puissance. En tout cas, un extravagant cadeau d’adieu au cinéma allemand...

L’aurore (Sunrise, 1927)

Un paysan (George O'Brien) qui trompe sa femme (Janet Gaynor) avec une citadine (Margaret Livingston) se laisse persuader par celle-ci de supprimer l'épouse. Lors de la tentative de meurtre, il recule et la jeune femme s'enfuit. Il la rattrape, ils sont en ville, et vont graduellement retrouver leur amour puis vivre une deuxième lune de miel...

Depuis le début, marqué par un montage tellement de son époque, avec des vues subtilement déformées (ce plan, avec la jeune femme en maillot de bain à droite et ce paquebot à l'angle si aigu me renvoie immanquablement au graphisme publicitaire des années 30, et à Hergé, qui s'y est d'ailleurs illustré), on est capté par des images qui véhiculent des impressions. Et la planification impressionnante du film (à comparer la version américaine et la version tchèque alternative, entièrement constituée de plans alternatifs, on constate que tout y est pourtant, à l'identique ou presque) laisse quand même à voir une histoire si humaine, et si ressentie, qu'on se laisse totalement embarquer.

C'est un film des plus visuels, bien sûr, avec ces effets incroyables amenés par Karl Struss, mais tout le fond ici vient de Murnau, de sa volonté visionnaire de créer un art visuel total, aidé par des techniciens hors pairs et des acteurs tout entiers dévoués à sa cause. Comme en Allemagne, donc, sauf qu'ici il transcende son art en se trouvant aidé par des acteurs qui lui donnent tout, mais qui sont aussi, à leur façon, géniaux : ce que Murnau demande à George O’Brien, c'est d'incarner des émotions, celles du doute, de la tentation du meurtre, sous couvert de la motivation de la luxure. Il a fallu littéralement lui donner des semelles de plomb pour cela, mais la performance lui appartient en plein, avec ce moment déchirant dans l'église, lorsqu'il met en parallèle le fait qu'il ait failli tuer son épouse et une cérémonie de mariage, et qu'il jette sa tête, en larmes, sur les genoux de Janet Gaynor.

Janet Gaynor, chez Borzage, a incarné des personnages souvent plus ambigus qu'il n'y parait, c'est avec Sunrise qu'elle trouve le rôle de sainte qu'on lui attribue le plus souvent. Mais le recours au beau visage de l'actrice, et la science de Murnau qui sait quoi demander à faire à un acteur ou une actrice, et qui lui donne des choses à faire et un environnement dans lequel faire vivre son personnage (ses fameux décors en trompe-l'oeil, si importants dans les scènes d'exposition de ce film) permettent ici de trouver constamment le juste équilibre, et c'est non pas un type, une femme symbolique, mais une femme qui souffre, qui pardonne, qui aime, et qui revit. Elle est sublime.

Le film est brillamment construit, et tant pis pour l'historienne Lotte Eisner qui met sur le compte du germanisme du metteur en scène le recours à l'humour dans une vingtaine de minutes du film : ces 20 minutes commencent lorsque le couple arrive à la ville, après que le jeune homme a réussi à rattraper son épouse, ils sont dans une église ou un mariage a lieu. Tout ce qui suivra - danse, fête, vulgarité gentille, et autres ripailles - enfonce le clou de leur amour retrouvé, et ce sont de secondes noces. Du reste, la scène de l'église est certes empreinte de sacré, mais ils sont souvent, tous les deux, tendrement ridicules. Mais on les aime suffisamment pour supporter sans dommage que le film s'abaisse à montrer des détails aussi triviaux que l'anecdote du cochon saoul. De plus, on trouve aussi un écho de ce ridicule dans la danse paysanne qu'on leur fait interpréter : c'est de la part du public une façon de se moquer gentiment des deux amoureux, plus que de leur rendre hommage, tout en soulignant que leur identité de paysans est inscrite sur leurs visages.

Le film est bien sûr entièrement consacré aux turbulences de l'amour, et la fin, paroxystique, scrute les visages et utilise admirablement les ressources du village construit en studio. On a beaucoup glosé sur la fin parait-il plaquée, opposée aux intentions de Murnau et Mayer. Ils avaient carte blanche, ont fini par choisir cette fin, donnant au film un message sur l'amour universel. On peut râler, estimer que le noir Murnau ne pouvait se contenter de celà, rien n'y fera : le film nous apparait complet et parfait précisément parce qu'il donne une résolution positive, et qu'il autorise les deux héros à se retrouver à la fin dans les bras l'un de l'autre. Et c'est la grande force de Murnau, Janet Gaynor et George O'Brien de réussir à donner l'impression, alors qu'elle a été secourue à deux doigts de se noyer, et qu'elle est épuisée, que c'est encore son personnage à elle qui mène la barque, que le jeune homme s'en remet à elle, pour l'éternité, et que désormais il ne lui arrivera rien, parce qu'elle est là.

Les quatre diables (Four Devils, 1928 - Film perdu)

Janet Bergstrom consacre à ce film de Murnau qui se situait entre Sunrise (1927) et City girl (1929) un documentaire dans le but d’en reconstituer les contours: Murnau's Four Devils, Trace of a Lost Film. Tourné dans la foulée de l'enthousiasme créé à la Fox par l'arrivée du maître allemand, et alors que Sunrise n'avait pas encore été sanctionné par un relatif flop. Le metteur en scène avait, là encore, carte blanche, et le sujet, inspiré par un sujet danois déja filmé en 1911. Contrairement à ce qui a parfois été avancé, le studio n'avait absolument pas puni le metteur en scène pour son échec en lui refilant un vieux truc, d'autant que le mélodrame représenté par le sujet était probablement à l'opposé des désirs de la Fox, attentive aux nouveaux développements de la dramaturgie dans le cinéma contemporain. La production a été marquée par un certain nombre de problèmes : d'une part, la difficulté à trouver une fin appropriée, dans le scénario, il y en avait quatre possibles... D'autre part, le film a été montré au public dès l'automne 1928, à travers des previews qui ont généralement été positives, mais le studio tenait à ajouter une version parlante, qui n'allait pas être prête avant l'été 1929. Les retouches de celle-ci ont du être confiées à un autre metteur en scène, pour trois raisons : d'une part, Murnau souhaitait se consacrer à son nouveau film City girl ; puis, il allait quitter le studio sur un désaccord au sujet de ce dernier ; enfin il refusait de participer à l'établissement de ces versions parlantes (ce fut le même scénario sur City Girl, justement). Le film est donc sorti à la fin 1928, muet, puis de nouveau à l'été 1929, parlant... Et comme beaucoup de ces productions hybrides d'une époque de grands changements à Hollywood, on n'en entendra plus parler, avant qu'une copie ne soit localisée et entreposée à la Cinémathèque française.... Où elle brûlera comme d'autres films (dont l'unique copie recensée de The Honeymoon, la deuxième partie de The Wedding March, de Stroheim). Fin : Janet Bergstrom, historienne américaine spécialiste de Murnau, a donc rassemblé des documents afin de dresser un portrait aussi complet possible de ce film fantôme.

Les "quatre diables" sont un quatuor d'acrobates élevés par un vieux clown, interprété par J. Farrell McDonald. Devenus adultes, ils sont interprétés par Nancy Drexel, Barry Norton, Charles Morton, et... Janet Gaynor. Cette dernière est la star en titre du film, dont la distribution est complétée d'une vamp, en la personne de Mary Duncan, une jeune actrice qui monte à la Fox, qu'on reverra en compagnie de Charles Farrell dans The River (Borzage, 1929) et bien sur City Girl. Elle joue le rôle de la femme qui jette son dévolu sur Charles (Morton), provoquant la jalousie de Marion (Gaynor), et le drame final, c'est à dire dans la version présentée en 1928, la mort des deux héros, provoquée par Marion qui a décidé de garder son amour pour elle par-delà la mort. Une deuxième version de cette fin sera légèrement différente pour la version parlante : le jeune homme survit...

Le film semble assez fidèle à l'esprit du drame danois de base, forcément noir. Du reste, on a l'impression devant cette intrigue d'assister un peu à la vengeance de la citadine de Sunrise, Murnau retournant à son péché mignon qui consiste à casser les couples trop gentils. Du reste, d'après ce que laisse imaginer la continuité de Berthold Viertel réassemblée par Bergstrom, la femme fatale interprétée par Duncan prend plus de place dans ce film que celle de Margaret Robinson dans le film précédent. De plus, tout en jouant un rôle de prédatrice, elle a un véritable rôle de premier plan, rejoignant à sa façon Nosferatu, dont elle assume quasiment la position sur le gentil couple, le détruisant malgré elle à la fin du film. On retrouvera ce type de rôle avec le vieux prêtre de Tabu. Mais si le film fait appel aux vieux principes du mélo (comme Sunrise du reste), il y a fort à parier qu'il tirait sa spécificité et son intérêt d'un festival d'images sublimes et d'effets visuels, le cirque ayant été choisi par Murnau pour y montrer une explosion d'émotions, de l'angoisse à l'émerveillement en passant par le rire, grâce à une caméra plus déchainée que jamais. C'est ce que confirment les dessins préparatoires préparés à la demande de Murnau par son vieux complice Robert Herlth.

Mais on ne saura sans doute jamais. Si vraiment une copie de ce film dormait quelque part dans le monde, je pense que la personne qui la dissimulait l'aurait sortie de ses cartons il y a dix ans, au début du boom du DVD, à une époque où, brièvement, il devenait possible à un studio comme la Fox de sortir un coffret aussi luxueux que Ford at Fox, ou, justement, Murnau and Borzage at Fox. On n'a rien vu, à part quelques plaisantins qui ont tenté de se faire mousser en prétendant posséder une copie, comme il y en a du reste souvent qui prétendent avoir en leur collection une version de London after Midnight ou une copie intégrale de Greed. On a retrouvé une bobine de Marizza, mais on ne retrouvera sans doute jamais Four Devils, le chainon manquant entre Sunrise et City Girl.

L'intruse (City Girl, 1929)

Lem Tustine (Charles Farrell), le fils d'un céréalier du Minnesota, part à Chicago pour vendre du blé. Une fois sur place, il est empêché de vendre au pris demandé par son père, et rencontre une jeune femme (Mary Duncan), qui est serveuse dans un "diner" et qui rêve de la campagne, où elle pourrait enfin respirer, à l'abri des regards concupiscents des hommes corrompus qui viennent manger sur son lieu de travail. Lem tombe amoureux, et Kate est tout de suite attirée à la fois par le bonhomme et par la vie qu'elle lui suppose. Ils se marient sur place. Une fois Kate arrivée à la ferme, il va néanmoins lui falloir affronter le terrible Tustine père (David Torrence), mais aussi Mac (Richard Alexander), le travailleur intermittent qui va tout faire pour la piquer à Lem. Quant à celui-ci, il va lui falloir affirmer sa masculinité, c'est à dire se battre pour son épouse...

Contrairement à une idée répandue, Murnau est encore le maitre de sa propre situation au moment d'entamer le tournage de son troisième film américain, et a carte blanche pour faire le film comme il l'entend. Il a jeté son dévolu sur une pièce de théâtre, The Mud Turtle, d’Elliott Lester qui l'enthousiasme dans la mesure où il va pouvoir la transformer, dit-il, en une symphonie tragique du blé, intitulée Our Daily Bread. Le film a très vite pris une dimension plus raisonnable, et est plus proche du mélodrame flamboyant tel qu'il se pratiquait à la Fox sous la responsabilité de Borzage, que d'une quelconque austère allégorie grandiloquente. Le tournage s'est passé sans trop de problèmes, jusqu'à ce que le film soit stoppé par la Fox, désormais mise au pied du mur du son. Murnau s'est de toute façon désintéressé du projet, qui n'était pas fini au moment de son départ. Le film sera donc achevé sous la forme d'un film muet (celui qui est si largement disponible aujourd'hui), puis a été repris sous la forme d'un parlant, très différent du film muet et confié à d'autres metteurs en scène.

L’oubli dont a longtemps souffert le film est injuste, parce que le résultat final est tout sauf indigne de Murnau. Le metteur en scène et la Fox travaillaient main dans la main avant le désaccord, et le résultat est un film Fox, c'est à dire une oeuvre de la même famille que Sunrise, le cycle Farrell-Gaynor, The River, ou Four Sons. The River possède de fait un plus important cousinage, dans la mesure ou le casting en provient largement, et aussi parce que City Girl a été mis en route une fois achevé le tournage du film de Borzage.

Cette vision lyrique du monde rural, dans lequel le mal n'a pas besoin de s'installer puisqu'il est déjà présent, vient s'ajouter à la thématique riche de Murnau : ses films "paysans" allemands, dont peu ont survécu, ont déjà été prolongés par Sunrise. Ce nouveau film vient donc contrebalancer la vision riche mais souvent manichéenne de Murnau, qui présente une ruralité saine opposée à la ville qui corrompt (c'est flagrant dans Sunrise comme dans Terre qui flambe) : ici, on tend à inverser l'idée, puisque c'est en quête d'une certaine rédemption et d'une vie saine que Kate embrasse la vie paysanne, mais elle sera rejetée par le père Tustine, et courtisée par des hommes aussi corrompus que la vamp de Sunrise... Parallèlement, Murnau montre une fois de plus un couple en marge, ce qui rejoint le canon borzagien et sera prolongé de façon intéressante dans Tabu, mais il revient une fois de plus sur un motif récurrent de ses films : l'intrus, invité dans le cercle (famille, ville, monde...) par un héros ou un protagoniste proche du héros ; Tartuffe, Mephisto (Faust), Nosferatu, la vamp (Sunrise) et plus tard le vieux prêtre (Tabu) sont tous dans ce cas. Mais "l'intrus" ici n'est pas Kate, quoique le titre français soit L'Intruse : Mac représente le danger qu'on laisse s'installer, voire le vieux Tustine qui se met entre Lem et Kate. Et cette fois encore, comme Hutter qui ne comprend rien, comme le couple de Tabu, comme Faust qui accueille avec bonheur le retour de sa jeunesse, ou comme Orgon fanatisé, le combat est rude. Farrell prête une fois de plus ses traits et son grand corps gauche à un homme qui n'a pas fini de grandir, et qui a besoin de tous les encouragements de Kate pour s'accomplir. En attendant, le lyrisme des plans de Kate et Lem qui s'approchent de la ferme, avec du blé à perte de vue, ne sont pas près d'être oubliés...

Voilà, ce petit mélodrame qui se concentre en priorité sur une jeune femme, le seul rôle conséquent de Mary Duncan dont on possède plus qu'une trace incomplète, et à laquelle le titre rend explicitement hommage, est un film-testament de celui qui a soudain décidé de faire du cinéma autrement, sans studio et sans stars et qui part le faire tant qu'il en a encore la possibilité. Si la "tragédie" du blé n'est plus qu'un lointain souvenir, il semble que l'abandon de ce projet a été fait sans douleur, au profit une fois de plus d'un film de studio qui n'a rien d'indigne. City Girl, fait avec passion, bien terminé par d'autres qui n'en ont pas vraiment trahi la vision, est une pierre blanche de plus dans la belle oeuvre essentielle de F. W. Murnau.

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Tabou (Tabu, 1931)

Sur une île de Polynésie, on célèbre l'insouciance d'une société qui laisse tout un chacun assumer le plaisir et le jeu, les jeunes hommes y pêchant et y lutinant les filles sans vergogne. Mais arrive alors, amené symptomatiquement par un bateau occidental, un vieil homme (Hitu) qui vient en quelque sorte opérer un rappel à l'ordre : il vient chercher Reri, une jeune femme qui va remplacer une vierge sacrée qui vient de décéder. Le fiancé de Reri enlève la jeune femme afin de la soustraire à un destin plutôt peu enviable. ils sont désormais "tabou" tous les deux, et une menace de mort pèse sur eux, comme sur le vieux prêtre Hitu. Reri et Matahi s’installent pas loin d'un comptoir français, et Matahi devient la coqueluche locale avec ses talents de plongeur : il dépense sans compter, s'endettant sans s'en apercevoir. Quant à Reri, inconsciente de ces problèmes économiques, elle a d'autre soucis : Hitu est revenu et la presse de revenir, sinon Matahi pourrait en pâtir. Reri cherche un moyen pour échapper à Hitu et son destin tout en préservant Matahi. Celui-ci cherche un moyen pour rembourser ses detteset leur permettre de payer un voyage qui les emmènerait aussi loin que possible. Il va risquer sa vie pour aller chercher une perle colossale, gardée par un requin gigantesque. 

A 43 ans, en pleine gloire et en pleine possession de ses moyens, le metteur en scène a fait, en toute liberté, et selon son coeur, le film qu'il souhaitait faire. Et il a des projets plein la tête... Lors de son accident fatal de 1931, il meurt au sommet : après les désillusions de l’insuccès de ses premiers films américains, il a choisi tout simplement de s'exiler et de faire des films dans des conditions proches du documentaire, sans jamais lâcher la fiction. Il s'est lancé dans une collaboration avec le célèbre documentariste maverick Robert Flaherty, qui ne durera qu'une poignée de jours. On lui doit quelques plans des premières scènes du film et il est crédité au générique en tant que scénariste. Les deux hommes avaient des conceptions radicalement opposées de leur métier, et chacun d'entre eux avait un tempérament peu propice à la concession. C'est Murnau qui a gagné, et Tabu est son film. L'équipe constituée autour du metteur en scène comprend en particulier Floyd Crosby, un chef-opérateur qui va vite devenir incontournable, et dont c'était le premier travail important. Les acteurs du film sont pour la plupart des amateurs, et beaucoup de gens locaux vont aider le tournage d'une manière ou d'une autre. Tout sera tourné sur place, entre Bora-Bora et Tahiti, dans des décors aussi naturels et authentiques que possible ; Flaherty prêtera son yacht (Le Moana) pour quelques scènes-clés, et le résultat est un film parfaitement maitrisé, avec lequel Murnau mène à leur accomplissement certains thèmes et motifs de son oeuvre, réussissant enfin à mêler aussi bien l'expression d'un destin amoureux brisé d'un coté, et une sensualité expressive de l'autre.

Les premières images, sont dues à Flaherty, et il y a une certaine ironie d'y voir ces athlètes quasiment nus, comme si le dernier film de Murnau ne pouvait que laisser éclater sa passion pour les jeunes personnes qu'il a côtoyés durant ses repérages locaux, et qu'il lui fallait détourner les images "documentaires" de son confrères afin d'installer une sensualité homo-érotique somme toute assez rare dans ses films. Mais ce "coming-out" initial reste discret, et l'on reprend vite le fil de ce qui est bien une intrigue : on rencontre le jovial Matahi d'abord, qui participe avec les autres garçons à la chasse aux filles, lorsqu'ils les voient se baigner dans un étang sous une source. Le jeune homme va vite se distinguer des grands gaillards qui l'entourent. Il a repéré Reri, elle aussi à l'écart des autres filles. Le reste de l'exposition là encore insiste sur cette idée : déjà amoureux l'un de l'autre, les deux héros sont mis à l'écart du groupe, et lorsque le bateau qui amène le vieux Hitu arrive au large, tous se précipitent, mais Matahi est tout de suite isolé, arrivant en retard, alors que Reri est désignée par le vieil homme, et du même coup isolée elle aussi par la composition des plans tournés sur le bateau. A la fin de la séquence, lorsque Matahi a entendu à quel destin la jeune femme sera désormais soumise, on ne voit plus que l'ombre du jeune homme qui vient lentement ramasser une couronne de fleurs, symboles de l'insouciance désormais passée du couple, et de l'île elle-même.

Le film vire vite au noir, y compris dans la deuxième partie de sa partie supposée paradisiaque. Un aspect particulièrement daté concerne le thème de la "corruption de la civilisation" (l'arrivée du bateau en est la première manifestation tangible, même si c'est pour amener Hitu à Bora-Bora), un passage obligé qui était de fait le principal argument du très beau film de Van Dyke White Shadows of the South Seas. Ici, cet aspect apparait plus clairement sous la forme des profiteurs qui se jettent avidement sur le pauvre Matahi. Les commerçants y sont Chinois, les autorités y parlent français, et sont jouées par des métis... Murnau se sert de ces anecdotes surtout dans le but de montrer la confusion linguistique et économique de Matahi, donnant corps à son problème qui va finir par l'aliéner de sa fiancée. Ce que Reri, de son coté, vit, est plus la malédiction culturelle de sa propre civilisation, qui repose elle aussi sur des clichés romantiques de la vie dans les mers du Sud, et qui seront repris par d'autres, en particulier King Vidor dans Bird of Paradise !

Tabu, aussi différent soit-il du reste de ses films, est en particulier une continuation pour Murnau de Sunrise, dont il est presque un négatif, et de Nosferatu. De Sunrise, le metteur en scène retient le voyage des amoureux, et les rites de mariage détournés qui remplissaient la partie du film consacrée aux pérégrinations du couple dans une ville qui n'était pas hostile, mais bien étrangère. Le décalage des deux amants est ici ressenti de façon cruelle : la naïveté de Matahi et la danse requise par les citadins dans Sunrise trouvent ici un écho sardonique, avec beaucoup de viande saoule autour des tourtereaux. Les amants de Sunrise mettaient à profit leur voyage pour se retrouver, ceux de Tabu vont se perdre dans leur fuite. La proximité avec Nosferatu est plus inattendue, sauf si on a en mémoire que les obstacles à l’amour sont légion chez Murnau, tous assimilables à l'intrusion démoniaque du vampire. D’ailleurs Murnau cite sciemment son film de vampire, de plusieurs façons : il profite du physique du vieux Hitu pour en faire un double du vampire, qui apparait tel un fantôme dans l'espace d'une porte, comme enfermé le temps d'une vision fugitive dans ces cadres à l'intérieur du cadre qu'affectionnait le cinéaste ; on distingue son ombre qui parcourt la plage à coté de laquelle les deux héros se sont installés pour vivre et qui tout à coup se penche sur eux, Reri couvrant de son corps celui de Matahi pour le protéger. Le film séminal de Murnau est aussi cité à travers l'utilisation de la silhouette du bateau, symbole répété de l'arrivée des ennuis.

Murnau reste plus que jamais le maître du cadre, aussi bien celui du plan que celui qu'il va souvent là encore placer à l'intérieur, pour mieux y enchâsser ses personnages, faire ressurgir leur isolement, ou l'espace d'un instant les fixer dans leurs situation en porte-à-faux de leur environnement. Il choisit des images de bonheur un peu enfantin qui vont vite tourner au cauchemar, et va parfois avoir recours, surtout sur la deuxième partie, à des truquages et à un montage plus serré afin de pallier l'absence de la logistique du studio. Son requin n'est pas des plus convaincants, mais on remarque l'utilisation de plans très courts pour suggérer l'irruption du danger lors de la plongée, l'utilisation du suspense aussi dans le recours aux anecdotes de plongée. Loin des studios, le metteur en scène, qui a sans doute encore appris, en matière de construction de ses films, lors de son passage à la Fox, a su donner à son film l'allure d'une quintessence. Il a su diriger ses acteurs au-delà du simple vol d'expressions ou de situations forcées qu'on aurait pu craindre d'une collaboration avec Flaherty... Il a aussi, on l'a vu, procédé à une synthèse de ses films, finissant d'exécuter le bel amour qui chez lui n'a jamais été aussi mal loti que chez les deux amants Reri et Matahi, seuls chacun de son coté. le final glaçant, simplissime, est exécuté de main de maître, et sans appel. Comme d'habitude, Murnau laisse le dernier mot non au montage, mais directement à l'image, à ce qui se passe sous nos yeux. Et ce film superbe est une admirable coda.

Par François Massarelli - le 27 mars 2013