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Livres

Midi-Minuit Fantastique L'intégrale vol.1

672 pages
Format : 270 x 220 x 50
Edité par Rouge Profond

Sortie : le 6 mars 2014
Prix indicatif : 58 euros

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Analyse et Critique

En 1962, dans la France gaulliste conservatrice, une revue se consacre pour la première fois au cinéma fantastique. Son premier numéro est dédié à Terence Fisher de la Hammer, réalisateur emblématique du renouveau du cinéma fantastique européen en ce début des années 60. A cette époque, le fantastique est regardé avec dédain par les cinéphiles mais avec amour par une certaine avant-garde. La revue est éditée par Eric Losfeld de la librairie Le terrain vague, lieu de rencontres des Surréalistes, et parrainée par Jean Boullet, adorateur du cinéma fantastique américain des années 30 et personnage emblématique de l’underground français.

Plus de 40 ans après la fin brutale de sa publication en 1971, sacrifiée sur l’autel des circonstances, Midi-Minuit Fantastique (MMF pour les flemmards que nous sommes) continue de faire fantasmer nombre de fans de cinéma de genre. Elle est régulièrement mentionnée dans les ouvrages spécialisés (notamment par Nicolas Stanzick dans Dans les griffes de la Hammer) ou sur les sites internet consacrés au genre (voir le très intéressant dossier de DevilDead). Malgré son aura, elle était devenue difficilement consultable pour les amateurs peu riches ou peu parisiens, la plupart des numéros dépassant les 100 euros en occasion et la majorité des bibliothèques ne possédant pas la revue.

Nous avons donc accueilli avec joie cette réédition de l’intégralité des numéros de MMF, en quatre parties aux éditions Rouge Profond. Joie mais appréhension également : lecteurs de Mad Movies et d’ouvrages consacrés au genre depuis de nombreuses années, nous nous demandions si une revue des années 60 allait encore avoir un intérêt autre qu’historique. Les avis dithyrambiques lus ici et là étaient-ils justifiés ou ne résultaient-ils que d’une nostalgie pour un titre mythique et quasi-invisible, le fameux syndrome du « Ah oui je me souviens c’était mieux avant » ?

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Des critiques rapides ayant déjà été publiés dans Mad Movies ou Charlie Hebdo, nous allons entrer dans le cœur palpitant du sujet en survolant chaque numéro et en détaillant les bonus du DVD inclus dans le premier recueil de l’intégrale de MMF.

Ce volume 1 comprend les numéros 1 à 6 sur un total de 24 (1), dans une maquette recomposée pour l’occasion. L’édition originale de MMF a connu deux formats (un format assez petit du numéro 1 à 13, puis un format plus grand pour les numéros 14 à 24) ; les maquettes n’étaient pas uniformisées, les six premiers numéros étaient en noir et blanc, les textes comprenaient nombre de coquilles et les photos n’étaient pas toujours bien reproduites. Tels des Frankenstein de l’édition, Michel Caen et Nicolas Stanzick ont recréé le monstre en repartant des photos d’origine, parfois en couleur, en ajoutant des images, en uniformisant les numéros et en corrigeant les fautes de typographie. Ils ont également inséré un interlude comprenant une affriolante séquence pin-up sur Marie Devereux, un entretien avec Fellini effectué par Michel Caen et Francis Lacassin pour les Cahiers du Cinéma de novembre 1965, et un entretien d’Edith Scob réalisé par Nicolas Stanzick en 2012.

Comme signalé précédemment, le numéro 1 est consacré à Terence Fisher. Il débute sur une préface élogieuse du réalisateur par Jean Boullet, ce dernier n’ayant en fait jamais vu un film de la Hammer. Ce premier numéro apporte peu de renseignements pour un lecteur des années 2010 mais il fournit une bonne entrée en matière : il pose l’atmosphère de l’époque, montre la façon dont était considéré le fantastique et la nouveauté de la revue. L’iconographie constitue une réussite indéniable, avec une multitude de photos de tournage, de photos de films et d’affiches d’époque. Le numéro 1 se clôt par quelques distrayantes critiques de films relativement oubliés. Afin d’éviter les redites sur des éléments valables pour tous les numéros de ce premier recueil de l’intégrale, signalons une fois pour toute la qualité et la richesse des images, qui constituent en moyenne un peu plus de 50 % du contenu, et la pertinence des critiques de films et de livres proposées à la fin des numéros dans la rubrique Actualités.

Bien qu’ayant ses fans, le numéro 2 nous a moins convaincus. Hommage lyrique à une certaine image de la femme mystérieuse et sensuelle dans le fantastique, il fait patchwork : les références sont littéraires surréalistes plus que cinématographiques, une multitude de textes très courts ne font qu’effleurer leur sujet. L’iconographie s’enrichit de nombreux dessins et tableaux mais nous ne voyons guère plus d’éléments à signaler, l’odeur de naphtaline dominant ici l’odeur de soufre.

Le numéro 3, l'un des plus connus, est consacré à King Kong. Dernier volume auquel participa Jean Boullet, il met en exergue la différence entre deux visions de la revue. L’une, défendue par Jean Boullet, se veut nostalgique, lyrique et mystificatrice ; l’autre, plus scientifique, contemporaine et rigoureuse, est soutenue par Michel Caen, Jean-Claude Romer et Alain Le Bris. Provocateur avant-gardiste, défenseur acharné du fantastique, Jean Boullet inventait les films autant qu’il les racontait, n’hésitant pas à créer des scènes pour renforcer sa narration. Sa vision domine ce numéro 3 : envers et contre tous, il fait remonter l’origine de King Kong aux Voyages de Gulliver, commandant à Pierre Bailly des dessins, publiés dans le numéro, pour renforcer sa thèse. Pour mettre en avant le rôle de Willis O’Brien, fabuleux technicien injustement sous-estimé, il n’hésite pas à surinterpréter les rares documents disponibles et lui attribue la paternité de la quasi-intégralité des idées de King Kong. A côté de cette vision passionnée mais souvent discutable, le numéro comporte des analyses précises sur la réception du film dans la presse de l’époque, sur ses aspects sociaux ou sur sa suite, Son of Kong, ainsi que des bibliographies et des filmographies.

Le volume 4-5 est double en raison de sa taille. Doubler le numéro permettait également de justifier un prix plus élevé, le thème de Dracula étant un bon prétexte pour vampiriser son lectorat. Le premier recueil de l’intégrale MMF ne nous le propose toutefois pas dans sa forme initiale. Il contenait à l’origine le roman Dracula de Bram Stoker, dans une version partielle introuvable à l’époque en France. Dracula étant accessible sans difficulté en 2014 en traduction intégrale, il n’a pas été reproduit. A la place, Nicolas Stanzick et Michel Caen nous fournissent une version longue de l’article de Tony Faivre consacré au comte et à Bram Stoker, treize pages au lieu des deux d’origine. Cet ajout nous semble des plus pertinents : l’article décrit la vie de l’écrivain et remonte aux origines de Dracula, décortiquant la légende et les apports de Bram Stoker. Le reste du numéro n’offre pas de modifications : excepté une lettre de Christopher Lee sur sa vision de Dracula, il est constitué de filmographies et de bibliographies peu intéressantes de nos jours.

En plus de la superbe iconographie habituelle, un cahier photo français d’époque retrace dans les grandes lignes le Dracula de Tod Browning. Ce document présentait un intérêt indéniable au début des années 60, lorsque le film était invisible, mais il n’impressionne plus le lecteur contemporain, à qui il en faut plus pour être empalé (note de l’auteur : nous assumons la totale responsabilité de ce jeu de mots). Malheureusement, à l’inverse des autres, ce double numéro ne comporte pas de rubrique Actualités.

Le numéro 6, dernier volume de ce premier recueil, porte sur La Chasse du comte Zaroff (au singulier à l’époque de sa première sortie) et ses réalisateurs, Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel. Il s’ouvre sur une traduction de la nouvelle de Richard Connell, Le plus dangereux des gibiers, dont est tiré La Chasse du comte Zaroff. Suit une analyse du film par Michel Caen, centrée sur son aspect érotisant, et un hommage à Ray Harryhausen à travers un survol des films auxquels il a participé. Le gros point fort du numéro reste cependant l’interview de Merian C. Cooper par Michel Caen. Le réalisateur revient notamment sur la conception et le tournage de King Kong. Comme d’habitude, les filmographies et biographies intéressent peu le lecteur blasé des années 2010, de même que le carnet photo sur La Chasse du comte Zaroff (où, pour une fois, la qualité des reproductions est globalement assez moyenne). Notons dans la rubrique Actualités un long article consacré à un film russe encore invisible aujourd’hui, Le Rayon de la mort de Lev Kuleshov (1925).

Un DVD est offert avec le recueil. Intitulé La télévision des Midi-Minuistes, il présente des documents diffusés à l’ORTF dans les années 60. Les deux scopitones démontrent l’influence des thèmes fantastiques dans la culture populaire, ici dans la musique avec Docteur Jeckyll et Monsieur Hyde de Serge Gainsbourg et Si vous connaissez quelque chose de pire qu’un vampire... de Stella.

Le premier court métrage, Le Puits et le pendule d’Alexandre Astruc, est tiré de la nouvelle d’Edgar Allan Poe et dure 37 minutes. Il démarre mollement mais, alors que l’ennui commence à guetter tel le loup-garou dans les fourrés, l’ambiance lente et pesante de ce huis clos fauché finit par prendre. A l’inverse, nous n’avons pas du tout accroché à Barbara et ses fourrures avec Barbara Steele, adaptation de la nouvelle La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, rêverie fétichiste de 9 minutes réalisée par Ado Kyrou.

Les trois émissions proposées dans le DVD se regardent agréablement. Le cinéma fantastique de Michel Perrot dure 15 minutes et vaut surtout pour son interview de Georges Franju, qui expose sa vision du fantastique. Quelle horreur, mon saigneur Dracula de Michel Caen, Francis Girot et Christian Ledieu est plus riche en documents inédits. Durant ses 41 minutes se succèdent des interviews de Terence Fisher, Christopher Lee, Roland Villeneuve ou Jean Boullet, pour ne citer que les plus emblématiques. Enfin, Les monstres de Michel Pamart est une interview de 23 minutes de Jean Boullet consacrée aux monstres de foire. Boullet est un formidable orateur, fortement mythomane, dont les interventions s’écoutent pour la beauté du récit et non pour l’exactitude des faits. Pour finir, signalons sur ce DVD l’émission de théâtre radiophonique Dracula, diffusée sur France Inter en 1965, avec Jean Rochefort dans le rôle du comte. Nous l’avons trouvé assez pénible à écouter, notamment la première partie où tout le monde crie et s’exclame beaucoup.

En conclusion, ce premier recueil de l’intégrale de MMF tient toutes ses promesses. Certes, certains aspects sont datés et ne susciteront guère l’intérêt du lecteur actuel, comme les filmographies, les bibliographies et les résumés de films. Mais, dans l’ensemble, la revue conserve sa force grâce à son iconographie, ses analyses, ses critiques et ses entretiens.

Nous attendons avec impatience les recueils suivants. Dans l’émission Mauvais genres diffusée sur France Culture le 25 janvier dernier, Nicolas Stanzick a révélé quelques dates prévisionnelles, à prendre avec des pincettes : le deuxième recueil pourrait être édité vers la fin de l’année 2014, et les deux derniers recueils devraient paraître en 2015. Le DVD du deuxième recueil sera consacré aux courts métrages et comprendra de façon sûre La Fée sanguinaire de Roland Lethem, Vampirisme de Bernard Chaouat et Patrice Duvic, et Satan bouche un coin de Jean-Pierre Bouyxou. Fantasmagorie de Patrice Molinard, longuement décrit dans le premier recueil de l’intégrale de MMF, est en cours de négociation.

Vivement la suite, afin de pouvoir enfin dire aux vieux Parisiens burinés ou aux jeunes richards cultivés : « Ah oui, Midi-Minuit Fantastique, j’ai lu l’intégrale, ça tient bien la route malgré son âge. Et les numéros 25 et 26 sont pas mal », laissant ainsi l’interlocuteur coi devant notre connaissance de ces mythiques numéros inédits.


(1) 26 en comptant les deux numéros préparés mais jamais édités. Ils seront publiés en exclusivité dans le volume 4 de cette intégrale.

Par Jérémie de Albuquerque - le 6 mars 2014