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Portraits

Chère Mrs Jones,

« Never explain, never complain », telle est votre devise.

Bob Willoughby ne disait-il pas à votre encontre : « Je déjeunais avec Jennifer Jones à la cantine de la 20th Century Fox et nous avions une merveilleuse conversation. Revenue sur le plateau de Tendre est la nuit, elle devint d’un seul coup quelqu’un d’autre. J’étais un photographe, il fallait donc m’éviter à tout prix... » (Bob Willoughby, Dans les coulisses d’Hollywood, 1995). Il est vrai que votre vie privée a rarement défrayé la chronique, faisant de vous une actrice discrète, vous imposant néanmoins dans de multiples chefs-d’œuvre au cinéma, et quels chefs-d’œuvre ! La grande majorité de vos films sont devenus des incontournables, vous statuant comme l’héroïne romantique par excellence, et imprégnant vos rôles d’un mélange de candeur, d’optimisme et de sensualité !

Pour parvenir aux faits de la grande actrice que vous êtes, le parcours ne fut guère aisé, mais les atouts étaient aux rendez-vous… ! Vous êtes née le 2 mars 1919 à Tulsa dans l’Oklahoma, ville où abondent pétrole et bétail, de votre vrai nom Phyllis Lee Isley, et de parents propriétaires et comédiens d’une compagnie théâtrale. La ravissante petite fille que vous fûtes vous permit tous les caprices, largement assouvis par un papa gâteau admiratif ! En 1929, la crise permit à votre père de racheter de salles de cinéma en faillite, dans lesquelles il fit installer des équipements sonores, vous permettant de vous familiariser avec le 7eme Art. Très tôt, vous sentez la fibre de la comédie croître en vous et, après le bac, en 1936, vous vous lancez dans l’aventure, direction l’Académie Américaine des Arts Dramatiques à New-York.

C’est là que vous rencontrez un jeune homme du nom de Robert Walker, qui vous impressionne par son charme et son talent. Cependant, découragés par les critiques sévères de l’Académie concernant Robert, vous claquez la porte, et décrochez tous deux des rôles dans des émissions pour la radio, à Tulsa. Une première tentative hollywoodienne, vous permettant de décrocher un contrat pour six mois et d'avoir la chance de donner la réplique à John Wayne, se soldera finalement par un retour à la case départ, puisque Robert Walker n’est pas retenu, celui-ci se retranchant finalement comme acteur radiophonique pour TBS. C’est alors que vous entendez parler de David O’Selznick, venu à New York pour le casting de Claudia, (en vue de son adaptation cinématographique), une pièce qui vous tient à cœur puisque, tentant alors une percée à Broadway, vous y participez. Le bout d’essai est concluant ; David a, semble-t-il, toujours eu un faible pour ces brunes à la beauté naturelle, sans artifice, loin de la sophistication hollywoodienne, dont l’éclat est rehaussé par une distinction toute européenne alliée à la simplicité. En témoigne ses protégées : d’Ingrid Bergman à Alida Valli.

Vous faites donc forte impression, ce qui vous permet de décrocher un contrat d’exclusivité de sept ans ; vous devenez par ailleurs Jennifer Jones.

David O’Selznick veut un film digne de votre prestance et attendra deux ans avant de dénicher le sujet capable à ses yeux de vous servir le mieux possible, les droits de Claudia ayant été vendus, à votre grand désappointement. Le grand film sera Le Chant de Bernadette (The Song of Bernadette,1943), de Henry King, dans lequel vous incarnez la petite paysanne de Lourdes, alliant grandeur d’âme et naïveté. Tout le film repose sur vos épaules, où votre photogénie fait merveille ! Votre travail portera ses fruits, puisque vous recevrez des mains de Greer Garson la petite statuette tant convoitée lors de la remise des Oscars en 1944. Le film en remportera par ailleurs trois autres : pour la photo d’Arthur Miller, les décors de James Basevi et la musique d’Alfred Newman !

Forte de votre lancée, les succès vont se multiplier. C’est ainsi que vous figurez dans un trio d’actrices - les deus autres étant Claudette Colbert et Shirley Temple - dans Depuis ton départ (Since You Went Away, 1944) de John Cromwell, et vous êtes nominée pour l’Oscar du Meilleur Second Rôle. L’une des particularités de ce tournage sont vos scènes d’amour avec Robert Walker, votre époux dans la vie, dont vous avez deux beaux garçons. Ce devait être une joie pour vous ; ce fut en réalité un supplice. En effet, Robert Walker avait de son côté gravi les échelons du vedettariat, ayant signé un contrat avec la MGM. Sa carrière était très prometteuse, mais il vous perdait, vos sentiments se portant sur David O’Selznick. Le divorce est inéluctable, et vous le réclamez le lendemain de la remise des Oscars, à la grande surprise de l’opinion publique qui vous assignait le rôle de pure jeune fille, à l’écran comme dans la vie !

Cette image, vous allez la pulvériser pour un film baroque, au Technicolor flamboyant, en incarnant Pearl Chavez, la métisse passionnée par un Gregory Peck sans vergogne, dans Duel au soleil (Duel In the Sun, 1947) de King Vidor. Le tournage est éprouvant. David O’Selznick se conduit en véritable despote, modifiant le scénario, abreuvant King Vidor d’indications concernant votre maquillage, la coiffure, l’éclairage sur votre visage. Son insatisfaction permanente, son ambition de faire un nouvel Autant en emporte le vent, la chaleur infernale de l’Arizona ont raison des nerfs du réalisateur ; il abandonne le tournage, laissant le champ libre à William Dieterle pour qui la pression fut constante, le budget correspondant à six millions de dollars, plus deux millions pour le lancement du film. Celui-ci est condamné pour immoralité par l’Eglise et les Ligues de la Décence. Le résultat est cependant à la mesure de l’investissement : le film rapporte 17 millions de dollars et vous décrochez une nomination à l’Oscar, ainsi que Lilian Gish. Belle victoire pour un rôle très physique, dans lequel votre sensualité fait merveille.

Vous aviez travaillé avec William Dieterle pour Le Poids d'un mensonge (Love Letters, 1945), Film Noir romantique dans lequel vous formiez un couple avec Joseph Cotten, « pris dans la toile du mensonge et de la folie, en raison de l’amnésie qui vous frappait. » (Les Mille Yeux du Film Noir, Alain Silver), puis retrouvez le réalisateur pour un autre film, cette fois fantastique, Le Portrait de Jennie (Portrait of Jennie, 1949). Peut-être l'un de vos rôles les plus envoûtants, démontrant alors la passion que vous porte David O’Selznick. Histoire d’amour impossible, où se mêlent passé et présent ; la poésie du film transporte et interroge, fascinés que nous sommes par ce fantôme, objet des délires d’un Joseph Cotten en proie à la folie amoureuse. C’est une œuvre « qui ambitionne de réfléchir à la problématique du temps, et au pouvoir de l’amour, qui, plus fort que le temps et la mort, relie les âmes malgré les distances incommensurables. » Le tout baigne dans une atmosphère ouatée, teintée d’irréel, propice au rêve, mettant en exergue « ce couple insolite, dont la force est sa capacité à dépasser les obstacles pour se retrouver, car parmi tous ceux qui ont vécu ou vivront, il n’y a qu’une personne à aimer. Il faut chercher encore, déclare Jennie. » (Cinquante couples insolites, Réjane Hamus-Vallée). Magnifique film, à la hauteur des ambitions de David, dont le tournage dura plus d’un an et demi, le budget coûtant 4 041 000 dollars, mais n’en rapporta que 1 510 000, obligeant le producteur à vendre son studio, celui-ci ayant mis sa fortune en jeu.

Ces films à connotation dramatique ne doivent pas occulter votre verve comique, malheureusement sous-exploitée, en témoigne ce bijou d’humour qu’est La Folle ingénue (Cluny Brown, 1946) d'Ernst Lubitsch, dans lequel la "Lubitsch Touch" fait de nouveau fureur. Et comme le signalait François Truffaut : « dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial ! »

C’est en 1949 que vous devenez Madame O’Selznick, le mariage se déroulant en Italie. Vous travaillez beaucoup, ce que déplorent vos petits garçons, mais ceux-ci apprennent bientôt qu’ils seront frères, puisque vous êtes enceinte au moment du tournage d’Un Amour désespéré (Carrie, 1952) de William Wyler, mélodrame flamboyant tiré d’un roman de Theodore Dreiser, dont vous partagez l’affiche avec Laurence Olivier.

1949 et deux grands films : Les Insurgés (We Were Strangers) de John Huston, dont l’action se situe à Cuba en 1930 ; vous y rencontrez John Garfield avec lequel vous faites équipe au sein d’une organisation clandestine qui vise à lutter contre la dictature. Pour Madame Bovary de Vincente Minelli, vous l’emportez sur Lana Turner à qui le réalisateur souhaitait confier le rôle. Toute l’œuvre repose sur vos épaules, dans laquelle vous évoluez en crinolines et portez la voilette (des créations signés Walter Plunkett). Votre élégance, le talent dont vous faite preuve, la sublime mise en scène de Vincente, dont celle du bal, enivrante par ses mouvements de caméra, la beauté de Louis Jourdan, votre partenaire dont la lâcheté vous fait vaciller, tous ces ingrédients font de Madame Bovary un film baroque d’une grande majesté, autant qu’un sublime portrait féminin désespéré, une héroïne romantique traquée par la fatalité, que la condition féminine du 19ème siècle a précipitée dans le malheur.

Traquée, vous l’êtes également, par la société, dans l’œuvre du cinéaste britannique Michael Powell à l’image de La Renarde (Gone to Earth, 1950), animal poursuivi des chasseurs. Cette métaphore s’effacera au profit de la réalité la plus cruelle puisque vous serez victime de la chasse à courre, en voulant sauver votre renarde. « Ce superbe poème cinématographique, subtil et intelligent, va très loin dans le fantastique quotidien et la fable animalière. Les auteurs ont réussi le tour de force de rendre le personnage de Hazel comme un reflet de la vie animale qui l’habite. Il se dégage de l’œuvre une philosophie humanitaire et universelle qui nous touche car elle fait partie de notre vie quotidienne. » (Guide des Films, Jean Tulard).

En 1951, vous apprenez le décès de Robert Walkerà l’âge de 32 ans des suites d’un abus de sédatifs et d’alcool. Une naissance vient contrebalancer ce coup du sort, car une petite Mary Jennifer voit le jour en 1953. C’est l’année durant laquelle vous partez en tournée pour les hôpitaux militaires américains en Asie (la Guerre de Corée fait rage), et recevez les honneurs de la Croix Rouge.

Après La Furie du désir (Ruby Gentry, 1952) de King Vidor, dans lequel vous partagez l’affiche avec un Charlton Heston impressionné par votre classe et votre force physique, puisque vous le faites chanceler après l’avoir giflé tout en vous cassant le poignet (!), vous renouez avec l’humour dans Plus fort que le Diable (Beat the Devil, 1953), où vous retrouvez John Huston pour une parodie de films d’aventure, collectant au passage quelques « aficionados » de plus ! C’est en Italie que vous abordez le néo-réalisme sur un scénario de Cesare Zavattini mis en scène par Vittorio de Sica, dans Sation Termnus (Stazione Termini, 1953) avec Montgomery Clift pour partenaire, film qui sera présenté au Festival de Cannes en 1953. Unité de temps et de lieu caractérise cette histoire d’amour, dans laquelle votre partenaire et vous-même brillez d’un éclat propre à illuminer l’écran.

En 1955, vous retrouvez Henry King pour "gravir" La Colline de l'adieu (Love is a many-Splendored Thing) qui vous vaudra votre cinquième nomination à l’Oscar. Texte rempli de sagesse, de métaphores poétiques et de sublimes paysages asiatiques, vous lancez la mode du Pays du Soleil Levant ! Immense succès au box-office , vous formez un couple merveilleux avec William Holden, sans parler de la fin du film qui étreigne le cœur ! La même année, Bonjour Miss Dove (Good Morning Miss Dove) de Henry Koster vous permet d’incarner une institutrice sur une période de trente ans. Les critiques sont excellentes.

Après L’Homme au complet gris (The Man in the Gray Flannel Suit, 1956) de Nunnally Johnson, film dans lequel vous retrouvez Gregory Peck qui s’était juré de ne plus tourner avec vous depuis l’enfer de Duel au soleil, les films se suivent sans renouer avec le succès. Il y aura Miss Barrett (The Barretts of Wimpole Street, 1957) de Stanley Franklin et L’Adieu aux armes (A Farewell to Arms, 1957) de Charles Vidor, à la photographie superbe, œuvre ambitieuse dont David espérait un éclat digne d’Autant en emporte le vent, les moyens mis en œuvre étant considérables. Ce sera son chant du cygne. Les critiques sont sévères ; désappointée, vous prenez des cours à l’Actor’s Studio, recherchez des conseils, des professeurs pour vous guider. Vous attendrez quatre ans avant de reprendre les chemins des studios, pour Tendre est la nuit (Tender Is the Night, 1961) de Henry King. Cette troisième collaboration avec King s’avère une défaite, la critique boudant le film.

Le décès de David survient en juin 1965, ce qui vous laisse dans un total désarroi. Outre la douleur du veuvage, il vous faut faire face aux problèmes financiers car les comptes de votre époux sont dans le rouge. Vous trouvez une issue dans le théâtre, notamment en interprétant le rôle principal d'Une fille de province (The Country Girl)à Broadway, et participez à deux tournages en Angleterre : The Idol (1966) de Daniel Petrie et Angel, Angel, Down We Go (1969) de Robert Thom.

En 1967, un journal publie votre tentative de suicide, ce qui vous affecte au plus au point. Le chômage et la dépression vous avaient poussé à bout. Vous reprenez le dessus, collectez des fonds pour la lutte contre la toxicomanie et les maladies mentales. Toutes ces épreuves vous avaient donné un second souffle, des armes pour vous battre. En 1971, vous rencontrez Norton Simmons, autodidacte, collectionneur d’art, une âme de poète, que vous épousez à l’âge de 52 ans.

Après un retour sur les plateaux dans un film remarqué, La Tour inférnale (The Towering Inferno, 1974) de John Guillermin, dans laquelle vous côtoyez une myriade de stars, vous tournez définitivement le dos au cinéma. Après avoir acheté les droits d’adaptation du roman Tendres passions de Larry McMurty, le rôle vous échappe au profit de Shirley McLaine, en raison de votre âge. Le désastre s’abat de nouveau sur vous, puisque vous perdez votre fille, Mary Jennifer, d’un suicide, en 1976. Désormais, avec votre époux, vous soutenez des associations luttant contre les maladies héréditaires, la recherche en psychiatrie, participez à des groupes de soutien des malades du cancer.

Depuis le décès de Norton en 1993, vous vous occupez de gérer la "Norton Simmons Collection", qui est une collection privée exceptionnelle accessible au public.

Chère Mrs Jones, cette missive, si vous la lisez, est écrite pour vous dire combien vous nous manquez ; chacun de vos films est un enchantement, des écrins pour une altesse hollywoodienne dont la réserve n’a d’égale que le talent et la beauté ! Nous vous souhaitons une longue et heureuse vie, en attendant l’Oscar qui récompensera l’ensemble de votre carrière !

Par Kim - le 1 novembre 2005