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Livres

Les plus grands films
que vous ne verrez jamais
dirigé par Simon Braund

traduit par Jean-Louis Clauzier,
Laurence Coutrot et Emmanuel Dayan.
256 pages
Editions Dunod
Sortie: 23 octobre 2013

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Analyse et Critique

L’histoire du cinéma comprend tant de films qu’une vie entière ne suffirait pas pour en profiter pleinement. Dans ce flot ininterrompu d’œuvres mises à notre disposition, il en reste encore et toujours à découvrir : certaines que l’ont croyait perdues, invisibles depuis des années, d’autres dont on ne soupçonnait même pas l’existence. On trouve encore une autre catégorie d’oeuvres, tout aussi mystérieuses et légendaires : celles qui sont restées inachevées ou qui n’ont pas dépassé le stade de l’ébauche. Les plus grands films que vous ne verrez jamais adopte cet angle original, celui de nous faire découvrir plus d’une cinquantaine de projets qui ont failli voir le jour.

Le livre dirigé par David Braund revient logiquement sur certains titres qui ont déjà fait couler beaucoup d’encre, faisant rêver nombre de cinéphiles pendant des décennies : Something Got to Give réalisé par George Cukor dans lequel Marilyn Monroe - qui mourra avant la fin du tournage - se baigne nue dans une piscine (« la plus célèbre scène tournée pour un film inachevé ») ; l’adaptation de Dune par Alejandro Jodorowsky qui fit dépenser pas moins de deux millions de dollars dans la préparation d’« un film qui demeure ce qu’il devait être : un mirage... » (comme le rappelait le dessinateur Jean Giraud, l’un des nombreux artistes ayant été sollicités) ; ou le célèbre projet The Day The Clown Cried que réalisa Jerry Lewis à partir d’un scénario sur le fil du rasoir : l’histoire d’un clown dans un camp de concentration pendant la guerre. Jamais terminé à cause du désistement du producteur (Lewis avait dû financer une partie du tournage de sa poche), le film est aujourd’hui bloqué pour des questions de droit.

D’autres œuvres en devenir font saliver comme les blockbusters Superman revisité par Tim Burton avec Nicolas Cage ou Batman Year One que Darren Aronofsky espérait tourner avec Clint Eastwood (!) ; The Lady from Shangaï de Wong Kar-Wai avec Nicole Kidman, « une femme en danger dans les années 20 » ; Gates of Fire, un peplum de Michael Mann ; To the White Sea, une traque dans les grands espaces signée des frères Coen ou The Captain and The Shark inspiré du drame que racontait le capitaine Quint (Robert Shaw) dans une scène des Dents de la mer de Steven Spielberg : pendant la Seconde Guerre mondiale, des marins avaient été dévorés par des centaines de requins après le torpillage de leur navire par un sous-marin allemand.

En découvrant certains projets, on peut parfois dire que le temps et l’ambition ne font pas forcément bon ménage. Si Steven Spielberg peut se permettre d’attendre dix années pour tourner Lincoln, Orson Welles (probablement le recordman toutes catégories des tentatives avortées) a persévéré longtemps sur sa version de Don Quichotte. Etalant le tournage sur près de vingt ans, au gré des financements obtenus, modifiant le scénario et ses concepts selon les idées du moment, le réalisateur de Citizen Kane poursuivit un rêve qui n’eut bientôt plus de cohérence.

Certains films promettaient parfois des résultats étonnants, leurs abandons apparaissant d’autant plus regrettables qu’ils allaient réunir d’une manière unique des talents, pour le coup, vraiment singuliers. Ainsi, Who Killed Bambi devait être une comédie musicale déjantée, un pendant punk-rock au Quatre garçons dans le vent de Richard Lester, les fameux Sex Pistols prenant ici la relève des Beatles. Sachant que c’est le non moins fameux Russ Meyer qui devait réaliser le film, on peut dire que cet ovni annoncé restera une belle occasion manquée. Giraffes on Horseback Salads était un scénario spécialement écrit par Salvador Dali pour les Marx Brothers qu’il considérait comme les rois du burlesque, des maîtres du surréalisme. Cela aurait donné un film totalement surprenant avec des girafes enflammées portant des masques à gaz ou un Groucho en Shiva du monde des affaires tenant des téléphones dans ses multiples bras. Autre exemple d’association improbable, Robert Bresson avait été engagé par le producteur Dino De Laurentiis pour tourner une superproduction sur La Genèse au début des années 60. L’idée fut de courte durée car, en découvrant les premiers rushes (de la montée des animaux dans l’Arche de Noé, Bresson ne montrait que les empreintes dans le sable), le producteur l’aurait immédiatement renvoyé. De Laurentiis, qui voyait grand et pensait produire une quinzaine de films autour du livre saint, n’en terminera qu’un : La Bible de John Huston, en 1966.

Les auteurs ont choisi de traiter des projets de grands réalisateurs, prouvant une fois de plus qu’il est très difficile de conjuguer vision artistique et enjeux économiques avec une industrie qui demande toujours des comptes. Les compromis sont inévitables, menant parfois à l’échec comme ici, et ceux qui résistent ou les refusent peuvent en payer le prix : beaucoup ont essuyé de sérieux revers face à des projets qui, par leur démesure et leur coût, ont fait peur aux cadres des studios. On ne doute pas que Stanley Kubrick aurait produit un chef-d’œuvre de sa vision de Napoléon, ni que Sergio Leone aurait fait un grand film de la bataille de Leningrad dans 900 jours. Mais ces deux poids lourds du septième art, habitués aux très gros projets, ont pourtant dépensé beaucoup d’énergie dans de longues et vaines préparations. D'autres semblent encore plus détachés de toute réalité, comme Paul Verhoeven qui fit gonfler le budget de Crusade (avec Arnold Schwarzenegger) vers des sommes astronomiques avant que son producteur, plus raisonnable et sentant le projet devenir incontrôlable, stoppe net ses espoirs.

Certaines mauvaises idées, comme Hollywood sait en proposer régulièrement, sont heureusement vouées à l’échec. Ainsi, pour profiter du succès de Casablanca de Michael Curtiz, la Warner envisagea de tourner une suite. Mais le studio n’insista pas quand fut livrée la première ébauche du scénario de Brazzaville. En voulant sortir le film trop vite, l’histoire en était bâclée, elle modifiait même des éléments du film original. On faisait notamment du héros, Rick Blaine, un agent secret chargé de préparer le Débarquement allié en Afrique du Nord. Certains abandons sont aussi bénéfiques...

Si Hollywood reste la capitale de l’entertainement, c’est aussi un âpre champ de bataille où se livrent des guerres (de scénario)  sans merci : quand un sujet est en vogue, c’est la course au studio qui réussira à sortir son film le premier (souvenez-vous par exemple de Volcano et du Pic de Dante, sortis à quelques mois d'intervalle en 1997). A la même époque, bien avant la déferlante de zombies et leurs pandémies en tout genre, les histoires de virus faisaient déjà fureur. Le livre évoque comment Columbia (et son Alerte ! réalisé par Wolfgang Petersen) dama le pion à la Fox qui avait pourtant un sujet tout aussi prometteur dans ses tiroirs : Hot Zone que préparait Ridley Scott (lequel décrivait le film comme « un Alien sur Terre ») que l’on ne verra malheureusement jamais.

Si le livre provoque d’énormes frustrations, l’idée d’être passé aussi près de certains grands films étant juste insupportable pour tout bon cinéphile qui se respecte, on constate en même temps que tous ces projets ne sont pas totalement passés à la trappe. Certains réalisateurs n’ont pas hésité à recycler des idées, à réutiliser des détails, des thèmes, des scènes, dans leurs œuvres ultérieures. Ainsi, au milieu des années 60, Alfred Hitchcock songeait à Kaleidoscope, un prequel de L’Ombre d’un doute, qui lui aurait permis de retrouver le personnage de l'Oncle Charlie, le tueur de veuves... Si le film ne s’est finalement pas concrétisé, Hitchcock en gardera certaines idées en tête et l’on retrouvera des éléments de cette histoire dans Frenzy (qui suit lui aussi les agissements d’un serial killer). Stanley Kubrick, quant à lui, a longtemps poursuivi l’idée de réaliser Blue Movie pour la MGM, un scénario aux tendances érotiques. La pré-production dura des années au point de s’enliser et de provoquer le départ du réalisateur pour la Warner qui l’accueillera les bras ouverts. Une partie des recherches effectuées (sur les optiques de caméra, notamment) seront réutilisées sur Barry Lyndon, quand certains des thèmes et des idées de scènes seront reprises dans Eyes Wide Shut. De la même façon, E.T. n’aurait sans doute jamais vu le jour si le projet Night Skies avait été mené à son terme par Steven Spielberg. Cette confrontation entre extra-terrestres et terriens prit beaucoup de retard, coûta quelques milliers de dollars (pour la fabrication d’un prototype d’alien robotisé confiée à un certain Rick Baker) et servit finalement de point de départ à E.T. (dont le livre compare des éléments de scénario).

Quand un projet tombe à l’eau, tout n’est donc pas forcément perdu : le spectateur doit parfois être patient. Certaines histoires peuvent en effet refaire surface des années plus tard, elles sont alors reprises par d’autres mains. On sait par exemple que Jean-Pierre Jeunet a vainement tenté d’adapter L’Odyssée de Pi au milieu des années 2000 et que le film est finalement sorti en 2012 sous la direction d’Ang Lee. Le français Louis Malle devait tourner Moon over Miami au début des années 80, l’histoire d’une machination du FBI pour confondre des politiciens corrompus. Il pensait reformer pour l’occasion le duo des Blues Brothers, Dan Aykroyd et James Belushi. Mais le décès de ce dernier mit fin à l’aventure. C’est David O. Russel qui reprit le sujet trente ans plus tard avec son American Bluff sorti il y a quelques semaines. On sait aujourd’hui que le premier long métrage d’animation aurait pu être, non pas Blanche Neige et les sept nains de Disney (en 1937) mais A Princess of Mars. Bob Clampett, futur créateur de Porky Pig et auteur dans la série Looney Tunes, porta ce projet pendant cinq ans. Mais, jugée trop sophistiquée, trop terrifiante pour les enfants et trop enfantine pour les adultes, cette adaptation d'Edgar Rice Burroughs fut rejetée par la MGM. Ce n’est qu’en 2012 que l’on eut droit à la première adaptation du livre au cinéma avec John Carter d'Andrew Stanton.

Sorti l’an passé en Angleterre, Les plus grands films que vous ne verrez jamais se consacre à quelques exceptions près au cinéma hollywoodien. C’est un reproche que l’on pourrait formuler à demi-mot puisque l’ensemble ne se veut pas exhaustif et que toutes ces histoires autour des films et du cinéma sont simplement passionnantes, révélant en partie la face cachée d’une industrie. Bien que ce soit moins dans nos habitudes de communiquer sur ce genre de sujets de ce côté-ci de l’Atlantique, on se plait pourtant à rêver d’un livre similaire évoquant les projets avortés en France et en Europe : on y parlerait de la version de L’Ecole des femmes de Molière qu’avaient commencé à écrire Max Ophüls et Louis Jouvet ; de Confusion de Jacques Tati, la peinture d’une société futuriste obsédée par les médias au point de ne plus faire de distinction entre fiction et réalité ; de L’île noire, une aventure de Tintin en Ecosse adaptée par Alain Resnais ; de A la recherche du temps perdu longtemps souhaité par Luchino Visconti ; de Dimension, le projet fou de Lars Von Trier, « une sorte de monument pour le futur » tourné sur une période de trente ans, qui devait sortir en 2024 (!) ; de L’Amour de vivre, d’après Mouche de Maupassant, qui aurait dû être le dernier film de Marcel Carné (le tournage fut stoppé au bout de quelques jours à peine) ; des nombreux déboires de l’inépuisable Christophe Gans pour transposer au cinéma les bandes dessinées Bob Morane ou Rahan, ou tourner une nouvelle version de Fantômas avec Vincent Cassel ; ou du Double, d’après Dostoïevski, que devait réaliser Roman Polanski avec Isabelle Adjani et John Travolta. La liste est inépuisable...

Les plus grands films que vous ne verrez jamais permet souvent d’avoir une idée précise des scénarios envisagés (quand celui-ci a pu être retrouvé voire publié). Ils sont ensuite analysés, notamment en fonction des parcours filmographiques des réalisateurs concernés. Petit clin d’œil à la fois ironique et informatif, chaque film est accompagné d’une note (sur 10) censée nous indiquer les chances de les voir un jour débarquer sur grand écran. Malheureusement pour la quasi-majorité des cas, l’espoir est fortement réduit. L’auteur rappellera également comment les carrières des personnalités impliquées ont ensuite rebondi, sur quels projets, etc. Le livre, très agréable à feuilleter, bénéficie d’une mise en page belle et aérée. On trouvera parfois quelques dessins préparatoires, des photos de scènes tournées, etc. Les auteurs ont eu la bonne idée d’associer à chaque projet des affiches spécialement réalisées pour l’occasion. Mises en valeur en étant présentées "pleine page", ces illustrations rendent ces rêves un peu plus réels. Si l’on pourra se reporter sur d’autres publications (livres, sites internet) pour en savoir plus sur certains de ces films inachevés, ce livre contient en tout cas plein de surprises.

Par Stéphane Beauchet - le 19 février 2014