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Livres
 

L'enfer,
une interrogation
filmique
de Corinne Vuillaume

483 pages
édité par Cerf-Corlet dans sa collection 7ART
Février 2013

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Analyse et Critique

Certains comptes-rendus s’avèrent plus difficiles à écrire qu’escompté. Non que l’objet critiqué soit particulièrement inintéressant ou vain, mais il offre peu de prises et se révèle complexe à résumer et à juger. Tel est le cas de Les enfers, une interrogation filmique de Corinne Vuillaume, vaste étude sur l’évolution de l’illustration des enfers au cinéma.

Si l’auteur de l’ouvrage, universitaire sérieuse, se refuse à tout jeu de mots facile tout au long de son texte, tel ne sera pas notre cas ici. La légèreté de la forme servira à masquer grossièrement l’éventuelle vacuité du propos, l’absence de fond révélant les enfers s’ouvrant sous nos pieds.

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Comment résumer en quelques paragraphes plus de 100 ans d’histoire, détaillée sur près de 400 pages fort denses par Corinne Vuillaume ? Dans leur clémence, le ciel et le lecteur nous pardonneront d’aller à un train d’enfer et d’esquisser seulement les grandes lignes. Nous nous attarderons particulièrement sur le diable, sujet brûlant de ce livre, même si ça tend à exagérer l’importance du diable.

Le premier réalisateur à s’intéresser en profondeur aux enfers est George Méliès. Il reprend une tradition bien implantée dans la deuxième moitié du 19ème siècle, celle de la féerie, présente au théâtre et à l’opéra. A cette époque, le fantastique a perdu de son aura dramatique et romantique. Toutes les mythologies sont ridiculisées, et le diable n’en est pas un mauvais, plus souvent victime humiliée qu’affreux persécuteur. Il hurle, gesticule et explose dans des nuages de fumée, renvoyé au diable vauvert.

Ce personnage vaudevillesque est remplacé au début des années 10 par une version plus littéraire, fortement influencée par L’Enfer de Dante. Le phénomène est particulièrement marqué dans le cinéma italien avec L’inferno (1911) ou Maciste aux enfers (1925). L’héritage de Méliès persiste toutefois dans le mode de représentation des corps, démembrés et explosifs. L’imagerie chrétienne ne s’en laisse pas conter et exorcise ses vieux démons dans des courts métrages français et américains d’édification, par exemple The Devil de D.W. Griffith. L’histoire de Lucifer est également invoquée dans plusieurs longs métrages de la fin de la décennie et du début des années 20, dont Pages arrachées au livre de Satan (1920) de Carl Theodor Dreyer. Enfin, l’avant-garde et les expressionnistes pactisent avec le diable : au Danemark, Benjamin Christensen réalise Haxan en 1924, une histoire de la sorcellerie à travers les âges, et en Allemagne Murnau réalise Faust en 1926, adaptation du roman de Goethe.

Vers la fin des années 20, l’invocation du diable sombre dans les tréfonds de l’enfer. Le malin ne subsiste que de façon détournée : le mythe de Faust nourrit indirectement le cinéma en inspirant le personnage de savant fou dans Frankenstein (1931) de James Whale ou Island of Lost Souls (1932) d’Erle C. Kenton.

Il faut attendre les années 40 pour voir le diable revenir des enfers en France et aux Etats-Unis. Ayant perdu son aspect menaçant (excepté dans Fantasia (1940) de Disney), il est à présent représenté sous les traits d’un fonctionnaire (La main du diable (1943) de Tourneur), d’un administrateur (Le Ciel peut attendre (1943) de Lubitsch) ou d’un verveux et fantasque étranger (Les visiteurs du soir (1942) de Carné ou Tous les biens de la terre (1941) de Dieterle). C’est un bon diable, capitaliste poli et organisé, patient et marchandeur. On lui donnerait le bon Dieu sans confession.

En conséquence, le pacte avec le diable marche du feu de Dieu dans les années 40 et 50, avec La beauté du diable (1950) de René Clair, énième relecture de Faust, Damn Yankees (1958) de Stanley Donen ou, plus indirectement, Rendez-vous avec la peur (1958) de Tourneur.

Les années 60 et 70 voient les thèmes infernaux renaître de leurs cendres, à la fois dans le cinéma d’auteur, le cinéma de genre et le cinéma hollywoodien.

Du côté du cinéma d’auteur, Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1960) de Cocteau revisitent les paysages infernaux dans un dépouillement poétique, pendant que Bergman met en avant un enfer vide et un diable pathétique, souffrant de la virginité d’une jeune fille pure, dans L’œil du diable (1960). Buñuel se fait l’avocat du diable et s’interroge sur le dogme et la religion dans Nazarin (1958), Simon du désert (1965) et La voie lactée (1969). De son côté, Pasolini, dans sa trilogie de la vie, introduit la chair, le sexe et la crudité dans un enfer cinématographique jusqu’ici plutôt lisse comparé à ses équivalents littéraires et picturaux.

Parallèlement, dans les années 50 à 80, le cinéma populaire italien s’agite comme un beau diable et revient aux thématiques infernales par l’entremise du péplum (Maciste en enfer (1962) de Freda), de la comédie (Totò all' inferno (1954)), du cinéma horrifique (Le masque du démon (1960) de Bava, L’au-delà (1981) de Fulci ou Inferno (1980) d’Argento), voire du western spaghetti dans certains films à l’ambiance quasi fantastique et infernale comme Les 4 de l’apocalypse (1975) ou Tire encore si tu peux (1967).

Après Rendez-vous avec la peur, les cinémas anglais et américains utilisent abondamment les sectes sataniques : Les vierges de Satan (1968) de Terence Fisher, Le masque de la mort rouge (1964) de Corman et surtout Rosemary’s Baby (1968) de Polanski. Une série de succès damnés à la fin des années 60 et durant les années 70 s’enfourchent sur les thèmes du métrage de Polanski. Combinés à des faits divers – le massacre perpétré par Charles Manson en 1969 –, ces métrages alimentent la peur des cultes et inspirent le cinéma fantastique (Wicker Man (1973)).

Le film phare des années 70 sur le diable reste toutefois L’exorciste. Il y retrouve ses oripeaux religieux combinés au thème de la possession, à l’instar des Diables (1971) de Russell.

Au début des années 80, les expérimentations des années 60 et 70 ne l’emportent pas au Paradis. Dans la lignée de L’exorciste et de La malédiction (1976), une vision conformiste de l’enfer religieux domine dans le cinéma hollywoodien. Les scénaristes prennent les enfants du bon diable pour des pigeons peu farouches et réitèrent les mêmes incantations de films en films. A l’approche du nouveau millénaire, cette tendance se renforce et l’antéchrist a une cote d’enfer (La fin des temps (1999), Stigmata (1999), The Calling (2000)).

Quelques francs-tireurs osent toutefois tenter le diable et renouvellent un peu la thématique : dans Prince des ténèbres (1987) de Carpenter, le malin devient une réalité matérielle verte, et dans Angel Heart (1987) d’Alan Parker, un Satan très Belle-Epoque s’intègre dans un film néo noir. En parallèle, les enfers continuent à intéresser le cinéma d’auteur : ses références sont légions chez Scorsese et Polanski, et ils sont invoqués dans Barton Fink (1991) des frères Coen et dans Harry dans tous ses états (1997) de Woody Allen. Par son humour ultra-référentiel, ce dernier annonce les enfers du début des années 2000 : las des antéchrists de pacotille, ils présentent un diable décalé dans une surenchère infernale d’effets numériques (Endiablé (2000), South Park (1998) ou Tenacious D (2005)).

Enfin, dans la deuxième moitié des années 2000, paresseux en diable, les scénaristes s’engouffrent dans les enfers mythologiques (Percy Jackson le voleur de foudre (2010) ou Le choc des titans (2010)) ou dans les adaptations de comics (Constantine (2005) ou Hellboy (2004 et 2008)).

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Les enfers, une interrogation filmique se divise en trois grandes parties chronologiques, découpées en chapitres, chronologiques également. A l’inverse de nombre d’études universitaires, le style est abordable et la lecture de l’ouvrage est loin du supplice. Sans prétendre à l’exhaustivité, le livre cite nombre de films, parfois rapidement, parfois en apportant une lecture intertextuelle intéressante, mettant en avant les hordes de références littéraires et picturales. Outre les classiques infernaux, il fait découvrir des œuvres tombées dans les abîmes de l’histoire cinématographique.

L’enfer est pavé de bonnes intentions et de très gros cailloux, et l’éditeur a jugé bon d’ajouter quelques images afin d’agrémenter le texte. Leur rendu est cependant si déplorable qu’elles n’apportent qu’une frustration diabolique. A une époque où beaucoup tirent le diable par la queue, un livre vendu presque 40 euros se doit de soigner un minimum sa qualité d’impression.

Autre reproche plus important, le texte manque clairement d’une problématique et de liant entre les parties : c’est une conséquente illustration historique, fort lisible, mais qui ne fait qu’évoquer quelques grands thèmes. L’auteur passe rapidement d’un film à l’autre, d’une époque à une autre, sans vraiment réfléchir à une logique d’ensemble ou aux raisons des évolutions. Le diable ressurgit-il avec force dans le cinéma français de Vichy uniquement parce que les thèmes infernaux excluent les polémiques politiques ? Pourquoi l’aspect religieux revient-il au centre de la représentation des enfers dans le cinéma américain de la fin des années 60 et des années 70 ? Plutôt que de décrire une myriade de films, il aurait sans doute été plus intéressant de se concentrer sur l’évolution des thèmes, de comprendre les raisons des représentations. Corinne Vuillaume étant historienne de l’art de formation, elle aurait également pu explorer plus en profondeur les analyses picturales, seulement effleurées ici, et l’évolution de l’esthétique infernale.

Compte tenu de ces éléments, nous concevons cet ouvrage comme une étape utile, une base de travail à dépasser, dont Corinne Vuillaume, ou un autre chercheur, pourra se servir pour approfondir ces enfers cinématographiques et ne pas les laisser tomber dans les limbes.

Par Jérémie de Albuquerque - le 27 juin 2013