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Livres

Le monde enchante
de Jacques Demy
dirigé par Mathieu Orlean

256 pages
édité par Sika-Flammarion
en collaboration avec la Cinémathèque et Ciné-Tamaris
Mars 2013

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Analyse et Critique

A l’occasion de l’Exposition Jacques Demy organisée par la Cinémathèque française du 10 avril au 4 août 2013, Skira-Flammarion et la Cinémathèque Française ont édité, en partenariat avec Ciné-Tamaris (société de production et de distribution fondée par Agnès Varda et se chargeant notamment des films de Jacques Demy), Le monde enchanté de Jacques Demy, imposant ouvrage collectif consacré au réalisateur. L’œuvre de Jacques Demy comporte treize longs métrages, quelques courts métrages et documentaires, pour une carrière s’étalant sur 35 ans environ. Depuis sa mort en 1990, sa famille a contribué à entretenir sa mémoire par diverses actions :

La réalisation de trois documentaires par sa veuve, Agnès Varda : Jacquot de Nantes en 1991, sur l’enfance de Demy dans la région de Nantes ; Les Demoiselles ont eu 25 ans en 1993, sur la célébration des 25 ans des Demoiselles de Rochefort dans la ville de Rochefort ; et L'Univers de Jacques Demy en 1995, sur l’œuvre du réalisateur.

Divers ouvrages, comme Le Cinéma enchanté de Jacques Demy de Camille Taboulay en 1996, Jacques Demy d’Olivier Père et Marie Colmant en 2010 ou le livre critiqué aujourd'hui.

Les sorties de ses films en DVD puis en Blu-ray, dans des éditions de qualité (malgré certaines réserves sur le récent Blu-ray de Lola), agrémentées de nombreux bonus. La référence reste le coffret Jacques Demy intégrale en 12 DVD : il contient tous ses films, présentés et rapidement commentés, deux des trois documentaires réalisées par Agnès Varda et un livret très intéressant d’interviews.

La ressortie au cinéma de films restaurés, comme Lola en juillet 2012.

L’actuelle exposition à la Cinémathèque.

Tous les travaux de Demy sont ainsi aisément disponibles, à l’inverse d’autres artistes disparus dont les familles ne sont pas aussi enclines à diffuser les œuvres. Le monde enchanté de Jacques Demy ajoute une pierre à un édifice déjà conséquent, à l’image de cet ouvrage : 29,5 x 24,7 cm, 256 pages sur papier glacé et un petit bout de pellicule 35mm des Parapluies de Cherbourg en page d’ouverture. Il est composé de six parties, chacune centrée sur un moment de la vie et de l’œuvre du réalisateur. Chaque partie s’ouvre sur une courte présentation de Matthieu Orléan, collaborateur artistique à la Cinémathèque française et chargé des expositions temporaires depuis 2003. S’ensuivent de nombreuses illustrations (photos de tournage, affiches, photos personnelles, peintures, extraits de scripts...), ponctuées de quelques écrits ou interviews de proches, de collaborateurs ou de chercheurs et critiques de cinéma. Les textes sont courts (de une à six pages) et portent généralement sur un film ou un aspect précis du cinéma de Jacques Demy. Les proches et collaborateurs fournissent informations, souvenirs et anecdotes, les chercheurs et critiques se concentrant plutôt sur l’analyse.

1)      Nantes et les champs magnétiques : 1931-1963

Après des présentations de Serge Toubiana et Costa-Gavras, Le monde enchanté de Jacques Demy s’ouvre sur la jeunesse de Jacques Demy dans la région de Nantes. Ce dernier s’intéresse très tôt au cinéma : à l’adolescence, il récupère une caméra Pathé-Baby et tourne quelques films d’animation. Grâce à Christian-Jaque, il intègre une école de cinéma parisienne à la fin des années 40 et, après un premier court métrage de fin d’études très influencé par Cocteau, Les horizons morts, il travaille avec Paul Grimault puis Georges Rouquier. Il réalise en 1955 son premier documentaire, Le sabotier du Val de Loire, fortement influencé par le style de Rouquier. Le sabotier avait hébergé le jeune Demy durant la guerre et une certaine nostalgie, une tendresse palpable, se dégagent de ce court métrage remarqué à son époque par la critique.

En 1957, grâce à Jean Marais, il rencontre Jean Cocteau qui lui donne les droits d’une pièce en un acte, Le Bel indifférent. Ne pouvant obtenir les acteurs d’origine de la pièce (Edith Piaf et Paul Meurisse), Jacques Demy engage des inconnus. Comme expliqué dans l’intéressant article de Guillaume Boulangé, malgré un travail de refonte en collaboration avec Cocteau, le résultat final ne satisfait personne. Le court métrage permet toutefois à Demy de progresser, de gagner en reconnaissance dans le milieu du cinéma et de rencontrer Agnès Varda lors du Festival de Tours en 1958. Proche de la Nouvelle Vague (il joue dans Les 400 coups de François Truffaut et dans Paris nous appartient de Jacques Rivette), il trouve, grâce à Jean-Luc Godard, un producteur pour son projet de scénario et réalise Lola en 1960, première collaboration avec Michel Legrand. Le budget restreint le contraint à tourner en noir et blanc et à post-synchroniser le film.

Outre l’article de Guillaume Boulangé mentionné précédemment, consacré aux liens entre Demy et Cocteau, cette première partie comporte un entretien avec Bernard Toublanc-Michel, ami de Demy et assistant réalisateur sur Lola.

2)      La mélodie du bonheur : 1963-1967

Après Lola, Jacques Demy rencontre la productrice Mag Bodard, qui accepte avec enthousiasme son idée folle de comédie musicale à la française, Les Parapluies de Cherbourg. Le projet met du temps à se monter et Demy en profite pour réaliser La Baie des anges. Entre Lola en 1960 et L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune en 1973, il est dans sa période la plus féconde cinématographiquement parlant : il réalise huit longs métrages, dont ses titres les plus connus et populaires. Cette seconde partie se focalise sur deux titres phares : Les Parapluies de Cherbourg, qui gagne la Palme d’Or à Cannes en 1964, et Les Demoiselles de Rochefort. Elle comporte un article un peu trop technique sur la peinture dans Les Demoiselles de Rochefort et des entretiens avec Michel Legrand, Marc Michel (acteur de Lola et des Parapluies de Cherbourg) et Jacques Perrin (acteur des Demoiselles de Rochefort et de Peau d’Âne, son intervention n’étant malheureusement pas des plus passionnantes).

3)      Los Angeles Trip : 1967-1969

La nomination des Parapluies de Cherbourg aux Oscars en 1965 et en 1966 fait connaître Jacques Demy aux Etats-Unis. Il est contacté en 1967 par la Columbia pour réaliser un film américain. Alors que les producteurs s’attendent à une comédie musicale à la Vincente Minnelli, il tourne une suite à Lola : Model Shop. Il ne réussit malheureusement pas à obtenir l’acteur qu’il souhaitait, un jeune inconnu du nom de Harrison Ford, et on lui impose Gary Lockwood, auréolé du succès de 2001, l’odyssée de l’espace. Le film est un échec commercial et Jacques Demy décide de revenir en France pour réaliser Peau d’Âne. Les souvenirs d’Agnès Varda sur leur aventure américaine côtoient ici une étonnante interview de Harrison Ford qui explique l’importance de sa rencontre avec Jacques Demy. Jean-Baptiste Thoret resitue enfin Model Shop dans le cinéma américain de l’époque, dans un texte dense et discutable, avec des clés de lecture assez originales.

4)      Un ruban de rêves : 1970-1978

Les années 70 démarrent de la meilleure manière possible pour Jacques Demy avec Peau d’Âne, nouvelle comédie musicale avec Catherine Deneuve produite par Mag Bodard. Ce conte connaît un grand succès public et le réalisateur enchaîne sur un autre conte, plus sombre, plus âpre, The Pied Pipper (Le Joueur de flûte), une production anglaise avec le chanteur pop Donovan. Malgré de bonnes critiques, le long métrage est peu et mal distribué en France. Après un film mineur sur un homme enceint, L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune, le réalisateur s’enlise dans plusieurs projets. En 1973, il écrit une première version d’Une chambre en ville mais le projet n’aboutit pas : Michel Legrand n’est pas intéressé et Catherine Deneuve, actrice pressentie avec Gérard Depardieu, souhaite interpréter elle-même les chansons. Refus de Demy, qui ne travaillera plus par la suite avec Catherine Deneuve. Il passe environ deux ans à chercher un autre couple et finit par abandonner. Il se lance ensuite dans une coproduction franco-russe, Anouchka, mais le co-producteur français ne trouve pas de distributeur en France et le projet échoue. Demy écrit une nouvelle comédie musicale pour Yves Montand et Isabelle Adjani, mais la mode du musical est passée et il ne trouve pas de soutien. Découragé, il est contacté par des producteurs japonais pour réaliser l’adaptation d’un shôjo (manga pour filles), Lady Oscar. Amusé par cette curiosité (production japonaise, scénariste américaine, acteurs anglais, réalisateur français et tournage à Versailles), il accepte. Grand succès au Japon, le film ne sort pas en France. L’ouvrage se concentre ici sur Peau d’Âne avec une interview d’Agostino Pace, dessinateur des costumes du film, de Catherine Deneuve et un curieux texte poétique de la romancière Olivia Rosenthal sur sa perception du métrage. The Pied Pipper a également droit de cité, avec un rapide entretien du chanteur Donovan.

5)      Coups de cœur : 1977-1990

Après une commande pour la télévision (La Naissance du jour en 1980), les trois derniers films de Jacques Demy sont des comédies musicales, ou plutôt des tragédies musicales. En 1982, Une chambre en ville se fait finalement avec Dominique Sanda et Richard Berry, sur une musique de Michel Colombier. Le film est soutenu par la critique mais ne trouve pas son public. Parking sort en 1985 : c’est un échec critique et public. Au départ, Jacques Demy souhaitait avoir David Bowie, puis Johnny Hallyday. Dans tous les cas, il voulait un vrai chanteur et une bête de scène. Alors qu’il s’apprête à abandonner le projet, il accepte finalement de tourner avec Francis Huster, pour faire plaisir à un producteur. Au grand désarroi de Jacques Demy, Francis Huster décide d’interpréter lui-même les chansons et le film tourne à la catastrophe. Demy est fatigué et songe à arrêter le cinéma, du moins pour un temps, quand Claude Berri lui propose Trois places pour le 26. Avec Yves Montand dans le rôle principal, Demy rend hommage au théâtre en abordant des thèmes qui lui sont chers comme les relations mère-fille, l’inceste et les coulisses des arts de la scène. Cette dernière partie consacrée à Demy cinéaste comprend un entretien avec Dominique Sanda, actrice de La Naissance du jour et d’Une chambre en ville, la suite de l’entretien avec Michel Legrand et deux textes plus analytiques : une étude des accessoires de la féminité et une réflexion deleuzienne sur l’œuvre de Demy.

6)      Le Demy monde

Le monde enchanté de Jacques Demy se conclut par quelques pages sur les dernières années de la vie personnelle de Jacques Demy, le peintre, le photographe et le père, avec plusieurs de ses photos et peintures, et des interventions d’Agnès Varda, Rosalie Varda-Demy et Mathieu Demy.

Une biographie rapide de quatre pages clôt le livre.

Au final, Le monde enchanté de Jacques Demy n’est pas destiné au néophyte : les présentations de films et les interviews de proches sont trop rapides et ne font qu’effleurer les sujets abordés, les analyses de spécialistes sont trop ciblées. A l’inverse du petit livret contenu dans le coffret Jacques Demy intégrale, aucune interview du réalisateur n’est proposée, seulement quelques citations éparses. Comme toujours avec les ouvrages de la Cinémathèque liés à des expositions, le livre vaut surtout par sa riche iconographie, parfaitement mise en valeur par la qualité des reproductions et le format du recueil. Les photos, images et autres reproductions constituent d’ailleurs plus de 70% du contenu, et certains films peu connus de Demy sont à peine mentionnés. Le lecteur ne doit donc pas se tromper : nous sommes ici en présence d’un catalogue d’exposition amélioré et non d’un ouvrage de référence sur le réalisateur. Cela reste un très bel objet mais, pour une meilleure approche de l’homme et de l’œuvre, il vaudra mieux se tourner vers le livre de Camille Taboulay évoqué précédemment ou vers les documentaires d’Agnès Varda consacrés à Jacques Demy.

Par Jérémie de Albuquerque - le 20 mai 2013