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25 films entre 1962 et 1973, une série télévisée de cent épisodes (1976 -1979), un ultime film en 1989, un remake de Takeshi Kitano en 2003… La légende de Zatoichi le masseur aveugle, est l’un des plus grands succès populaires japonais, une œuvre emblématique du chambara portée de bout en bout par son interprète principal, Shintaro Katsu. Ce dossier est l’occasion de tracer un panorama de la série que l’on peut découvrir en France par le biais des éditions Wild Side qui ont sélectionné 14 titres, ou en zone 1 chez Home Vision Entertainement pour l’essentiel de la saga.

Le père de Shintaro Katsu, Katsutoji Kineya, était un maître réputé de nagauta et Katsu est dès son plus jeune âge initié à cet art. Il devient un joueur de shamisen (1) très réputé avant de tenter sa carrière au cinéma. Il entre à la Daiei en 1954 et débute sa carrière dans l’ombre, éternel second couteau. Katsu, qui s’attendait à devenir rapidement une star, ronge son frein, s’impatiente. C’est un homme bagarreur, un flambeur, un joueur, une forte tête. Il ressemble à bien des égards à ce que sera Ichi dans la saga. Ce côté peu recommandable, qui le fait traîner tard dans les lieux de débauches, nuit à son image et l’emprisonne dans les seconds rôles. Très tôt, une sorte de concurrence naît entre Katsu et Raizo Ichikawa, entré en même temps que lui à la Daiei. Ichikawa est un acteur de kabuki et, une fois de plus, le joueur de shamisen se trouve dans l’ombre de la star. Raizo Ichikawa est un enfant de riche, il enchaîne les films et ses cachets se font rapidement mirobolants. Katsu lui est d’origine modeste et sa carrière patine. Ce concurrent, Katsu n’aura de cesse de vouloir le supplanter. C’est le nabab de la Daiei, Masaichi Nagata, qui va faire de ce perdant, de cet homme de l’ombre, l’étendard d’un nouveau type de héros. Il flaire en Katsu le charisme et le physique qui vont donner corps à une formule de antihéros que le public réclame.

En 1960, dans Le Masseur Shiranui (Shiranui Kengyo, Kazuo Mori, futur réalisateur de deux épisodes de Zatoichi) Shintaro Katsu joue un masseur, devenu un Zato (2). Le personnage qu’il incarne est foncièrement antipathique et il n’hésite pas à tuer pour gravir les échelons sociaux. Le film rencontre un grand succès, dû en majeure partie à ce type de personnage loin des héros classiques, plus sombre, plus réaliste. L’année suivante, il incarne Asakichi dans Akumyo de Tokuzo Tanaka (réalisateur de trois Zatoichi), yakusa bagarreur au grand cœur. Un rôle qu’il reprendra dans quinze épisodes, entre 1960 et 1969, suite à l’engouement du public pour ce nouvel antihéros (3). Katsu est enfin en haut de l’affiche, et sa carrière va littéralement exploser une année plus tard avec le personnage de Zatoichi.

Celui-ci va naître en quelque sorte d’un mélange de ces deux personnages. Dans La Légende de Zatoichi, court texte publié en 1961, Kan Shimozawa, écrivain et journaliste, raconte l’histoire d’un masseur aveugle, ancien yakuza, vagabond et justicier. Katsu retrouve là les deux ingrédients qui avaient assuré ses deux premiers succès publics. Fort de son poids commercial, il réussit à convaincre Misumi de mettre en scène un film adapté de ce récit dont Shimozawa assure lui-même l’adaptation.

La saga Zatoichi s’inscrit dans le Jidai-geki, ces films historiques se déroulant avant la fin de l’ère Edo, dont le Chambara ("bataille de sabre") n’est qu’une catégorie. Les aventures du masseur aveugle se situent plus précisément durant l’ère Tenpo (1830-1844) qui correspond aux dernières heures de la société d’Edo (1603-1868). Si le cadre historique est d’une importance primordiale dans une série comme Baby Cart, où les intrigues de clans visant à s’accaparer le pouvoir mènent l’intrigue, ici l’évocation se fait en filigrane, même si la reconstitution historique est constamment soignée. Le trait le plus caractéristique de cette ère, qui marque le vacillement du Shogunat des Tokugawa (la famille en charge du Shogun), est une famine endémique qui décime les populations paysannes. Ichi à chaque épisode se jette avec avidité sur la nourriture, scènes souvent comiques où il se goinfre mais qui sont révélatrices de l’un des maux de cette époque. L’ère Tenpo gronde de la colère des paysans, qui se contient de plus en plus difficilement et qui explose en multiples révoltes. Ce sont également des institutions de plus en plus corrompues et un pouvoir central vacillant. Bientôt ce sera le contact forcé avec « l’étranger ». Les navires américains seront aux portes du pays, tandis que la culture hollandaise prendra de plus en plus d’importance dans la vie scientifique du pays.

Allant de ville en ville, Ichi est le témoin de tragédies frappant des paysans ou des villageois subissant la pauvreté et la faim, soumis au diktat des gangs. Il rencontre nombre de ronins au passé tragique, symboles de la chute de l’empire. Mais Ichi ne remet pas en cause, ni lutte contre le système, comme le personnage de Baby Cart ivre de vengeance. Le Shogunat, les fiefs, ne sont pas évoqués, seul le peuple demeure le sujet des films et des préoccupations d’Ichi. Si le héros de Baby Cart est un kaishakunin, un représentant de l’autorité shogunale, déchu, Ichi est lui un ancien yakusa et de ce fait, reste là où un yakusa doit rester : dans la rue. La chute d’une société qui se voyait immortelle est ainsi indirectement évoquée dans Zatoichi par la dégénérescence de cet autre pouvoir, celui de l’ombre. Si Ichi ne prend pas part aux intrigues de palais et de clans, si les échos de la politique ne sont que lointains, il est en revanche au centre des luttes intestines qui déchirent les yakuzas, témoin furieux d’une caste qui bafoue son honneur et sa dignité.

La série s’inscrit ainsi dans le courant des matatabi no mono, ces histoires de yakusas vagabonds qui errent dans les campagnes, débarquent dans un village et défendent l'opprimé. C’est un genre très prisé du kabuki et du cinéma, dont l’intrigue est quasiment figée : un Yakuza errant, exclu de son clan, trouve l’hospitalité chez des yakuzas dont il fréquente les maisons de jeu. Il tombe amoureux d’une prostituée à la merci des yakuzas. Il la sauve mais au final refuse de se lier à elle car son passé est trop lourd pour fonder un foyer. Ce schéma va être la matrice de quasiment tous les épisodes de la saga, avec juste quelques variations. Mais c’est également un ninkyo-eiga, film de yakusa moderne où un membre d’une famille combat son propre clan pour le punir de son déshonneur, genre dont les figures emblématiques sont Koji Tsuruta (Guerre des gangs à Okinawa), Ken Takakura (connu en occident pour ses rôles dans Yakuza de Sidney Pollack et Black Rain de Ridley Scott) et dont le réalisateur phare reste Kinji Fukasaku.

Zatoichi est un homme au passé trouble que les épisodes de la saga vont petit à petit révéler. Son nom même est caractéristique de son statut au sein de la société Edo. Zatoichi est la contraction de Zato no Ichi. Dans l’usage, Ichi est devenu le surnom de tous les aveugles. Zato est le rang le plus bas dans la classe des aveugles. Zatoichi est donc doublement marqué par son handicap, mais c’est également une revendication, un étendard jeté à la face du monde. Ichi joue ainsi beaucoup de son handicap, et l’on retrouve de film en film la même scène répétée à l’envi : 1) on se moque de lui, 2) il réussit quelque chose d’incroyable 3) tout le monde l’applaudit ou reste stupéfait. C’est à un véritable spectacle auquel s’adonne Ichi, un numéro de cirque, et ces séquences se passent régulièrement dans des fêtes ou des salles de jeu. C’est également une figure de poker, et l’une des caractéristiques du personnage est la passion du jeu.

Ce retournement de situation est également l’un des principes de sa technique de combat. Ichi est alors replié sur lui même, puis déploie soudainement son sabre caché en un vaste mouvement qui foudroie ses ennemis sous l’effet conjugué de la surprise et de sa rapidité. Ichi, de l’école Muraku, maîtrise l’art du laï, dégainer et trancher en un mouvement. Cette figure, qu’il applique aussi bien aux hommes qu’aux objets, est assez inédite à l’époque et initiée dans la série par Kenji Misumi, toujours à la recherche de nouveautés ; elle est l’une des marques de la volonté de produire quelque chose d’inédit dans le chambara de l’époque.

Notes :

(1) Le nagauta est un chant qui accompagne les représentations de kabuki. Le Shamisen (une sorte de luth à trois cordes) accompagne les récitants, et crée l’ambiance de la scène en imitant les chants d’oiseaux ou le bruit des insectes.

(2) Zato est le dernier des quatre rangs qui hiérarchisent les aveugles jusqu’à la restauration Meiji en1871. Les trois autres groupes sont par ordre décroissant Kengyo, Betto et Koto.

(3) Au milieu des années 60, Katsu reprendra un autre rôle de yakuza à rallonge, avec neuf épisodes de Heitai Yakuza, autre série lancée par Nagata.

Liste des films composant la saga Zatoichi :

Zatoichi 1 : Le Masseur aveugle Zatōichi monogatari
Zatoichi 2 : The Tale of Zatoichi Continues Zoku Zatōichi monogatari
Zatoichi 3 : Masseur Ichi Enters Again Shin Zatōichi monogatari
Zatoichi 4 : Masseur Ichi, The Fugitive Zatōichi kyōjō-tabi
Zatoichi 5 : On the Road Zatōichi kenka-tabi
Zatoichi 6 : Mort ou vif Zatōichi senryō-kubi
Zatoichi 7 : Zatoichi's Flashing Sword Zatōichi abare tako
Zatoichi 8 : Voyage meurtrier Zatōichi kesshō-tabi
Zatoichi 9 : Adventures of Zatoichi Zatōichi sekisho-yaburi
Zatoichi 10 : Zatoichi's Revenge Zatōichi nidan-giri
Zatoichi 11 : Zatoichi and the Doomed Man Zatōichi sakate-giri
Zatoichi 12 : Voyage en enfer Zatōichi jigoku-tabi
Zatoichi 13 : The Blind Swordman's Vengeance Zatōichi no uta ga kikoeru
Zatoichi 14 : Zatoichi's Pilgrimage Zatōichi umi o wataru
Zatoichi 15 : The Blind Swordman's Cane Sword Zatōichi tekka-tabi
Zatoichi 16 : Le Justicier Zatōichi rōyaburi
Zatoichi 17 : La route sanglante Zatōichi chikemurikaidō
Zatoichi 18 : Le Défi Zatōichi hatashijō
Zatoichi 19 : Les Tambours de la colère Zatōichi kenka-daiko
Zatoichi 20 : Zatoichi contre Yojimbo Zatōichi to Yōjinbō
Zatoichi 21 : Le Shogun de l’ombre Zatōichi abare-himatsuri
Zatoichi 22 : Zatoichi contre le sabreur manchot Shin Zatōichi: Yabure! Tōjin-ken
Zatoichi 23 : Voyage à Shiobara Zatōichi goyō-tabi
Zatoichi 24: La blessure Shin Zatōichi monogatari: Orieta tsue
Zatoichi 25 : Retour au pays natal Shin Zatōichi monogatari: Kasama no chimatsuri
Zatoichi 26 : Zatoichi Zatōichi

Par Olivier Bitoun - le 11 septembre 2011