Menu
Livres

L'art du regard
un livre de nicolas winding refn
textes d'ALAN JONES

La Rabbia - en association avec l'Institut Lumière et Actes Sud
Première édition : 14 octobre 2015
Format : 34.5  cm x 31.5 cm x 3.5 cm
272 pages
Prix indicatif : 80 euros

Acheter sur Amazon

Nicolas Winding Refn rachète un jour un lot d'un millier de one-sheet (des affiches et publicités de format 27”x41” le plus souvent) de films américains des années 60 et 70 à Jimmy McDonough, un journaliste connu pour ses biographies de Russ Meyer et Andy Milligan. Pas des affiches de classiques, mais des films de “seconde zone”, pour la plupart oubliés et perdus que ce collectionneur fou récupérait dans les quartiers populaires, voir mal-famés, de la 42ème Rue, du côté de Times Square, là où se trouvaient ces salles spécialisées dans ce que l'on appelle communément le cinéma bis, ou cinéma d'exploitation.

Ce dernier terme se réfère au fait que ces films, souvent fauchés, “exploitaient” des filons jusqu'à plus soif. Ce pouvait être des thèmes de société “chocs” (la drogue, la libération sexuelle, l'homosexualité, la délinquance juvénile, la prostitution...) ou des déclinaisons en série B ou Z de genres à la mode (fantastique, SF). Il suffisait qu'un film rencontre un succès, même relatif, pour que les productions de copies s'enchaînent à un rythme fou, créant une palanquée de sous-genres à l'espérance de vie plus ou moins courte tels le vigilant movie, le rape and revenge, la blaxploitation, la mexploitation, la nazisploitation, la nunsploitation et bien sûr les nuddies qui se transformeront en sexploitation avant de donner naissance au cinéma X. Si en Asie ce cinéma pouvait être produit par de grands studios (la Shaw Brothers pour le Wu Xia Pian, la Toho ou la Daiei pour le Chambara), aux Etats-Unis il était l'apanage de firmes indépendantes jouant la carte de l'économie et de la photocopie à tout va, Roger Corman étant en la matière un producteur emblématique.

Le terme évoque aussi le fait que ces films étaient exploités par des circuits de distribution parallèle, des cinémas situés dans les quartiers les plus populaires des grandes villes. Les films étaient ainsi produits et distribués à la chaîne, chaque nouvel opus faisant l'objet d'une commercialisation ultra rapide avant d'être remplacé par un nouvel ersatz. La communication se devait donc d'être redoutablement efficace pour appâter immédiatement le chaland. Des affiches attirant l'oeil, des accroches chocs, des titres évocateurs : la publicité devait promettre beaucoup - de sexe, de violence, de vices - alors que les films en eux-mêmes se contentaient le plus souvent de proposer le minimum syndical en la matière. On est ici dans le domaine de l'illusion et de l'éphémère car - hormis quelques oeuvres devenues à tort ou à raison cultes - ces films, fruits d'un mercantilisme forcené, étaient voués à disparaître à jamais à l'issue d'une exploitation météorique.

On le sait, le cinéphile n'aime rien tant que découvrir des films oubliés et jouer à l'explorateur en défrichant des territoires inconnus. Cet attrait parfois obsessionnel pour ce que les autres n'ont pas encore vu conduit peu à peu à la réhabilitation de pans entiers du cinéma. Ainsi des films jugés au moment de leur sortie inintéressants (ou tout simplement ignorés) se voient sortis de l'ombre par des cinéphages acharnés, font l'objet d'éditions parfois prestigieuses et se retrouvent programmés dans les festivals et les temples de la cinéphilie comme la Cinémathèque française. Ces productions souvent fauchées, opportunistes, surfant sans vergogne sur les succès d'autres films ou jouant sur les modes gagnent avec le temps une forme de légitimité. Des critiques, des historiens du cinéma, des cinéphiles et des cinéastes (on pense bien sûr à Tarantino, pape de ce courant) travaillent ainsi à une relecture de l'histoire du cinéma en y intégrant ces oeuvres autrefois méprisées par la critique officielle.

Cette réhabilitation repose bien sûr sur une grande part de romantisme, ce que Refn et son ami le journaliste Alan Jones - qui le premier lui soumet l'idée de faire un livre à partir de sa collection - assument totalement dans cet ouvrage. On entend ici l'acceptation du romantisme comme “mouvement intellectuel faisant prévaloir le sentiment sur la raison et l'imagination sur l'analyse critique”. Ce qui compte ici, c'est l'effet que procurent ces affiches et non l'analyse des films en eux-mêmes. Refn et Jones assument la fascination qu'exercent sur eux ces posters jouant sur le sexe et la violence, propositions graphiques souvent déconnectées des oeuvres en elles-mêmes mais qui permettent de rêver ces films oubliés, perdus, invisibles depuis longtemps. Ces affiches, imaginées pour attirer le chaland en exhibant des femmes dénudées, en promettant des orgies de violence et de sexe sont devenues avec le temps les derniers vestiges de ces films, leurs fantômes. Si quelques titres subsistent, souvent ces films voyaient leurs copies purement et simplement détruites une fois passée leur brève vie en salle, pour faire de la place sur les étagères ou pour éviter des frais de stockage. Cette rareté joue bien évidemment sur le romantisme des cinéphiles qui peuvent fantasmer ces films à partir d'un photogramme, d'un dessin ou d'une accroche prometteuse.

Si le livre ne s'appelle pas L'Art de l'affiche, mais bien L'Art du regard, c'est qu'il questionne notre voyeurisme. Tout spectateur est un voyeur, tout cinéphile possède sa part de perversion, de fétichisme. Mais ceci seul n'explique notre attirance pour ces œuvres graphiques. Les affiches des films d'exploitation jouent certes sur nos instincts les plus primaires mais si elles deviennent de véritables objets d'art c'est que, libérées des codes du bon goût et des canons hollywoodiens classiques, elles se révèlent être des mines d'inventivité et d'expériences formelles. Alors que l'affichiste se retrouve souvent contraint par des règles édictées par les studios ou les distributeurs (voir comment à chaque époque la majorité des affiches se plient à une mode graphique), il échappe ici aux carcans habituels et peut se déchaîner et laisser libre cours à son imagination.

Pour composer ce recueil, Refn choisit 316 affiches de sa collection avec comme seul critère l'excitation que lui procurent le graphisme ou le titre. Il les ordonne ensuite comme autant de séquences d'un film imaginaire, chaque affiche nous conduisant à la suivante par une correspondance de titre, un élément graphique, une couleur, un fétiche, une typographie. Alan Jones accompagne chacune d'elles d'un texte de présentation, l'ensemble tenant autant de l'enquête journalistique et cinéphile que du journal intime. Jones raconte dans un premier temps le choc qu'il a reçu, enfant, en découvrant ces affiches d'exploitation placardées sur les murs de son quartier. Il fantasmait ces films jusqu'à atteindre ses seize ans, la majorité légale lui permettant enfin de les découvrir. Mais même alors, ce sont les affiches qu'il continue de commenter avec ses amis, plus que les films eux-mêmes. Le journaliste, logiquement passionné par le projet, a fait un énorme travail d'investigation, beaucoup de ces films étant comme on l'a dit tombés dans l'oubli et certaines affiches ne présentant même pas de générique pouvant favoriser les recherches. Jones trouve toujours de la matière pour les commenter, en les resituant dans un contexte plus large (un phénomène social ou un courant cinématographique), en explorant la carrière d'un producteur ou d'un réalisateur ou en lâchant parfois la bride à son imagination.

Bien sûr, ce travail ne serait rien s'il ne reposait sur la qualité de son iconographie. Et à ce titre également, le livre est une merveille, un soin total étant apporté à la reproduction des affiches. Le format (bon courage pour le caser dans une bibliothèque) permet de les découvrir dans d'excellentes conditions (les repros font environ 20 x 30 cm), leur état est parfait et les couleurs sont magnifiquement rendues. On regrettera quand même le prix prohibitif de l'ouvrage, même si l'on comprend que la qualité a un prix et que Refn souhaitait certainement prendre à revers l'image cheap et fauchée du cinéma d'exploitation en lui offrant un écrin de luxe. Remarque faite, tout ici est mis en oeuvre pour faire de L'Art du regard un ouvrage magnifique et passionnant qui nous emporte dans l'univers du cinéma bis, envers du cinéma des studios, bas-fonds du 7ème art...

Par Olivier Bitoun - le 18 décembre 2015