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Dossiers

Kenneth Anger
The Magick Lantern Cycle  (1947-1981)

C’est avec une précocité rare que Kenneth Anger (Kenneth Wilbur Anglemyer de son vrai nom, quand il officiait comme enfant-star) aborde l’art de la mise en scène. Articulé autour de deux chefs-d’œuvre (Scorpio Rising / Lucifer Rising), son Magick Lantern Cycle constitue une œuvre hautement cohérente, à la vision affirmée, où l’expérimental se pare des oripeaux de l’ésotérisme, dans une dialectique de l’avant-garde et du charlatanisme. Une œuvre iconique de la contre-culture, puisant chez Méliès et les pionniers du cinématographe pour inspirer en retour des figures aussi diverses entre elles que Lynch, Scorsese, Waters, Van Sant, Fassbinder, Assayas, Araki,  Noé, Gonzalez, Winding Refn... Aux multiples reflets, elle ne ressemble finalement qu’à elle-même.

Fireworks (1949, 20 min)

Fireworks est le seul film, très brièvement, parlé de Kenneth Anger (sa voix introduit en deux phrases de préambule le court métrage à venir). C’est  en quelque sorte le cousin américain d’Un chant d’amour de Jean Genet. L’aîné des deux n’étant pas celui que de prime abord on penserait. Avec ses matons accoutrés en matelots et brimades semi-consenties, il expose en 1949 un imaginaire homo-érotique qui s’est depuis épanoui dans la pop-culture (moins côté Cruising pour le coup que le second Freddy). En entamant sa carrière de cinéaste par son opus le plus ouvertement queer, Anger semble s’acquitter d’une responsabilité de frontalement représenter sa sexualité (même Scorpio Rising se fera plus allusif). Fireworks frappe son spectateur tel son protagoniste - incarné à vingt ans par Anger lui-même - par une intensité, une brutalité sourde, qui le projettent à des décennies d’avance du cinéma américain commercial d’alors. Une rêverie anxiogène et fantasmatique où à peine sorti de l’adolescence Anger s’impose comme un indie pur et dur, bien avant que le terme n’en vienne à être façonné. On perçoit dans sa claustrophobie toute la saturation de désirs traversant un jeune homme pour qui perfection formelle et physique ne forment qu’une seule et même ligne esthétique. Celle des corps en démonstration de puissance musculaire ramène aux figures d’Etienne Jules-Marey, fondatrices du 7ème Art. De rapides extérieurs nuit sur des routes striées de phares préfigurent le sillon Hell’s Angels qu’il prendra au tournant des 60’s, peu avant le Nouvel Hollywood. Une grivoiserie amusée (telle cette statuette d’art nègre fournissant l’illusion d’un fameux braquemard matinal) pointe déjà, qui ne quittera plus son travail. Gangs, humeurs organiques et bukkake, un film voyou exprimant toute la considération d’illégalité qui plane alors sur son orientation sexuelle. Ce qui pourrait dater son fond est rattrapé par une virtuosité plastique que nul ne songerait à lui enlever.

Puce Moment (1949, 6 min)

Anger serait-il l’inventeur du clip vidéo ? Il en est en tout un cas un patron, comme le démontre Puce Moment où les accords folk de Leaving My Old Life Behind sonnent sur l’habillage d’une garçonne  toute Roaring Twenties (Yvonne Marquis). Goût des étoffes, sens de l’apparat, il rend hommage à une époque frénétique, pleine d’esprit et de sensualité, sur laquelle plane telle une menace invisible les tragédies à venir. D’un chatoiement chromatique exquis, le film n’en est pas moins hanté dans ses cadres par une peur du vide, du dés-accrochage qui en ferait, aussi, une petite étude de tous ces affects désagréables couvant sous l’ennui. Il ne faudrait guère plus qu’un saut de puce à sa diva à lévriers, pour excéder (mais serait-ce de bon ou mauvais augure ?) les limites de sa propriété. Avant le Blue Velvet en standard de Scorpio Rising, une grande sœur, pour la tenue, à Isabella Rossellini. On parie de même que ces 6 minutes, si elles n’ont, n’auraient pas, laissé indifférentes une Sofia Coppola. Pièce toute en modestie du puzzle Anger, Puce Moment n’en serait pas moins notre discrètement favorite.

Rabbit’s Moon (1950, 16/7 min)

De son exil en France, Anger tirera deux films, tous deux sous influence de Cocteau qui, après découverte de son talent au Festival du Film Maudit de Biarritz, prendra ce cadet sous son aile. Dans le règne animal, le lapin rayonne par sa vulnérabilité. Qu’une telle espèce survive à travers les âges apparaît comme une source de réconfort. Un lien fort et intime lie son sort à l’enfance humaine. Rabbit’s Moon, proche dans sa forme du spectacle pour enfants, peut se lire comme un commentaire secret sur celle d’Anger : celle simultanément choyée et mal-aimée d’une petite vedette hollywoodienne. Un film en décors sur une période en studio. Un Pierrot (Claude Revenant) y vise une lune de dessin animé, nargué par un Harlequin (André Soubeyran), entiché d’une Colombine (Nadine Valence). Ce qui devait à l’origine être à tout le moins un moyen métrage dura in fine une quinzaine de minutes, suite à son renvoi du studio des Films du Panthéon. Deux versions circulent, de durées différentes (sept ou, pour celle préférée par le cinéaste, seize minutes), l’une projetée en 50, l’autre en 79. Leur restauration est due au travail successif de la Cinémathèque Française et de l’UCLA. Y trône en motif central, une laterna magica, symbole d’un cinéma de forain, de bateleur, machine mère des modes de projection à venir, qu’Anger lie par des cartons à la pratique du tarot. Le cinéma n’est-il pas lui-même dit être un médium ? Mais si la voyance n’assume pas son essence illusoire, de séduction au sens le plus fort du terme, le cinéma, finalement plus honnête la clame, lui, à chaque plan, par son recours aussi constant que joyeux à l’artifice visible. Chez Anger, le décore laisse sentir ses ficelles, le tissu ses coutures. Son rapport à l’occultisme oscillera entre le sérieux affiché et l’amusement du petit garçon farceur rigolant sous cape. Tête blonde à faire des entrées à qui on a volé son enfance, Anger n’aura de cesse de la retrouver, la recréer, la redessiner entre Grandes Ourses crayonnées et déguisements de Mardi Gras. Ce que ses détracteurs s’acharnent à ne pas saisir, c’est à quel point le cinéma expérimental peut être amusant.

Eaux d’Artifice (1953, 12 min)

Tourné à la Villa d’Este à Tivoli sur fond de Vivaldi, Eaux d’Artifice convoque le XVIIIème Siècle, époque d’ordre et de mesure, pour interroger un désordre menaçant sans cesse le cinéma de son auteur : celui de la surcharge décorative. Son art tient là où celui d’un, mettons, Greenaway, souvent craque. Confrontation à un siècle valorisant le ni trop ni trop peu. Montée avec fontaines, cascades, jets dont on n’estime pas nécessaire de préciser ce qu’ils sauraient figurer, une certaine Camilla Salvatorelli, rencontrée grâce à Fellini, arpente des jardins proprement taillés. Mais ce classicisme apparent se trouve souterrainement menacé par l’insistance sur les flux qu’il entend canaliser (comme le vent souffle où il veut, l’eau creuse ses propres sillons). Eaux d’Artifice est l’occasion pour Anger de révéler en plein son perfectionnisme, son attachement aux canons de beauté classiques, le cinéaste grandiose qu’il rêverait d’être, tout en entérinant dans le même temps que l’apaisement n’est pas tout à fait à sa mesure. L’avant-garde se construit dans un rapport de défiance (mais qui n’est pas toujours sans une certaine fascination) au goût sûr. Eaux et artifices forment ici leur oxymore, hésitation du naturel et du spectaculaire fabriqué. Les Warhol, les Anger peuvent bien devenir des icônes, ils ne sauraient être des maîtres, comme purent l’être les artistes de cour. En creux se dessine toutefois un sort commun : vivre de la fortune des mécènes, avoir recours aux mondanités... Question moderne adressée aux classiques : que peut-on faire de l’élégance ?

Inauguration of the Pleasure Dome (1954, 36 min)

Suite au décès de sa mère, Anger rentre aux Etats-Unis. Il y fait la connaissance de Stan Brakhage, admirateur de Fireworks qui a lui-même entamé ses premiers courts expérimentaux. Anger a toujours travaillé sous influence, les premières œuvres de Brakhage agissent sur lui telle une épiphanie. Il ne faut que le plan du générique pour déceler quelque chose de la fascination pour l’élément liquide (mixtures, cire, magma) travaillant la matière de Brakhage. Tout expressionniste qu’il puisse paraître, Inauguration of the Pleasure Dome n’en est pas moins un document d’une certaine véracité. Renate Druks et Paul Mathiesin, couple d’amis, ont convié Anger à une soirée costumée sur le thème « Come As Your Madness » (il apparaît lui-même grimé en déesse grecque). De cet évènement, le metteur en scène tire une bacchanale de portraits filmés. Si son cinéma témoignait déjà d’une inclinaison admirative vers l’orfèvrerie (et le double du chic : le toc), avec ses Osiris, ses créatures androgynes, ses gros plans sur des visages maquillés démultipliés, Inauguration fait pencher le potlatch vers sa part sombre : luciférisme, dématérialisation, dédoublement de soi. Se faire belle ou beau pour une bringue devient se préparer à un cauchemar consenti. Quoique recréation d’une fête, Inauguration est parfois d’une saisissante morbidité. Sur une mélodie opératique, Anger convoque les procédés du muet : surimpressions, personnages dévisageant la caméra, éclairages entièrement artificiels... C’est à la même époque que, pour des raisons pécuniaires, Anger écrit ce répertoire d’indiscrétions sur le train de vie des stars d’antan qu’est Hollywood Babylon. Un sentiment d’effroi préside au livre, celui suscité par la révélation que les vedettes d’autrefois (en ce demi-siècle de cinéma) meurent, que leurs figures à l’écran survivent aux corps venus rappeler leur existence dans les débauches en coulisses, qu’elles deviennent celles de fantômes. Le muet est un art spectral, où son spectateur ressent (comme le dit Desplechin à son sujet) une puissance de mort au travail. Malgré cette terreur sous-jacente, une incapacité pour l’endeuillé de retrouver le monde (sous le masque d’un protagoniste, un autre masque, qui lui-même...), le film est porté par une singulière aura poétique, comme une certaine langueur pour une forme d’innocence. Sa naïveté assumée de studio (sa part la plus exaltante) en ferait par moments un grand frère du Coup de Cœur de Coppola. Les personnages d’Anger évoquent des enfants dans des corps d’adultes, capturés dans un rêve trop grand pour eux, où ils jouent tant bien que mal (mais toujours avec enthousiasme) le rôle costumé qu’il leur a été assigné. La part dionysiaque (et son inévitable conclusion : le morcellement) dialogue encore avec sa contrepartie apollinienne. Déjà menacé, le visage émergé de l’enfance n’est pas encore que monstrueux. Le plaisir d’apercevoir en cages tel un gros colibri celui d’Anaïs Nin ne saurait se refuser.

Scorpio Rising (1964, 27 min)

Une décennie sépare Scorpio Rising d’Inauguration of the Pleasure Drome. D’où un double sentiment à sa découverte : si en dix ans Anger a accumulé beaucoup à raconter, sa forme, elle, reste aussi ramassée. Alors que l’underground a souvent fait des durées monstres l’un de ses péchés mignons, Anger lui ne jure que par le format court. On ne peut pas être partout à la fois. Ses plans sont si chargés, contiennent tant, qu’ils appellent à un minutage mesuré. Avec Scorpio Rising, il fait de ceux-ci une agression permanente. Dans l’émergence des blousons noirs, il voit l’élément neuf à traiter, le ramenant à la semi-délinquance de son premier film. Il y a là un aspect pessimiste. Dès l’amorce d’une émancipation de la jeunesse, de modes de vie alternatifs touchant les jeunes masses occidentales, son regard va, non pas vers les hippies, le Flower Power, mais un virilisme n’étant souvent qu’un autre nom de la criminalité. Les routes américaines de Scorpio Rising sont déjà celles qui mènent de Charles Manson au Tueur du Zodiaque. Pour la première fois peut-être ne réalise-t-il pas un film « parrainé », influencé par..., mais crée-t-il une forme pérenne à l’écran (non sans ses futures résonances désespérées : Alan Clarke, Out of the Blue de Hopper, The Loveless de Kathryn Bigelow). L’insistance sur la mécanique, l’entretien des rouages, inscrit cette apparition de violence motorisée comme un produit de l’industrialisation. Sentiment d’une sous-culture fleurissant dans les interstices des sociétés développées, exacerbé par l’usage de standards 50’s (Kris Jensen, Bobby Vinton, Little Peggy March) d’une causticité proche de celle parfois en vigueur chez Scorsese (que l’on pense aux Affranchis). Anger suit le quotidien de Richard McAuley, jeune motard, et de sa bande, qu’il monte avec impertinence, tant avec des images de démonstrations fascistes (usage récurrent du drapeau nazi) que de scènes de la vie christique (les douze apôtres, membres d’une bande de marginaux). Il fantasme des corps aussi efficients (interchangeables ?) que les machines dé ou re-composables choyées par leurs possesseurs à grosses bottes. Le travelling fait son entrée en grâce dans un univers d’une sècheresse nouvelle. Scorpio Rising est un nouveau départ revigoré vers le tournage en extérieurs, alors que l’œuvre menaçait de s’auto-suffoquer sous sa propre composition. Elle devient contemporaine (James Dean, Marlon Brando, les comics, les Lucky Strike...). Le soin que les bikers accordent tant à leur habillement qu’à choyer leurs deux-roues opère néanmoins une continuité maniérée avec ses précédents bals masqués. Du passé ou du présent, Anger ne sait filmer que des rituels. Serait-ce sur un mode négatif, il ne peut être question chez lui que de sacré. Que la déférence mène à la torture, la passion contre-culturelle à celle des corps et des âmes, l’écart de conduite à la répression policière, est la ligne tragique d’une œuvre dévolue au désastre. And don’t you come back, no more, no more, no more, no more...

Kustom Kar Kommandos (1970, 3 min) (1)

Kustom Kar Kommandos peut paraître cheap pour les 10 000 dollars de budget alloués à l’époque pour sa création par la Ford Foundation de San Francisco. Anger détourne l’argent à son profit (et se permet quelques retouches sur ses précédents films), ne tournant avec le reste de la somme allouée qu’une seule et unique scène de ce qui s’annonçait comme un projet de grande envergure sur le fétichisme automobile. Ce court en rose accomplit une jonction a posteriori entre Scorpio Rising et les œuvres plus anciennes, en transposant le motif voiturier, additionné à celui du jean, dans une époque qu’il n’a pas traitée au moment de son déroulement : les années cinquante. Dream Lover de Bobby Darrin vient enfoncer le clou du circa 59, tandis qu’un éphèbe (Sandy Trent) époussette une hot rod faisant la jonction avec les Années Folles, cette période obsédant le cinéaste. Sous ses allures kitsch, le film conserve le goût de la provocation à l’œuvre chez son créateur. Les trois K du titre évoquent une bande ignominieuse de cagoulés (KKK), comme si entre la blancheur affichée des 50’s et la suprématie aryenne prônée par des sudistes pouvait s’étirer un fil (caucasien) d’apologie du propre, du pur, etc. Anger fait ses adieux au petit monde motorisé, qu’il traite poliment de fachos. Fini le rétro, il a désormais embarqué vers les rives (ou la dérive) du psychédélisme.

Invocation of My Demon Brother (1969, 10 min)

La culture hippie finit par rattraper Anger. Inauguration of the Pleasure Dome est devenu un classique des séances sous psychotropes, cela en la présence de son auteur lui-même porté sur les hallucinogènes. En constante recherche d’un parrainage, il se place désormais sous celui d’Aleister Crowley, grand-père de la contre-culture dont il prolonge les poses et attitudes (culte d’Horus, esthétique bisexuelle, sens des mondanités matinées de drogues récréatives). En Octobre 67, il publie en pleine page son propre obituaire dans le Village Voice : « In memoriam Kenneth Anger. Filmmaker 1947-1967. » Anger ne veut plus apparaître tel un faiseur de films, mais un grand mage. Cette décision publicitaire coïncide avec une période où un nombre croissant de vedettes s’inscrivent sous la tutelle de gourous satanistes (lui-même étant affilié à un culte orchestré par Anton LaVey). Systématiquement porté vers la part sombre des mouvements alternatifs, Anger va en deux dernières œuvres achever une forme créant un équivalent cinématographique du symbolisme littéraire... cela par des créations une fois de plus non-verbales. Ce qui pourrait sembler un effet de mode (l’irrationalisme affiché), rejoue ici un courant de pensée ayant profondément informé le cinéma des origines (de Huysmans à Feuillade, la frontière est mince). Anger est un primitif égaré dans la modernité, l’esthétique LSD est une heureuse et brève rencontre entre son décalage inhérent et un temps alors en mouvement. Proche des Rolling Stones, il commande une partition à Mick Jagger, qu’il fait jouer en compagnie de LaVey et lui-même dans un court s’annonçant comme préparatoire de Lucifer Rising. Bien moins naïf que moult expérimentations psychés du moment, Invocation of My Demon Brother est, de l’intérieur, un regard âpre sur l’aliénation toxicomane. Tirant sur des calumets en forme de crânes humains, des personnages comme abrutis par l’inhalation, à l’expérience aplatie, divaguent des images de l’époque (intervention militaire, célébration peace and love, cérémonie sectaire). Difficulté à faire sens, égarement dans les signes pleins d’une fatigue existentielle, la morbidité des pratiques n’échappe pas au regard du metteur en scène. Anger ne se crédite qu’aux images, qu’il place à part égale avec le son signé Jagger. D’aussi mégalomane qu’on puisse le traiter, son statut revendiqué de « non-cinéaste » porte donc aussi une part d’humilité. Anger vise à des collaborations où, si elle ne disparaissait, s’atténuerait du moins la notion d’auteur. Hantée par le thème du double, son œuvre exprime la recherche constante d’un « deuxième nom », d’un alter-ego créatif. Entre l’un et l’autre, une danse effrénée. La transe atteint son point d’orgue avec l’entrée en scène du diable. Invocation brasse l’entier des thèmes et motifs préalablement travaillés par Anger, dans un mouvement infernal. Accélération des images, emballement du montage, bestiaire baroque, mêlée des corps, désynchronisation des mouvements, le trip maléfique de la décennie.

Lucifer Rising (1972 (2), 27 min)

Invocation of My Demon Brother a accompli un trajet jusqu’au point limite de la part ténébreuse du cinéma d’Anger. Pouvait s’y sentir le risque d’une redite, d’un ressassement. Des sombres intérieurs saturés, sa caméra migre vers le désert égyptien, lieu solaire, lumineux jusqu’à l’éblouissement, porteur de mythes, fantasme des origines pour l’imaginaire ésotérique. Lucifer Rising est pour son créateur un acte d’alchimiste, une performance que le 7ème art aurait appelée dès son émergence. Anger a créé une conception du personnage, où celui-ci ne porte pas de caractéristiques psychologiques, ne se relie à la narration que de la manière la plus ténue. Les personnages d’Anger sont des forces, des éléments d’une psyché, ils donnent corps aux affects de l’auteur. Le sacre de Horus est la phase terminale de sa conception du cinéma - donner vie à des spectres, générer du mythe en images. Bobby Beausoleil compose la musique, Marianne Faithfull entre en scène. Il tient contact avec le meilleur comme le pire de la notoriété 60’s. Hautement conscient de son propre statut, Lucifer Rising se veut un adieu au cinéma, qui ne pourra être suivi que par des créations anecdotiques. Le magma en ouverture, un film aux pieds du volcan. En totem, l’alligator... espèce ancienne, ayant par son évolution lente de grandes prédispositions à survivre au règne condamné à la fugacité des mammifères. Projet électrisant, porteur d’énergie, où le trop-plein créatif de « l’artiste maudit » trouve, enfin, un lieu de respiration, un écrin paradoxalement apaisé. Anger vise à l’épure. Sa magie requiert de la simplicité. Non pas que l’horreur, le bain de sang, n’en soient absents. Mais leur occurrence ne  menace plus de phagocyter l’œuvre tel un vortex. Le montage, en faisant communiquer les évènements (un prêtre et la foudre, une hallebarde et sa lointaine victime) rend tout possible, par-delà les limitations spatio-temporelles. C’est là la puissance première de la mise en scène, ce qui appartient en propre au cinématographe. Anger est avant tout un monteur de génie. Le Magick Lantern Cycle en son entier tendait vers la complète virtuosité de Lucifer Rising. Une hallucination ensorcelante, par-delà les âges, les lieux sacrés (pyramides, menhirs, fresques romaines), les assignations, où momentanément s’oublier, se perdre avec un  délice inquiet. « Je crois que la poésie est faite pour les fastes et les pompes suprêmes d’une société constituée, où aurait sa place la gloire dont les gens semblent avoir perdu la notion. » (Stéphane Mallarmé)


1) L’ordre de présentation des films respecte ici celui du coffret Potemkine - et non un suivi chronologique.
2) 81 pour sa projection publique.

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Par Jean-Gavril Sluka - le 29 juin 2015