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Portraits

Jean-Paul Rappeneau à travers ses films

La sortie demain de son très attendu Belles-familles est l’occasion de consacrer à Jean-Paul Rappeneau (déjà largement représenté dans nos chroniques) un plus vaste portrait à travers sa courte mais précieuse filmographie. Un parcours qui permet de constater l’intemporalité de son style où s’entrecroisent sujets ambitieux et pétillante légèreté, virtuosité de la comédie américaine et patrimoine culturel et historique typiquement français.

Il est un des rares à avoir su reprendre à son compte la rythmique de la screwball comedy, lui associant un ton plus vachard hérité du vaudeville français. Rappeneau incarne un idéal de cinéma populaire à travers une forme romanesque toute personnelle. Maniaque jusqu’au bout des ongles, il fait appel aux plus grands pour mettre la dernière main à ses scripts (Sautet, Dabadie...) afin d'aboutir à des constructions infaillibles, en dépit de la frénésie des intrigues et des péripéties. Cette exigence a pourtant un prix : Rappeneau n’a réalisé que huit films en près de cinquante ans de carrière. A la manière d’un Kubrick, la recherche du sujet parfait chez lui nécessite de plus en plus de temps, l’écart entre les films s’espaçant tout autant. La sortie de Belles-familles accompagnée d’un accueil critique élogieux montre intacte l’inspiration de Jean-Paul Rappeneau.

LA VIE DE CHÂTEAU (1965)

Il y a des premiers films en forme de promesses et de brouillon ébauchant les futurs motifs d’œuvres plus abouties, et il y en a d’autres où toutes les qualités du cinéaste en apprentissage scintillent déjà de mille feux sans qu’il n’y ait rien à redire. La Vie de château, brillante entrée en matière de Jean-Paul Rappeneau est de ceux-là. Tout ce qui fait le charme de son cinéma est déjà là : souffle romanesque, rythme trépidant et comédie survoltée, le tout ciselé de main de maître sur un scénario à l’équilibre parfait.

Alors qu'il était encore scénariste, l’idée du film lui vient lors d’un repérage dans le Morbihan pour un film de Louis Malle qui ne se tournera jamais. Là il tombe sous le charme d’un château des environs qui titille son imagination et lui donne l’idée de l’embryon de l’intrigue de La Vie de château. Lorsque le film se tournera quelques années plus tard, l’intrigue sera finalement déplacée en Normandie pour y associer l’évènement du Débarquement - mais pour l’anecdote, on peut voir cette demeure inspiratrice dans La Petite Lili de Claude Miller sorti bien plus tard. Le scénario mélange habilement expériences personnelles et influences parfaitement digérées de Rappeneau. La période de l’Occupation est aussi celle de l’enfance pour le réalisateur (qui y reviendra plus tard avec le formidable Bon voyage) où tout ce qui avait trait à la Résistance, au héros passé en Angleterre et à leurs hauts faits exerçait un large pouvoir de fascination. Plutôt qu’un angle dramatique, il choisit donc d’user d’une tonalité enlevée de comédie par laquelle il ouvre sans le savoir la voie à La Grande vadrouille qui fera de cette même recette le succès populaire que l’on sait. Cependant ici, en croisant guerre et comédie, Rappeneau lorgne vers ce qui est son modèle avoué, Ernst Lubitsch et plus particulièrement son fameux To Be or Not To Be (où de même marivaudage et espionnage s’entrechoquent joyeusement). Rappeneau se montre d’entrée - et la suite le confirmera - comme le seul équivalent français du maître.

On trouve d’ailleurs en Catherine Deneuve une incarnation française des enquiquineuses charmantes de la screwball comedy. Elle est ici la jeune épouse du châtelain casanier et mollasson Jérôme (Philippe Noiret), et s’ennuie ferme dans cette vie provinciale sans éclat alors qu'elle ne rêve que de l’animation de la capitale. Très habilement, Rappeneau ne révèle qu’au bout d’une vingtaine de minutes (lorsque l’on croisera un véhicule allemand) que l’on se trouve sous l’Occupation, signifiant ainsi le cocon que constitue cet environnement. La réalité historique va rattraper les protagonistes et ainsi briser le ronron du couple. La grande idée, c’est de guider les éléments et les actions liés à cette réalité aux états d’âme des personnages. Le Résistant joué avec allant et charme par Henri Garcin oublie sa mission en cours de route en tombant amoureux de Catherine Deneuve, tout comme l’officier allemand (Marc Dudicourt) pour les mêmes raisons et aveugle aux préparatifs du Débarquement autour de lui. Il ne se montrera menaçant que quand il se sentira éconduit par la belle, alors que dans un joyeux décalage comique il sera d’une amabilité outrancière (surtout face à la vieille châtelaine vacharde hilarante jouée par Marie Marquet) pour s’attirer les bonnes faveurs. Catherine Deneuve inaugure les rôles d’emmerdeuses survoltées chères à Rappeneau (et remettra le couvert de façon plus outrancière encore dans l’excellent Le Sauvage) et elle est à croquer en femme enfant capricieuse en quête d’exaltation. Rappeneau est un des premiers - si ce n’est le premier - à exploiter le débit mitraillette de l’actrice, signe d'une agitation et d'une sensibilité à fleur de peau qui nous font fondre à tout moment pour son personnage en dépit (et surtout grâce) à ses défauts qui la rendent si attachante. On l’aura compris, le vrai enjeu du film est la conquête de son cœur comme le montre un générique qui expose sa beauté sous toutes les coutures - et elle a rarement été plus resplendissante qu’ici.

Si elle aveugle la plupart des figures masculines du film, elle ouvrira au contraire les yeux de Philippe Noiret en éveillant sa jalousie. Les menaces physiques comme amoureuses viennent lui rappeler que c’est en se mettant en valeur qu’il éloignera les tentations. Le personnage peut ainsi devenir une figure héroïque lors de la palpitante conclusion, plus pour reconquérir Deneuve que pour la cause. Le timing si typique de Rappeneau se met ici merveilleusement en place (grâce à l’aide bienvenue de Claude Sautet en script doctor, reconnue par Rappeneau) et en 90 minutes rondement menées. Courses poursuites, claquements de portes et engueulades s’enchaînent sans discontinuer grâce à la mise en scène tout en mouvement et aux astuces de montage qui confèrent une énergie de tous les instants. Coup d’essai, coup de maître pour Rappeneau qui sera judicieusement récompensé par le Prix Louis Delluc.

Justin Kwedi

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LES MARIéS DE L'AN DEUX (1971)

Après le succès public et critique de son premier film La Vie de château (pour lequel il reçut le prix Louis Delluc), Jean Paul Rappeneau voit grand. Souhaitant frotter sa patte tourbillonnante à un contexte plus ambitieux, il s’attèle (épaulé par Claude Sautet) au scénario des Mariés de l’An II et souhaite y confronter un personnage extérieur aux multiples tableaux offerts par le contexte agité de la Révolution française. Le déclic quant aux tribulations de son héros se fera lors de recherches historiques, au détour d'une peinture montrant des couples faisant la queue pour divorcer à la mairie, ce droit étant inauguré avec le régime révolutionnaire. Après moult péripéties en amont (Julie Christie envisagée au côté d’un Warren Beatty enthousiaste finalement aux abonnés absents) et pendant le tournage (en Roumanie avec une équipe inexpérimentée, un dépassement des délais, une mésentente Jobert / Belmondo), Rappeneau se sortira de tous les écueils pour délivrer son film le plus abouti et spectaculaire.

Les Mariés de l’An II constitue en quelque sorte dans la filmographie de Rappeneau le deuxième volet d’une trilogie entamée par La Vie de château et conclue par Bon voyage. Dans ces deux derniers films, le réalisateur s’appliquait à dépeindre une période historique française mouvementée, entraînant ses personnages dans un grand récit romanesque. Le souffle de l’aventure et le déferlement des péripéties n’entament cependant en rien la rigueur et la vérité de la description du cadre. Ainsi Bon voyage, un des rares films à se dérouler dans une France de 1940 en pleine débandade, qui dépeignait avec lucidité la confusion du moment qui allait aboutir au régime pétainiste. Se situant durant la même période, La Vie de château montrait l’indolence et le détachement de la noblesse rurale face à la situation dramatique du pays. La comédie, l’aventure et le rythme effréné viennent heureusement toujours tempérer la noirceur de la toile de fond, en partie autobiographique pour Rappeneau, qui fut témoin enfant de ces événements.

Il en va de même avec Les Mariés de l’An II qui nous fait remonter plus loin dans le temps à l’époque de la Révolution. Sous le regard détaché de Jean-Paul Belmondo, on découvre donc un pays à feu et à sang rongé par les oppositions idéologiques. L’arrivée en barque du héros sur la côte nantaise laisse voir une jonchée de cadavres flottants. Plus tard, ce sera une ville de Nantes rongée par la famine où règne la suspicion d’un complot royaliste qui sera montrée. Suspicion qui entraîne procès et condamnations arbitraires comme va le découvrir à ses dépends Belmondo. Sans parler des décisions scandaleuses comme refuser du blé au peuple sous prétexte qu’il est douteux car provenant d’un supposé royaliste. Tout cela s’observe sous le trait d’un humour décapant (l’avocat de Belmondo qui, pour le défendre, l’enfonce encore plus pour bien paraître, grand moment comique) mais la virulence du propos demeure. La description de la noblesse réfugiée en campagne, détachée des réalités et à l’arrogance hautaine intacte est tout aussi cinglante. Volontairement, Rappeneau ramène les travers qu’il dénonçait dans les deux autres volets de sa trilogie au temps de la Révolution, puisque de tout temps les vraies personnalités se révèlent quand souffle le vent du chaos et de la tourmente.

L’influence fondamentale du cinéma américain sur Jean Paul Rappeneau, largement visible dans La Vie de château, se révèle dans tout son éclat avec Les Mariés de l’An II. Du propre aveu du réalisateur, il tenta de marier l’ampleur des westerns et des films d’aventure d'Anthony Mann avec le timing comique de Lubitsch. Objectif atteint, Rappeneau se montre clairement sans égal pour offrir de la screwball comedy à la française et de l’aventure trépidante. Déjà en tant que scénariste, son écriture avait largement contribué à la vitesse et au ton picaresque de L’Homme de Rio. Durant le tournage compliqué du film, le producteur Alain Poiré tenta à de nombreuses reprises de faire couper certaines séquences du script pas forcément indispensables à l’avancée de l’intrigue. Refus poli mais déterminé de l’intéressé, maniaque de ses écrits, et pour cause. Chez Rappeneau, le scénario et le découpage (ici réalisé en amont pour le film entier) sont les partitions d’une symphonie trouvant son accomplissement dans la mise en images. Derrière le vent de folie de chacun de ses films repose une horlogerie suisse méticuleusement préparée, un château de cartes qui s’effondre si l'on en retire le moindre élément. En ce sens, Rappeneau se rapproche des plus grands maîtres de la comédie (genre exigeant s’il en est malgré les apparences) puisqu’un Wilder, un Sturges ou un Lubitsch ne procédaient pas autrement. Cette science du rythme se manifeste de diverses manières dans le film, à commencer par sa concision étonnante (1h35 à peine !) au vu de l’enchaînement infernal de péripéties et de retournements de situation. Rendue imperceptible par Rappeneau, l’absence de vrais morceaux de bravoure jouant sur les cascades de Belmondo (qui entrait dans sa grande période casse-cou "Bebel") peut étonner. A chaque fois que l’occasion se présente pour le héros de mettre en valeur ses facultés physiques (grand argument publicitaire de ses films de l’époque), le réalisateur use de l’ellipse.

Le début du film, pendant lequel Philibert est emprisonné à plusieurs reprises, va ainsi constamment jouer de l’ellipse pour ses évasions. L’usage du montage est des plus inventifs, comme lorsque Georges Beller le dissimule dans une armoire avant son exécution. Alors qu'il est revenu le chercher, le meuble est vide. Vient ensuite cette séquence où Belmondo est enfermé seul dans un bureau d’où il observe de la fenêtre un jardin de roses. Un zoom avant en vue subjective nous rapproche de plus en plus des fleurs quand soudainement une main surgit dans le plan pour en arracher une. Il s’agit de Philibert qui poursuit tranquillement sa route, sans que l’on ait vu son escalade et sa descente depuis la fenêtre. Le fait d’y assister aurait ralenti l’intrigue et ne présentait pas d’autre intérêt que spectaculaire, inutile de s’y attarder. Tout le début du film fonctionne ainsi sur ce ton alerte où nous sommes alimentés en informations sur le contexte, les personnages (la voix off truculente et si particulière de Jean-Pierre Marielle fait merveille), emmenés d’un lieu à un autre en un temps record. Ce n’est que lorsque l’enjeu principal reposant sur les retrouvailles entre Charlotte et Nicolas se joue que le film daigne ralentir. Alors qu’on avait à peine pu savourer la reconstitution fastueuse auparavant (superbes costumes de Marcel Ecoffier), Rappeneau offre le plus beau moment du récit avec la fête clandestine chez les nobles cachés en campagne. Tout se marie idéalement sans le moindre dialogue : la grâce de la mise en scène accompagne la danse endiablée des nobles, le cache-cache et le jeu de regards entre Belmondo et Marlène Jobert, le tout porté très haut par la musique romantique de Michel Legrand qui signait là un de ses meilleurs scores.

Les courses-poursuites, coups de griffes et gifles entre le couple vedette ne sont pas oubliés par la suite mais s’inscrivent dans une temporalité moins bousculée. C’est seulement là, lorsque la dramaturgie l’exige, que le spectaculaire peut s’inviter. On aura ainsi droit à un duel à l’épée magistral entre Belmondo (forcément à son aise après le Cartouche de De Broca) et deux assaillants (l’équilibre entre les fracas des armes et la musique de Legrand est une nouvelle fois soufflante de précision), puis face au marquis ténébreux joué par Sami Frey. L’ironie peut alors s’estomper et les sentiments exploser, lorsque Charlotte si distante jusque-là fond littéralement lorsqu’elle pense Belmondo mort, oubliant ses rêves de noblesse pour courir au chevet de son homme. Le rapprochement final sur fond de bataille épique fonctionne de la même manière, le cadre chaotique du combat entre les armées française et anglaise servant d’obstacle à la réunion du couple (une hilarante scène de divorce en mairie avec un Bebel ahuri étant venue détendre l’atmosphère entre-temps). Pour ceux qui ne voient en Rappeneau qu’un cinéaste de la frénésie, l’autre histoire d’amour du film vient apporter un cinglant démenti. Même s’il leur réserve un beau moment intime dans un arbre, Philibert et Charlotte ne s’aiment que dans le conflit (l’hilarante scène finale appuyant définitivement ce fait). Plus romanesque, scandaleuse et littéraire, la passion interdite entre le frère et la sœur joués par Sami Frey et Laura Antonelli (qui pour l’anecdote sera en couple avec Belmondo suite au film) offre une vraie grâce dramatique et mélancolique aux Mariés de l'An II. Objectivement pas indispensable pour le récit (Alain Poiré voulut une nouvelle fois jouer du ciseau à ce sujet) mais fondamentale à l’équilibre du film.

Leur ultime scène offre une vraie mélancolie suspendue, les montrant chevaucher côte à côte et échanger le regard complice et triste des amants maudits. Le Rappeneau futur, moins cadencé et plus intériorisé de Cyrano et du Hussard sur le toit (le sous-estimé Tout feu tout flamme ayant annoncé le revirement), se dessine déjà dans ces instants.

Justin Kwedi

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LE SAUVAGE (1975)

Troisième film de Jean-Paul Rappeneau, Le Sauvage constitue un vrai virage dans la carrière du réalisateur. C’est en effet la première fois que Rappeneau développe une intrigue dans un cadre contemporain, chose qui n’arrivera par la suite que dans le mal-aimé mais excellent Tout feu tout flamme (1981). Cet environnement moderne change du coup la dynamique des films précédents où le rythme échevelé typique du réalisateur se mettait progressivement en place le temps de poser le contexte (l’Occupation dans La Vie de château (1966) et la France post- révolutionnaire sur Les Mariés de l’An II (1971)) et une élégante reconstitution. Les 40 premières minutes éreintantes du Sauvage contredisent ces habitudes, la vitesse et l’hystérie guidant la fuite en avant d’une Catherine Deneuve échappée d’un mariage avec un Italien trop possessif et qui pour ce faire dévaste tout sur son passage. Bagarres, poursuite et destruction massive seront provoquées par ce séduisant agent du chaos partout avant de se voir sauver la mise par Yves Montand.

Ce dernier après l’avoir secourue croit s'en être débarrassé et va avoir l'immense surprise de la trouver qui l'attend sur l'île déserte où il s'est retiré. Le meilleur du film arrive alors, avec une Deneuve plus enquiquineuse que jamais qui va encore provoquer moult disputes et catastrophes avant que les deux personnages se rapprochent progressivement. Le virage de l'hystérie à une veine plus romantique est magnifiquement géré par Rappeneau (les deux personnages couchent ensemble après que Montand a lancé un ananas sur la tête de Deneuve) avec un scénario qui réserve son lot de surprises, notamment sur le passé de Montand et les raisons de son exil. Deneuve est définitivement la plus belle incarnation de "l’emmerdeuse" chère à Rappeneau, campant un personnage voisin de celui qu'elle jouait déjà dans La Vie de Château. C’est une "Miss Catastrophe" insouciante qu'on a envie d'embrasser et de gifler à la fois, exaspérante et totalement craquante - le réalisateur est celui qui a su le mieux la rendre naturelle, hors du registre froid et éthéré où on l’enferme injustement.

Montand en vieux bougon retiré de tout est très bon également, faisant preuve d’un timing comique et arborant un superbe look de baroudeur. Avec le rythme qui ralentit, il orne son personnage d'un spleen touchant sur la dernière partie plus mélancolique. La réalisation précise et alerte de Rappeneau fait des miracles, notamment au montage puisque les scènes sur île sur laquelle se déroule l'histoire ont en fait été tournées sur trois décors différents, de la banlieue de Saint-Cloud en passant par les Bahamas et les Antilles, et l'illusion se révèle parfaite. Le film constitue encore aujourd’hui un modèle de comédie d’aventures (rappelons que Rappeneau a coécrit L’Homme de Rio) pour lequel les Américains ont longtemps envisagèrent un temps un remake. Si ce dernier ne vit jamais le jour, le film circula longtemps à Hollywood, rendant suspectes les similitudes avec des productions ultérieures comme À la poursuite du diamant vert (1984) de Robert Zemeckis ou 6 jours, 7 nuits (1998) d’Ivan Reitman.

Justin Kwedi

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TOUT FEU TOUT FLAMME (1981)

Tout feu tout flamme est un film charnière dans la filmographie de Jen-Paul Rappeneau. Encore teinté de la frénésie des premières réalisations mais lorgnant déjà vers le ton plus sombre et mélancolique de Cyrano et du Hussard sur le Toit, il offre un entre-deux auquel le public n’était sans doute pas encore prêt, ce qui explique son relatif échec commercial. Un des motifs récurrents des premières œuvres de Rappeneau, c’est la présence systématique d’héroïnes au caractère bien trempé, insupportables et craquantes à la fois. C’est leurs agissements inconsistants qui obligent le personnage masculin à se révéler à lui-même afin de les séduire. Le plus souvent agacé, celui-ci finit pourtant par succomber au charme de celle qui lui aura causé mille tourments.

Le contexte, les enjeux et les acteurs changent mais le schéma reste relativement le même durant ses trois premiers films, signe de l’influence de la screwball comedy qui fonctionne de manière identique. Philippe Noiret était poussé à devenir un héros de la Résistance par les trépignements d’ennui de Catherine Deneuve (La Vie de château), Belmondo contraint de se mêler à la grande Histoire pour reconquérir Marlène Jobert (Les Mariés de L’An II) et Yves Montand quittait sa retraite dorée pour les beaux yeux de Catherine Deneuve encore (Le Sauvage). On pourrait y ajouter la Isabelle Adjani de Bon voyage dont les caprices faisaient le malheur de Grégory Derangère. Exception notable cependant, l’enjeu était cette fois de se débarrasser de l’influence de la femme et non pas d’y céder. On l’aura vu, la femme est pour Rappeneau un être en ébullition et insatisfait, faisant des ravages sur son passage. Tout feu tout flamme fonctionne également sur les mêmes bases que les films précédents : relations amour / haine, comédie survoltée, course poursuite... Pourtant qu’arriverait-il à ce schéma si on en détournait les fondamentaux ? Et si l’emmerdeuse était un emmerdeur ? Si à la place du couple habituel on mettait en scène une relation filiale ? Qu’y aurait-il de nouveau à raconter ? C’est ce que cherche à savoir Rappeneau en grippant volontairement la mécanique huilée qui a fait sa gloire.

Après une première collaboration compliquée sur le tournage du Sauvage, Rappeneau et Yves Montand s'entendront à merveille sur ce second film tourné ensemble. Il est d’ailleurs amusant de constater que les seuls films du réalisateur se déroulant à une époque contemporaine ont été faits avec Montand. Celui-ci traduit au masculin les mémorables rôles d’empêcheuses de tourner en rond des films précédents en jouant un homme d’affaires un peu roublard et escroc. Son retour impromptu va bouleverser la vie de sa petite famille qui a appris à vivre sans lui, lorsqu’il va les entraîner dans une embrouille financière alambiquée. Isabelle Adjani est la fille aînée, celle qui a dû tout prendre en charge lors des absences à répétition d'un père ne réapparaissant qu’en cas de nécessité financière. L’enjeu se déplace donc de la réunion de couple à la réconciliation père / fille. Ce rapport nouveau dans sa filmographie ne freine absolument pas Rappeneau, qui réserve à ses héros des empoignades au moins aussi survoltées que celles entre Belmondo et Jobert dans Les Mariés de L'An II. Le film est toujours drôle et alerte, l’ennui ne pointe jamais mais en filigrane se dévoile un spleen inédit. Isabelle Adjani tombe le masque peu à peu, son caractère psychorigide et sévère dévoile en réalité une petite fille qui a manqué de la présence et de l'affection de son père. C’est lors d’une traque en campagne, où ils sont isolés tous les deux, que le rapprochement peut se faire. Rappeneau réserve alors de jolis moments de tendresse soulignant l'amour qui unit le père et la fille ainsi que le fossé provoqué par leur séparation. Le dialogue à propos de l'orage et surtout la scène de poursuite où Adjani avoue ne pas savoir faire de vélo (faute d’avoir eu quelqu’un pour lui apprendre enfant) offre à voir une séquence touchante avec un Montand donnant une leçon tardive. On retrouve là cet élément récurrent chez Rappeneau, qui consiste à utiliser un cadre naturel pour laisser ses personnages parler enfin à cœur ouvert. Evidemment, les exemples les plus frappants seraient l’île isolée abritant Deneuve et Montand dans Le Sauvage, mais aussi la scène d’amour sur l’arbre des Mariés de L’An II.

Même si, toujours juste et efficace, l'intrigue policière justifiant les conflits est traitée avec légèreté (le personnage de Nash pourrait être bien plus menaçant), servant davantage de prétexte notamment par sa résolution un peu facile. La famille désormais unie, la conclusion sera douce-amère avec Yves Montand à nouveau sur le départ et qui va encore confier ses responsabilités à Isabelle Adjani. En un dernier regard et sans un mot, tout est dit. La fille ne se sentira plus jamais abandonnée, son père l’aime et pense à elle. Elle veillera sur la famille en attendant son retour.

Justin Kwedi

CYRANO DE BERGERAC (1990)

Lorsque pour la première fois on propose à Jean-Paul Rappeneau de tourner une adaptation de Cyrano de Bergerac, celui-ci hésite. Il ne sait comment faire du cinéma avec cette forêt de mots, avec ce texte qui semble taillé uniquement pour une scène de théâtre. Pourtant, son goût pour l’œuvre de Rostand finira par le convaincre, pour notre plus grand bonheur. Pour la première fois, le cinéaste collabore avec Jean-Claude Carrière, et les deux hommes nous offrent une adaptation remarquable, à la fois moderne et authentique. Le travail est pourtant considérable, il faut simplifier un texte long et parfois obscur pour l’adapter à la durée d’un film et le rendre compréhensible. Le résultat est une grande réussite et offre un film à la fois formidablement rythmé et poétique. En choisissant de conserver une structure en alexandrins, les auteurs prirent le risque d’écrire un film moins facilement accessible. Mais à l’écran les vers s’imposent comme une évidence, et l’on oublie très vite cette forme inhabituelle pour se laisser porter par la force des mots et par l’élégance des dialogues.

Pour le réalisateur, conserver les alexandrins visait à donner au film son rythme, à lui offrir une dimension musicale qui en ferait une symphonie filmée. Le texte associé à la mise en scène de Jean-Paul Rappeneau, qui maintient en mouvement quasi perpétuel sa caméra comme ses personnages, fait de Cyrano de Bergerac un ballet ininterrompu et magnifique, qui ne peut être comparé dans le registre du cinéma de cape et d’épée qu’au formidable Scaramouche de George Sidney, un cinéaste spécialiste - ce n’est pas une coïncidence hasardeuse - de la comédie musicale. Toujours en rupture avec la tradition du film de cape d’épée, Rappeneau fait également le choix de s’affranchir de l’esthétique habituelle du genre. Adieu les couleurs criardes et le style Louis XIII, le réalisateur propose une image plus nuancée, reflet du destin tourmenté de ses personnages. La réussite visuelle est totale et recevra même l’hommage mérité de l’Académie des Oscars, qui récompensera à juste titre le travail de la costumière Franca Squarciapino. Car Cyrano ne doit pas être qu’un spectacle, c’est aussi et surtout une histoire puissamment émouvante, un sujet simple mais on ne peut plus touchant, un homme qui ne s’aime pas, qui se trouve laid et ne sait pas à quel point il est profondément beau. Il fallait un acteur d’exception pour incarner cet ogre fragile. Gérard Depardieu, au sommet de son immense talent, s’offre peut-être avec Cyrano ce qui restera comme son plus grand rôle, celui qui met le mieux en valeur ses multiples facettes, ses forces et ses faiblesses. Au cœur d’un casting rassemblant essentiellement des gens de théâtre, naturellement à l’aise avec les mots de Carrière et Rappeneau, Depardieu crève l’écran, bouleversant comme jamais. On n’imagine plus aujourd’hui quiconque se glisser dans ce rôle, il est devenu le seul Cyrano, pour l’éternité.

Porté par la sublime musique de Jean-Claude Petit, l’un des plus beaux thèmes de l’histoire du cinéma français, Cyrano de Bergerac est un chef d’œuvre. Et contrairement aux craintes de ses producteurs et de son réalisateur, il reçut un triomphe critique et publique mérité. En un film, Jean-Paul Rappeneau a renversé les codes du cinéma de cape et d’épée français et balayé une tradition que l’on est en droit de trouver poussiéreuse pour nous offrir un film d’une puissance et d’un lyrisme inégalés.

Philippe Paul

LE HUSSARD SUR LE TOIT (1995)

Quel amoureux du chef-d’œuvre de Jean Giono aurait pu croire qu’une de ses adaptations cinématographiques lui aurait procuré presque autant d’émotions que la lecture du roman ? Mais avec Jean-Paul Rappeneau à la baguette, il n’est finalement pas étonnant que la réussite soit de la partie. Réussite d’autant plus exemplaire que le roman faisait partie de ces soi-disant "inadaptables" (tour à tour René Clément, Jean Delannoy, Giono lui-même, François Villiers, Luis Bunuel, Christian Marquand, Frédéric Rossif... s’y étaient cassés les dents). Et pourtant, le cinéaste maîtrise son film de main de maître, et ce à tous les niveaux, à commencer par sa mise en scène déliée, ample et lyrique qui embrase à merveille cette émouvante histoire d’amour entre Angelo, jeune homme fougueux, et la belle Pauline de Théus.

Mené tambour battant tout en restant très fidèle à l’œuvre originale, le film de Rappeneau est aussi porté à bout de bras par ses acteurs. Comment arriver à incarner ce héros mythique de la littérature française, Angelo, naïf, timide, maladroit, soupe-au-lait mais d’une noblesse de cœur qui pourrait passer pour anachronique à notre époque ? Huée par la critique à sa sortie, la prestation d’Olivier Martinez est pourtant tout à fait remarquable ; il EST Angelo et après l’avoir vu, on a du mal à imaginer un autre comédien capable de faire mieux. Juliette Binoche ne démérite pas au contraire et leur duo forme l'un des couples plus romantiques vus sur grand écran ces dernières années. Rappeneau utilise à merveille son très gros budget (le plus gros du cinéma français à l’époque) qui est restitué sur l’écran pour le bonheur des spectateurs qui en ont pour leur argent et leurs émotions : décors, reconstitutions, costumes, photographie, musique, tout se révèle parfait.

Et l’alchimie fonctionne : on tremble (l’histoire se déroule en 1832 en Provence alors que le choléra fait des ravages), on rit, on pleure et on est profondément émus. Du vrai, du très bon cinéma populaire dans le sens noble du terme, certainement l’une des plus belles réussites dans ce domaine du cinéma français (sans vouloir établir de hiérarchie mais seulement dans le but d'attiser la curiosité des plus réfractaires aux Angélique et autres Capitaine Fracasse ou Pardaillan, n'ayons pas peur d'affirmer que nous volons ici à cent coudées au dessus des œuvres de messieurs.

Erick Maurel

BON VOYAGE (2003)

Bon Voyage est un des échecs commerciaux les plus injustes de ces dernières années pour ce qui est sans conteste le plus beau film français de la décennie 2000. Une suite de décisions malheureuses (une sortie trop précoce en avril après avoir renoncé à aller à Cannes malgré la critique dithyrambique et où le casting prestigieux aurait attiré l’attention) et le contexte historique du film peu attrayant au premier abord causeront donc une carrière en salle mitigée pour ce qui s'offrait pourtant comme un classique moderne en puissance. Depuis, Jean-Paul Rappeneau, déjà peu prolifique (sept films à peine en 40 ans de carrière), n’avait plus rien réalisé malgré l’amorce de plusieurs projets. Peut-être avait-t-il aussi le sentiment d’avoir tout dit dans Bon voyage, tant le film représente la quintessence de son art.

Bon voyage conclut en quelque sorte pour le réalisateur une trilogie historique sur la France en crise démarrée avec La Vie de Château (1966) et poursuivie dans Les Mariés de l’An Deux (1971). Le premier se déroulait dans une France provinciale sous l’Occupation tandis que le second reculait dans le temps pour nous plonger dans un pays dans le tumulte post-révolutionnaire. Les deux films usaient de ce contexte pour alterner descriptions mordantes des écarts de ces périodes agitées et chassé-croisé amoureux trépidant avec les couples Philippe Noiret / Catherine Deneuve puis Jean-Paul Belmondo / Marlène Jobert. Bon voyage s’avère encore plus riche et bien plus personnel pour Rappeneau qui s’attaque à un cadre peu exploré par le cinéma français, celui de la confusion ayant eu court entre la défaite française de 1940 et l’arrivée des Allemands - et donc les bouleversements qui ont amené le pays à la capitulation et à la collaboration avec l’ennemi. Pour Rappeneau, né en 1932, ce moment est synonyme de souvenirs d’enfance mouvementés et il parviendra à nouveau à croiser un point de vue acéré sur ce moment crucial de notre histoire avec une intrigue romanesque palpitante.

Plusieurs genres se bousculent au sein de Bon voyage, Rappeneau n’ayant jamais approché plus près son modèle, le Lubitsch de To Be or Not To Be. Romance, espionnage et politique se mêlent donc au gré des pérégrinations d’une dizaine de personnages. On y trouve la star de cinéma Viviane Denvert (Isabelle Adjani) qui va peu avant la défaite mêler son amour d’enfance Frédéric (Grégori Derangère) à un meurtre qu’elle a commis, le faisant malgré elle emprisonner à sa place. La débâcle de 40 permettra à Frédéric de s’évader en compagnie du voyou Raoul (Yvan Attal), et à l’instar du gouvernement et de la bourgeoisie parisienne il se rendra à Bordeaux retrouver Viviane désormais protégée du ministre de l’Intérieur Beaufort (Gérard Depardieu). Là sa route croise celle de Camille (Virginie Ledoyen), une agrégée tentant de faire fuir le pays par tous les moyens au professeur Kopolski qui doit protéger des Allemands le secret de l’arme nucléaire représenté par l’eau lourde qu’il transporte. Voilà une intrigue pleine comme un œuf que Rappeneau va mener avec son brio coutumier sur un script brillant écrit avec Patrick Modiano. L’arrière-plan de cette France plongée dans le chaos crée une urgence de tous les instants, derrière les course poursuites se dévoilent quelques tableaux saisissants : le tumulte de la ville de Bordeaux plongée dans la crainte de l’invasion allemande et de la décision du gouvernement, ce même gouvernement usé, résigné entre politiciens opportunistes et ambitieux, par les indécis apeurés suivant aveuglément les consignes de la capitulation. L’agitation de la bourgeoisie parisienne venue se réfugier en province, mêlant patriotes et futurs collaborateurs, est brillamment croquée au détour de quelques situations et dialogues, la France populaire anxieuse et subissant déjà les privations aussi avec des visions saisissantes de rues bondées dans ce funeste mois de juin 1940.

Ce sont bien les aventures de nos héros et la fougue que met Rappeneau à les raconter qui évitent au film de sombrer dans une tonalité funèbre de rigueur. Là aussi, on retrouvera des figures bien connues. Isabelle Adjani en starlette égocentrique et manipulatrice offre une de ses plus épatantes prestations récentes. Tout en minauderies et de séduction calculée, elle agace autant qu’elle émeut par cette valse entre sentiments sincères (les quelques moments d’abandon avec Frédéric où elle tombe le masque et redevient l’amoureuse d’antan sont réellement touchants) et attrait pour le luxe, ne perdant jamais de temps pour se trouver un nouveau, riche et puissant protecteur. Elle incarne la facette typique de "l’emmerdeuse", type de personnage cher à Rappenau dont les écarts exaspèrent et séduisent le héros masculins (Catherine Deneuve dans La Vie de Château et Le Sauvage, Marlène Jobert dans Les Mariés de l’An Deux où "l’emmerdeur" paternel Yves Montand dans Tout feu tout flamme), le forçant à évoluer. Rappeneau change cependant la donne ici puisque l’emmerdeuse s’avère néfaste et le salut du héros ne repose plus sur le rapprochement avec elle mais par son abandon. A la place des habituelles gifles et portes qui claquent, on aura ainsi une romance tout en non-dits et en regards entre Grégori Derangère et Virginie Ledoyen. Derangère, jeune premier tout en panache et en maladresse, est épatant (et obtiendra le César du meilleur espoir) et Virginie Ledoyen cachant son émoi derrière ses lunettes et son franc-parler se montre très attachante aussi. On saluera aussi Yvan Attal, naturel et décontracté en voyou gouailleur.

Le rythme est mené tambour battant, les rebondissements s’enchaînent dans une intrigue d’espionnage rondement menée où Rappeneau multiplie les moments de suspense plein d’énergie : Frédéric reconnu et obligé de fuir en plein restaurant, l’affrontement avec des espions nazis au petit matin, une poursuite en voiture dans les rues de Bordeaux... Comme dans les deux précédents films de la "trilogie", Rappeneau soigne son arrière-plan historique par sa maîtrise technique (cadrages millimétrés, montage virevoltant, effets spéciaux invisibles et reconstitution soignée) et sa vision ironique des bouleversements d’alors. Cependant, il n’oublie jamais qu’il n’est pas historien mais conteur et les enjeux reposeront toujours sur le parcours individuel de ses personnages. En devenant un héros de la Résistance, Philippe Noiret retrouvait l’amour et le respect de sa femme dans La Vie de Château ; Belmondo ne traversait les soubresauts de la Révolution que pour mieux renouer avec Marlène Jobert dans Les Mariés de l'An Deux. Il en va de même ici où le réalisateur ne cède pas la facilité de conclure son film sur la Libération. La France est toujours occupée mais son couple s’est enfin avoué ses sentiments ; la Grande Histoire elle, peut continuer...

Justin Kwedi

Par Justin Kwedi, Erick Maurel, Philippe Paul - le 13 octobre 2015