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Portraits

jane campion à travers ses films

Née à Wellington (Nouvelle-Zélande) en 1954, Jane Campion réalise cinq courts métrages entre 1982 et 1986, dont Peel qui obtient la Palme d'or du court à Cannes. Elle réalise un très beau téléfilm en 1986 (2 Friends) puis signe trois ans plus tard son premier long métrage pour le cinéma, Sweetie, sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes. Son film suivant, Un ange à ma table, obtient le Prix du Jury au Festival de Venise, et sa consécration est totale en 1993 avec une Palme d'or pour La Leçon de piano. Son cinéma tourne autour de figures féminines confrontées à leur milieu social ou familial, s'intéresse à la folie et la création, se déploie autour d'un style très personnel naviguant entre classicisme et maniérisme. A l'occasion de la sortie chez Pathé d'un coffret regroupant l'intégralité de ses réalisations, retour sur trente ans de beau et de grand cinéma...

les courts metrages

Sur les huit courts métrages dont Jane Campion est l’auteure, six d’entre eux ont été réalisés durant la première moitié des années 1980 : Tissues (1980), Peel, exercice de discipline (An Exercise in Discipline - Peel, 1982), Passionless Moments (1983), Mishaps of Seduction and Conquest (1984), Histoire de jeune fille (A Girl's Own Story, 1984) et After Hours (1984). L’essentiel des œuvres brèves de la cinéaste date donc de la période durant laquelle Jane Campion s’est formée à la réalisation. Tissues fut ainsi filmé en super 8 lors du passage de la Néo-Zélandaise au Sydney College of the Arts. Quant aux cinq courts métrages suivants, tous furent mis en scène durant les années passées par Jane Campion à l’Australian Film, Television and Radio School. S’il s’agit donc là de films de jeunesse dans l’acception biographique - Jane Campion les réalise entre vingt-six et trente ans - et artistique du terme - la cinéaste devra attendre 1987 et Two Friends pour mettre en scène son premier long-métrage -, l’ensemble impressionne cependant déjà par sa forte singularité formelle comme par sa grande cohérence thématique.

Cette sixaine déploie en effet d’emblée ce langage cinématographique au fondement des futurs chefs-d’œuvre de la réalisatrice, permettant d’embrasser la totalité de la réalité physique comme mentale d’un personnage tout en proposant un point de vue renouvelé sur celui-ci. Dès Tissues, Jane Campion parcourt une vaste échelle de plans allant du gros plan fragmentaire enregistrant au plus près un geste jusqu’à de vastes compositions inscrivant ses protagonistes dans des décors riches en significations métaphoriques. Puis avec Peel - dont la maîtrise formelle lui valut la Palme d’or du court métrage au Festival de Cannes en 1982 -, Jane Campion forge son art du décentrement du regard des spectateurs et spectatrices en jouant remarquablement du décadrage et de la contre-plongée. Autant de traits visuels que l’on retrouvera dans les quatre films suivants, confirmant en outre le goût affirmé de Jane Campion pour une imagerie d’inspiration surréaliste. Comme dans Passionless Moments et Histoire de jeune fille dont l’élégant noir et blanc magnifie des visions parfois burlesques, parfois inquiétantes et toute marquées du sceau de l’onirisme. Le langage cinématographique ainsi défini par Jane Campion à l’occasion de ces œuvres liminaires lui permet d’explorer au plus profond des sujets qu’elle n’aura, là encore, de cesse de travailler dans ses longs métrages.

Tous marqués par un même féminisme - particulièrement explicite dans le militant After Hours qui fait la glaçante chronique d’un cas de harcèlement sexuel -, ces premiers actes de cinéma de Jane Campion envisagent avec une même acuité la sexualité féminine ou bien encore les difficultés des relations entre hommes et femmes. Ces films disent aussi, de manière déjà remarquable, le rôle central joué par l’imaginaire dans la détermination d’une existence humaine. Que ce soit de manière aliénante, comme chez les névrosé.e.s de Tissues, de Peel et de Histoire de jeune fille. Ou bien d’une façon jouissivement féconde à l’instar de nombre des personnages de Passionless Moments, à l’imagination débordante et qui forment autant de créateurs et de créatrices en puissance.

Bien que manifestement très à l’aise dans l’exercice du court métrage, passé 1984, Jane Campion s’en éloignera durant de longues années. Il faudra en effet attendre les années 2000 pour que la cinéaste y revienne à l’occasion du Journal de l’eau (Water Diary, 2006). Ce récit aux limites du fantastique - une jeune violoniste tente de conjurer par sa musique une sécheresse chronique - offre de nouveau un bel exemple de la maîtrise du genre court par Jane Campion. Fidèle de bout en bout à son univers formel, la réalisatrice y confirme une sensibilité écologique que l’on pressentait déjà dans nombre de ses œuvres précédentes en s’engageant ici pour le développement durable. Son féminisme n’en est pas moins présent, puisque c’est à des femmes que l’on doit cet acte magique par lequel une communauté rurale essaye de faire tomber la pluie. La défense de la condition féminine est aussi au cœur du dernier court métrage en date de Jane Campion, The Lady Bug (2007), qui constitue la participation de la seule titulaire féminine de la Palme d’or (du long métrage) à Chacun son cinéma, cette œuvre chorale commémorant le soixantième anniversaire du Festival de Cannes. Mettant en scène une gracieuse et surprenante femme-insecte, The Lady Bug résume, en quelques plans malicieux et allégoriques, l’intensité du désir créatif chez les femmes... de même que leurs difficultés à réaliser celui-ci face à la domination masculine s’exerçant (comme ailleurs) dans les univers artistiques. Et notamment celui du cinéma. En moins de trois minutes, c’est à la fois un autoportrait plein de lucidité, un geste revendicatif fort et un moment empreint d’onirisme que Jane Campion réussit à élaborer avec The Lady Bug. Ce dernier constituant, de même que ses autres films courts, autant de démonstrations à part entière de l’irréductible génie cinématographique de Jane Campion.

Pierre Charrel

Deux amies (2 Friends, 1987)

Louise et Kelly sont inséparables depuis leur premiers pas mais à quinze ans arrive le temps où elles doivent, chacune de leur côté, faire leur chemin dans la vie. Louise est discrète et peine à quitter le cocon familial tandis que Kelly, adolescente rebelle et un peu punk, quitte l'école pour s'en aller vivre dans une squat, son beau-père ayant refusé de lui payer l'université où elle a été reçue avec Louise. L'éloignement géographique mais aussi leurs différences font que leur amitié si pure, si totale, s'efface peu à peu.

Dans ce très beau téléfilm, Jane Campion, trois ans avant son premier long métrage Sweetie, montre déjà son immense talent à composer de beaux portraits de femmes et à révéler les failles intérieures de ses personnages. Elle scrute finement les relations entre Louise et Kelly à travers une construction à rebours qui lui permet d'explorer le va-et-vient de l'amitié, la façon dont celle-ci s'est construite avant de s'effilocher au fil du temps. Mais ce n'est pas le seul sujet de ce film délicat, et à travers le portrait de ces deux sœurs de sang, Campion observe comment un individu se voit et se construit au contact de l'autre. Louise et Kelly prennent chacune modèle sur l'autre, elles partagent tout mais elles sont bien au final deux êtres distincts qui se positionnent différemment par rapport à leur entourage, leur famille ou les institutions. Kelly prend le large, sentant qu'elle doit se séparer de Louise pour que toutes les deux se mettent à vivre. Louise, quant à elle, ne comprend pas que leur histoire puisse s'arrêter là. En s'attachant à des détails, aux gestes et aux regards, Jane Campion dit énormément de choses sur l'enfance et la façon dont on grandit sans alourdir le film par un vain flot de paroles. Porteur d'un vrai regard sur l'adolescence, Deux amies est un film tendre mais lucide sur l'amitié et le temps qui passe.

Olivier Bitoun

Sweetie (1989)

Kay (Karen Colston) rencontre Louis (Yom Lycos) et se précipite sur lui : une voyante vient de lui annoncer qu'elle trouverait le grand amour aux côtés d'un garçon marqué par un « point d'interrogation sur le visage » et Louis possède une chevelure en forme de "question mark". Kay et Louis se mettent en couple et tout va pour le mieux jusqu'au jour où il plante un arbrisseau dans leur jardin. Kay est alors prise d'une grande crise d'angoisse, cet arbuste réveillant en elle un passé qu'elle essaie d'étouffer. Le lendemain, sa sœur Sweetie (Genevieve Lemon) débarque chez eux...

Avec ce premier long métrage, Jane Campion affine encore un style déjà perceptible dans Deux amies. On retrouve ce regard mi-clinique mi-tendre sur ses personnages et cette capacité à faire poindre par quelques détails tout ce qui s'agite secrètement en eux. La cinéaste guette les fissures de ses personnages et, lorsque ces dernières sont révélées, elle s'engouffre dedans, le film prenant alors la forme d'une enquête visant à expliquer d'où vient leur mal-être et leurs douleurs existentielles. Comme dans Deux amies, Campion part d'une surface lisse (l'amitié, l'amour, le foyer) pour ensuite contourner cette façade, se glisser derrière et regarder ce qui se passe vraiment dans ces vies. Alors que Kay se voit contrainte de faire face à ses traumas, aux histoires enfouies, tout bascule et le désordre et le chaos s'emparent du film. Ce basculement s'opère avec Sweetie venant envahir la vie de Kay. Mais elle n'est qu'un révélateur, Kay étant dès l'origine un personnage plein de zones d'ombre, pétrie d'angoisse et de superstitions, névrosée et frigide. Mais avec Sweetie, c'est le grand retour du refoulé, la sœur étalant au grand jour par son comportement psychotique toute une histoire que Kay la puritaine gardait cachée, quitte à être rongée par elle. Sweetie vient mettre à bas la petite vie artificielle de Kay, l'obligeant à porter un regard lucide sur ce qu'elle est. Ce faisant, elle redonne aussi de la sève et des couleurs à cet univers glacé, de la sensualité dans le monde anorexique de Kay. Kay et Sweetie sont comme Louise et Kelly, les héroïnes de Deux amies. Tout les oppose (la première est fine et discrète, la seconde obèse et excentrique) mais elles viennent du même endroit, partagent une même histoire. Ces deux couples ont la même fonction pour Campion : montrer comment d'une unité on en arrive à des contraires. Ou plus largement, comment une structure (sociale, familiale, individuelle) qui se veut solide et inaltérable en vient à éclater.

La cinéaste, comme ce sera souvent le cas dans sa filmographie, a tendance à en rajouter à l'image : décadrages, couleurs saturées, déformations en grand angle, hiératisme des personnages, profondeur de champ, apparitions fantastiques et scènes irréelles... Si l'on aime le maniérisme au cinéma, chez Campion celui-ci agit parfois de façon discordante, heurtant de plein fouet la finesse avec laquelle elle peint ses personnages et cette façon bien à elle d'en dire énormément à partir de détails discrets. La cinéaste ne semble pas toujours savoir quel chemin prendre et ses films sont souvent bancals, malhabiles ; mais c'est aussi le prix à payer pour un artiste lorsqu'il ne souhaite pas se conformer aux canons narratifs ou esthétiques communs. Ainsi, malgré une mise en images parfois lourdement signifiante, il se dégage une réelle force de Sweetie. L'emphase visuelle de Jane Campion fait souvent mouche, comme lorsqu'elle utilise la métaphore végétale pour incarner à l'écran le trouble de Kay, obsédée par des images de racines courant sous la terre et qui voit en Sweetie une mauvaise herbe qui vient envahir son jardin et qu'il faut arracher. Sweetie navigue ainsi étrangement entre la finesse des traits et l'outrance des images kitsch, des visions grotesques, de cette Sweetie qui dévaste tout sur son passage. Si le film ne trouve pas toujours son juste équilibre, Campion fait preuve pour son premier long métrage d'une audace et d'une virtuosité souvent sidérantes. Et comme elle est toujours au service de ses personnages, ses quelques dérapages n'empêchent en rien Sweetie d'être une œuvre douloureuse et bouleversante sur le pourrissement d'une famille et sur la perte de l'innocence.

Olivier Bitoun

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Un ange à ma table (An Angel at My Table, 1990)

La petite Janet Frame souffre de son corps enveloppé, de sa chevelure rousse qui pousse sur sa tête comme un buisson sauvage, des moqueries de son entourage, du puritanisme de son père. Elle souffre à la mort d'une sœur, elle souffre des crises d'épilepsie de l'un de ses frères, elle souffre d'un cadre scolaire qui entend étouffer son besoin de créer. Car, pour échapper à cette vie, Janet se plonge dans les livres et écrit des poèmes. Alors qu'elle grandit avec l'affirmation de son caractère farouche et de son obstination, son entourage est convaincu qu'elle est atteinte de schizophrénie. Pendant huit années, elle va de maisons de repos en asiles psychiatriques, subissant près de deux cent séances d'électrochocs et échappant de peu à la lobotomie. Car vaille que vaille elle continue à écrire et, obtenant un prix littéraire, elle parvient un temps à se libérer de ses entraves...

Un ange à ma table est l'adaptation d'une trilogie autobiographique de Janet Frame, des romans qui ont été pour la cinéaste une immense révélation et une source d'inspiration pour sa propre œuvre. Le poids de la famille et du puritanisme, les fissures d'un être qui deviennent de plus en plus béantes et ouvrent sur un monde caché, l'existence qui se délite... autant de thèmes que l'on trouvait déjà dans Deux amies et Sweetie et qui courront tout au long de sa filmographie. Jane Campion évoque l'enfance et l'adolescence de Janet Frame à partir d'une série d'instantanés. Ce montage syncopé construit par petites touches l'histoire de cette femme et fait, doucement, monter l'émotion. Chaque séquence est comme un tableau proposant de nombreuses informations. Le spectateur ne saisit pas tout du premier regard, mais les éléments s'imbriquent, créant la substance du monde dans lequel évolue Janet, donnant à ressentir son univers intérieur, ses sentiments et ses pensées. Campion abandonne les afféteries visuelles de Sweetie au profit d'un style visant à l'épure. Elle aspire le spectateur dans son histoire et évite tout mouvement brusque pour qu'il ne sorte plus de la torpeur qui le saisit. Dès que le drame risque de devenir lacrymal, elle se retire, étouffe le trop plein d'émotions. Non par peur des larmes, mais pour ne pas briser l'état quasi hypnotique dans le lequel le spectateur est plongé. C'est un film lyrique, mais d'un lyrisme en sourdine, calmé, dompté.

Les deux premières parties sont à la fois denses (pour les informations qui transitent à chaque plan) et légères, Campion utilisant avec maestria les ellipses et la temporalité du montage. De très nombreuses scènes se succèdent, les informations affluent mais tout est fluide, aérien, évident. La cinéaste est particulièrement brillante dans la partie dédiée à l'enfance où l'on saisit comment une pensée, une mémoire, une vie à venir se construisent à partir de sensations et de stimuli externes. On est ainsi portés jusqu'à une troisième partie, plus conventionnelle, qui voit Janet parcourir l'Europe après avoir bénéficié d'une bourse pour voyager à travers le vieux continent. Conçu à l'origine comme une série de trois films pour la télévision, Un ange à ma table est devenu un long métrage de près de trois heures, une œuvre lyrique et romanesque à l'incroyable puissance d'évocation - et ce même si Jane Campion joue constamment sur la retenue - et dont les ramifications ouvrent sur d'infinies considérations sur la nature humaine. Magistral.

Olivier Bitoun

La Leçon de piano (The Piano, 1993)

Après Sweetie, son premier long métrage aussi agaçant que passionnant, et Un ange à ma table, deuxième opus plus apaisé et étonnamment maîtrisé, Jane Campion, réalisatrice surdouée, met (presque) tout le monde d’accord avec son troisième film, récoltant récompense sur récompense toutes amplement méritées. Le cinéma néo-zélandais, avec aussi Lee Tamahori (dont le talent a malheureusement totalement disparu en passant à Hollywood), venait ainsi brillamment se montrer sur les devants de la scène cinématographique internationale. The Piano raconte l’histoire d’une veuve muette et passionnée de musique qui débarque avec sa fillette et son piano sur les côtes sauvages de Nouvelle-Zélande, où elle doit y rencontrer un colon avec qui on doit la remarier. Son futur époux, ne voulant pas s’encombrer de l’instrument, décide de le laisser sur la plage. Mais un voisin, vivant au contact des Maoris, décide de le ramener chez lui. Il fait un marché avec la jeune femme afin qu’elle puisse récupérer son instrument de musique ; elle devra payer chaque touche noire en se soumettant à ses fantaisies érotiques sous couvert de lui octroyer des leçons de piano...

Histoire originale et totalement personnelle écrite par la réalisatrice qui réussit la parfaite synthèse de ses deux premiers films : mélange de lyrisme échevelé, de sensualité exacerbée, d’érotisme et de romanesque, le tout filmé avec virtuosité et poésie et somptueusement photographié. On sent une touche "minellienne" dans le style de Jane Campion, cet accord parfait entre exacerbation et retenue, entre folie et élégance. D’ailleurs, Anna Paquin et son personnage ne sont pas très éloignés de celui de Tootie, interprété par Margaret O’Brien dans Meet me in St-Louis, cette petite fille très émotive aux idées morbides qui observe vivre les autres membres de sa famille, réceptacle des émotions d’autrui qui viennent la briser mais en même temps la faire ressortir de ces épreuves presque plus mature que les protagonistes adultes. La Leçon de piano, une sorte de Hauts de Hurlevent sauvage et charnel, pervers et profondément romantique, impose Jane Campion comme l’une des cinéastes les plus douées quand il s’agit de décrire la montée du désir, ici entre Harvey Keitel et Holly Hunter, tous deux aussi fabuleux l’un que l’autre. Une œuvre unique, émouvante et troublante qui ne cessera de se rappeler à vous dès que vous réentendrez la magnifique partition composée par Michael Nyman, le musicien attitré de Peter Greenaway à ses débuts, qui - n'en déplaise aux puristes - a écrit un véritable chef-d’œuvre au point de le réarranger pour en faire un concerto pour piano digne des plus beaux concertos romantiques. Quant à la cinéaste, elle ne se reposera pas sur ses lauriers ; elle va au contraire continuer sur sa lancée avec des films plus radicaux, peut-être un peu moins maîtrisés mais tout aussi dignes d’intérêt, que ce soit Portrait de femme, Holy Smoke et In The Cut...

Erick Maurel

La Chronique du film

Portrait de femme (The Portrait of a Lady, 1996)

Portrait de femme trouve naturellement sa place dans la filmographie de Jane Campion hantée par des figures féminines tourmentées qui nous présente, comme dans La Leçon de Piano ou Sweetie, un personnage secret qui se découvre dans le déroulé du film. Isabel Archer (Nicole Kidman) est une Américaine qui tente sa chance dans la haute société britannique. Elle vient d’hériter d’un riche oncle et se présente comme une femme libre et indépendante en quête de ce que le monde peut lui offrir de plus agréable. Jane Campion aligne les scènes attendues du genre (le film est une adaptation de Henry James) : le bal, les voyages exotiques, les intérieurs raffinés, le récital de piano, les fragiles porcelaines, les décors feutrés... un cadre on ne peut plus classique mais utilisé ici avec une ironie féroce. Dans Portrait de femme, il n’y a guère de place pour le sentimentalisme, et le récit se révèle être d’une grande cruauté. Isabel Archer rêve en effet de passion, de liberté, mais ses illusions ne servent qu’à créer sa propre prison. Se persuadant d’être tombée amoureuse, de vivre une grande et belle histoire d’amour avec un homme mystérieux, elle tombe dans les mains d’un aventurier sadique et manipulateur, Gilbert Osmond (John Malkovich) et passe à côté de celui qui aurait effectivement pu combler ses rêves, son cousin Ralph Touchett (le trop rare Martin Donovan). Isabel se croit forte, mais sa naïveté va déclencher sa perte. Elle se croit anticonformiste mais ne se révèle n’être finalement qu’une femme soumise. Ce n’est pas le récit d’une ascension, mais d’une chute, d’autant plus brutale qu’elle n’est le fait que des choix de son héroïne.

Isabel a tout ce qu’il faut pour être une femme émancipée, ses chaînes elle va les chercher, sa soumission elle la crée. Si elle rejette trois prétendants pour se jeter dans les griffes d’Osmond, c’est qu’elle est persuadée de les dominer, et lui pas. Il la subjugue, elle est irrésistiblement attirée car au fond d’elle il y a cette envie d’être dominée, de ne plus être maîtresse de son destin et d’être ramenée dans la norme. C’est là que la mise en scène de Campion, trop rapidement décrétée académique, prend toute sa saveur : elle n’est qu’illusion. La reconstitution impeccable et soignée de la société victorienne est un leurre partagé par Isabel et le spectateur. L’Europe de la haute société qu’Isabel parcourt n’est que surface. Elle tente de rester en équilibre sur cette fine surface, de ne pas la percer, car elle sent que sous cette société policée sont tapies les pulsions les plus primitives. Jane Campion nous fait ressentir la fragilité de cette membrane par sa mise en scène : son académisme affiché n’est que ce que cette société entend faire voir d’elle, et quelques éclairs quasi expérimentaux nous font ressentir ce qui grouille en dessous. Nicole Kidman est admirable, son visage froid et impassible laissant échapper par mégarde toute la douleur de son personnage, sa panique et sa peur. John Malkovich, comme trop souvent, cabotine, mais c’est aussi ce qui rend son personnage intéressant : un méchant assumé, sans subtilité, que le spectateur identifie immédiatement comme tel. Portrait de femme est l’une des œuvres les plus formellement maîtrisées de Jane Campion. Un film moins immédiatement évident qu'Un ange à ma table ou La Leçon de piano car il livre plus difficilement ses secrets. Mystérieux, profond, subtil et inquiétant, c’est une œuvre romantique qui refuse la sentimentalité facile au risque de déplaire.

Olivier Bitoun

La chronique du film

Holy Smoke (1999)

Cinquième opus de la formidable filmographie de Jane Campion, Holy Smoke, tout comme son précédent Portrait de femme, fut dans l’ensemble assez tièdement accueilli par la critique française. Il est vrai qu’après le galop d’essai d’une étonnante vitalité et d’une constante inventivité que constituait Sweetie, suivi de ses deux quasi parfaits Un ange à ma table et La Leçon de piano (ce dernier consacré dans le monde entier et notamment à Cannes où il reçut la récompense suprême), les deux œuvres suivantes de la cinéaste semblèrent pour beaucoup bien en deçà. Pour Holy Smoke, la talentueuse cinéaste néo-zélandaise fait de nouveau appel à l’acteur principal de La Leçon de piano, Harvey Keitel, ainsi qu’à l’actrice qui sortait alors  tout juste du succès mondial du Titanic de James Cameron, la pulpeuse Kate Winslet. S’il est un élément qui peut être difficilement pris en défaut dans ce dernier film, c’est bien la confrontation de ces deux comédiens qui composent ici un formidable duo sans trop en faire, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre au vu des personnages qu’ils ont à interpréter.

En effet, l’histoire de ce film assez déroutant est celle de Ruth, une jeune Australienne qui tombe sous la coupe d’un gourou lors d’un voyage en Inde. Inquiète, sa famille, par un stratagème assez roublard, réussit à la ramener au bercail ; seulement il reste à lui faire retrouver la raison et à la faire redescendre sur terre. Pour cela, les membres de la famille font appel au plus célèbre "désenvoûteur" du pays. Avec Ruth, il se retire dans une cahute en plein désert afin de la "guérir". Mais alors qu’il pense à avoir réussi, les rapports de force s’inversent et c’est lui qui tombe sous l’emprise de la jeune fille. Dans un premier temps sexuellement attiré par elle, il finit par en tomber follement amoureux au point d’accepter de laisser pointer sa fragilité et ses incertitudes, lui qui se présentait comme le mâle orgueilleux et sûr de lui...

C'est comme si Jane Campion avait voulu, pour souffler un peu, ne plus se soucier de perfection plastique comme pour ses précédents films. Elle nous livre une œuvre assez foutraque et mal aimable, parfois kitsch et pas spécialement belle à voir, patchwork improbable entre sérieux et grotesque, romantisme et loufoquerie, poésie et trivialité, tour à tour exaspérante comme pouvait l’être Sweetie mais aussi, alors qu’on ne l’attend pas, formidablement émouvante. Une œuvre chaotique dans ses incessants changements de ton, que Jane Campion a écrite à deux mains avec sa sœur aînée. Holy Smoke est une réflexion à la fois posée et disjonctée sur le mysticisme sectaire et l’éveil à la spiritualité, un parcours initiatique et érotique, une attachante et sensuelle histoire d’amour au cours de laquelle Ruth met à mal et retourne la misogynie de son "guérisseur" - on retrouve bien ici le généreux féminisme jamais moralisateur de la réalisatrice. C'est aussi un film souvent très drôle de par ses situations, sa galerie de personnages loufoques et ses quelques gags burlesques d’une grande efficacité, sans qu’il ne puisse cependant être considéré comme une comédie. Un film donc fortement bancal mais fascinant, dont les qualités n’en ressortent que mieux au milieu des imperfections, de splendides séquences qui nous tombent subrepticement sur le bout du nez alors qu’on ne les attendait pas. Un bric-à-brac cinématographique très loin d’être parfait, l’agacement et la jubilation n’arrêtant pas de se céder la place, mais au final une oeuvre assez fascinante !

Erick Maurel

In the Cut (2003)

In The Cut est un extraordinaire thriller psychanalytique où tout fait sens en faisant appel à tous les sens... Le splendide générique du film énonce les composantes d’une grammaire visuelle troublant constamment la perception immédiate d’In The Cut : la rapidité du montage, l’usage quasi constant d’une caméra très mobile, le décentrement répété de la prise de vues ainsi que la cohabitation, toute aussi fréquente, en un même plan du net et du flou. Et les signifiés tapis dans les impressions visuelles, sonores et tactiles émaillant In The Cut s’avèrent, de prime abord, aussi énigmatiques que le mystère criminel narré par cette première incursion de Jane Campion dans le polar. Il résulte de ces choix de réalisation un spectacle qui comblera immanquablement spectateurs et spectatrices en quête d’un Septième art sensoriel et immersif. Tantôt excitant - le film distille un puissant érotisme allant bien au-delà des seules scènes de sexe "explicites" -, tantôt effrayant - la cinéaste joue sans complexe de l’horrifique le plus sanglant -, In The Cut peut être reçu comme un fascinant foisonnement impressionniste entraînant son public dans un remarquable trip onirique... ou cauchemardesque !

Exploitant au mieux la dimension criminelle de In The Cut, c’est par celle-ci que Jane Campion retranscrit avec une remarquable efficacité narrative le rapport angoissé de son héroïne Frannie (Meg Ryan) à la sexualité. Mais la cinéaste n’en demeure pas au seul constat du lien contradictoire qu’entretient Frannie avec la jouissance sexuelle. Analysant la psyché de l’héroïne de In The Cut avec la même intelligence féministe que celle des protagonistes de Sweetie ou de La Leçon de piano, Jane Campion met remarquablement à jour les racines du malaise sexuel de Frannie. À l’inverse de Freud, la cinéaste ne considère pas la sexualité féminine comme un « continent noir » mais, bien au contraire, comme un espace mental et physique certainement cartographiable. Car c’est aussi un passionnant atlas du désir des femmes, riche d’enseignements pour celles-ci comme pour les hommes, que dessine Jane Campion d’œuvre en œuvre.

Pierre Charrel

La Chronique complète

Bright Star (2009)

Londres au début du 19ème siècle. Malgré des premiers contacts assez distants (lui la trouve insolente, elle n'est guère impressionnée par la poésie), John Keats, jeune poète de 23 ans, et sa voisine, Fanny Brawne, vont vivre une histoire d'amour fou, L'intensité de leurs sentiments va permettre à cet amour de résister aux obstacles de plus en plus nombreux qui se mettent au travers de leur passion...

Rien que pour m’avoir presque donné envie d’ouvrir un recueil de poésie, ce film romantique en costumes se trouve avoir atteint l’un de ses buts. Presque vingt ans après sa sublime Leçon de piano, Jane Campion nous transporte une nouvelle fois vers de rares sommets d’émotion, de passion et de sensualité. Bright Star n’en est pas moins son film le plus délicat, la réalisatrice préférant à l’érotisme habituel qui berce la plupart de ses œuvres antérieures, la pudeur la plus totale à l’image de la poésie de Keats. D’une beauté plastique proprement sidérante (la scène des papillons vaut par exemple toutes les plus belles trouvailles poético-baroques du duo Powell / Pressburger), on souhaiterait pourtant de temps à autre que le film s’abandonne à plus de romantisme, que des envolées lyriques se fassent plus nombreuses, mais l'émotion est déjà à son comble grâce à la beauté des images, des visages et au naturel confondant de chaque interprète, qu'il soit enfant ou adulte. Cette sobriété est voulue par la réalisatrice, qui dans la même veine utilise avec modération une composition musicale aussi discrète que son histoire.

Là se situe toute la différence entre ses deux chefs-d’œuvre, le premier étant exalté (avec une musique sublime de Michael Nyman), le second tout en retenue, Jane Campion adaptant sa mise en scène à deux récits passionnels très différents l’un de l’autre. Alors que La Leçon de piano narre une histoire peu banale se déroulant au milieu de paysages exceptionnels et luxuriants, Bright Star s’inscrit dans un cadre plus quotidien, la puissance des sentiments qui brûle ce couple attachant s’exerçant au milieu d’une vie assez banale faite de petits riens. C’est la poésie de Keats (figure emblématique d’une génération de poètes romantiques) qui va faire s’élever ces âmes, et rarement film n’aura donné à ce genre littéraire une aussi grande importance, la poésie s’infiltrant aussi bien dans l’image que dans une bande sonore exceptionnelle. Jane Campion nous offre tout simplement, en plus d’une déchirante histoire d’amour, une élégie plastique et sonore à cette forme d’art bien plus appréciée en Angleterre ou en Allemagne qu’en France. Serait-ce pour cette raison que cette pure merveille n’a pas eu plus d’écho dans notre contrée ?

Il serait dommage de ne pas tenter l’expérience même parmi ceux qui, comme moi, ne goûtent guère habituellement à la prose poétique. Il s'agit d'un film avant tout sensoriel dans l’univers duquel tous les comédiens se fondent à la perfection ; si Ben Whishaw (l’interprète principal de l’adaptation du Parfum de Patrick Süskind par Tom Tykwer) dans la peau de Keats et Paul Schneider dans celle de son ami se révèlent irréprochables, que dire d’Abbie Cornish ? Délicate, fragile, sensible mais tout à la fois moderne et effrontée, son beau visage irradie l’écran tout du long du film et l'on se demande comment il est possible de ne pas tomber amoureux de son personnage. L’actrice est non seulement belle mais également talentueuse : la scène au cours de laquelle elle s’écroule en pleurs est l’une des plus poignantes qu’il m’ait été donné de voir. Certains ne manqueront pas de trouver que ce film fait fi de grands enjeux dramatiques, qu'il est mièvre ou inconséquent, froid ou ennuyeux ; mais d’autres en sortiront bouleversés...

Erick Maurel

Top of the Lake (2013)

Quatre ans après la sortie de Bright Star (2009), c’est non pas dans les salles de cinéma mais à la télévision que Jane Campion effectue son retour remarqué auprès du public. Elle est en effet la principale maîtresse d’œuvre des six épisodes de ce Top of the Lake, extraordinaire polar télévisuel consacrant la cinéaste - au même titre que David Lynch (Twin Peaks), David Fincher (House of Cards) ou bien encore Steven Soderbergh (The Knick) - comme une figure majeure du paysage sériel mondial. Jane Campion y narre les nombreux mystères dont la ville fictive de Lake Top est l’inquiétant théâtre, ainsi que les investigations menées par l’inspectrice Robin Griffin (Elisabeth Moss) pour les résoudre.

D’épisode en épisode, se dessine une forte figure de femme-flic, un personnage aussi remarquablement construit que les héroïnes mises en scène par Jane Campion dans ses films de cinéma. Pareil choix de protagoniste confère, en outre, à l’univers de Top of The Lake une dimension aussi ouvertement féministe que celle caractérisant le reste de sa filmographie. Ce parti pris féministe ne se borne d’ailleurs pas au seul personnage de Griffin. Ainsi GJ, incarnée par la formidable Holly Hunter, a réuni autour d’elle une communauté exclusivement féminine. Installées sur une rive isolée du lac, au toponyme programmatique de « Paradise », ces femmes victimes chacune à leur manière du machisme tentent de s’en libérer sous sa houlette. Cette dernière dessine ainsi sur la carte de Lake Top, par ailleurs intégralement soumise à une phallocratie d’airain, un refuge féministe.

Agrégeant au polar une gamme générique très large, Top of the Lake constitue ainsi une remarquable illustration télévisuelle de cette synthèse des genres que Jane Campion n’a, en réalité, jamais cessé de pratiquer depuis qu’elle s’adonne à la réalisation. Et l’on ne doute pas que ce goût fascinant de la cinéaste pour ce que l’on pourrait encore nommer le queer cinématographique sera au cœur de la saison deux de Top of The Lake. Car, selon une heureuse et récente information, Jane Campion débutera en décembre 2015 le tournage d’une nouvelle saison de sa formidable série. On l’attend, bien évidemment, avec une fébrile impatience, certain que Jane Campion écrira de nouveau quelques pages décisives de l’Histoire télévisuelle comme de sa propre filmographie...

Pierre Charrel

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Le test du coffret Pathé Intégrale Jane Campion

Par Pierre Charrel, Olivier Bitoun, Erick Maurel - le 9 novembre 2015