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Portraits

INTRODUCTION a l'oeuvre de JEAN EUSTACHE

Connaissez-vous (vraiment) Jean Eustache ? Dans l’esprit d’une large part de la cinéphilie, il est d’abord l’auteur d’un film monstre vampirisant son temps (La Maman et la putain), ayant mis fin à ses jours à un âge et un point de sa carrière qui ont façonné de lui l’image d’un cinéaste « maudit », victime d’un « système »réfractaire au cinéma d’art qu’il représentait. De Jarmusch à Vincent Dieutre, nombreux sont les admirateurs se réclamant de sa figure comme d’un tutélaire de l’underground. L’inaccessibilité de son œuvre en DVD (Mes petites amoureuses mis à part) renforce sa réputation de plus secret des cinéastes du patrimoine. Sait-on qu’Eustache, qui s’en prenait vertement au cinéma « sensible et intelligent » de son temps, se rêvait en cinéaste populaire, « qui voulait faire pleurer les ouvrières et les midinettes », selon l’expression de son ami Jean-Noël Picq ? Songe-t-on assez au nombre de films (douze) qu’il fit l’effort de réaliser entre 1963 et 1982 ? Films de durée variables (des films-fleuves et des films-courts, plutôt que des « court-métrages »), passant allègrement du document à la fiction (Eustache fut le plus documentaire des cinéastes fictionnels et le plus fictionnel des cinéastes documentaires), où ce fils de maçon communiste «monté » à Saint-Germain des Prés se fit « l’ethnographe de son propre réel ».

Né à Pessac en 1938, où il vivra une enfance immédiatement obsédée par le cinéma, Eustache, passé un CAP d’électricien, prend la direction de la capitale, pour une vie de drague, d’oisiveté et de participation active à la vie cinéphile parisienne. Avec l’argent que son épouse dérobe dans la caisse de la rédaction des Cahiers du Cinéma où elle officie (et où Eustache passe fréquemment), il réalise son premier film : Les Mauvaises fréquentations, versant caillera des méthodes de tournage des Contes rohmériens (il a assisté à celui de La Boulangère de Monceau et lui a piqué tous ses trucs). Petit-frère de la Nouvelle Vague, il est témoin en direct de l’essoufflement du mouvement. Eustache n’aime ni son époque, ni les films qu’elle produit (Garrel, Rozier et Pialat mis de côté… Arrietta à la rigueur, mais avec rivalité). Ses maîtres s’appellent Bresson, Dreyer, Renoir, Mizoguchi pour le cinéma, Céline, Flaubert, Beckett, Proust, pour la littérature. Tournant le dos aux modes, il reconstitue, dans l’ordre, son adolescence à Narbonne (Le Père Noël a les yeux bleus, tourné avec des restes de pellicule de Masculin/Féminin offerts par Godard), sa vie sentimentale de jeune adulte à Paris (La Maman et la putain, son plus grand, mais tout relatif, succès), son enfance dans le Sud (Mes petites amoureuses). L’échec financier de ce film, le seul de longueur et de budget « traditionnels », relègue Eustache à la marge, où, sans jamais poser au martyr, il œuvrera comme il le pourra, faisant de nécessité vertu, transformant des commandes de l’INA en – on n’ose dire « petits » - chefs-d’œuvre télévisuels, produisant et distribuant lui-même un grand film à scandale qui remue là où ça fait mal à la fin des années 70 (Une sale histoire).

Suite à une jambe cassée sur une terrasse grecque, il est alité plusieurs mois en 1981. Commence alors sa « chute dans l’immobilisme » (Jean-Jacques Schuhl) : cloîtré chez lui, barbu hirsute, ayant apposé à sa porte l’écriteau « frappez fort, comme pour réveiller un mort », Eustache passe ses journées à enregistrer ses zappings au magnétoscope et ses nuits à faire de même de ses interminables conversations téléphoniques avec ex et amis (pour un projet de long-métrage, dit-il, qui ne verra jamais le jour). Il se suicide le 3 novembre de cette année, d’une balle dans le cœur. Laissant ces mots au préalable: « J’ai souvent souhaité un nouveau réveil, pour renaître, tout ressentir à nouveau, les joies, les peines, et tout et tout. Je crois aujourd’hui ce réveil trop grand, ou trop dangereux, pour l’homme que je suis. Cette porte vers la fidélité qui me visite dans mes rêves peut je crois n’être que celle de la mort. »

Se plonger dans l’œuvre de cet écorché vif, c’est faire avec elle et son 0% de bullshit, son expérience du mal de vivre, de la détresse amoureuse, de la névrose de classe. De sa mélancolie, de son humour acerbe, aussi, de ses instants volés de tendresse dans la dureté du réel. Découvrir un regard d’une acuité inouïe sur la vie rurale (La Rosière de Pessac, Le Cochon) et urbaine (La Maman et la putain, Offre d’Emploi) de la France du 20ème Siècle, saisir le paradoxe d’un dandy ouvertement « réactionnaire » qui fut pourtant le moins condescendant des cinéastes à filmer les classes populaires (mais un bien cruel contempteur en revanche de sa petite-bourgeoisie d’accueil), professant l’antiféminisme quand il fut, avec Garrel, plus soucieux que tout cinéaste de sa génération de donner la parole aux femmes qui l’entouraient, cultivant le goût de la préciosité alors même qu’on l’accusait « d’aller chercher son inspiration dans les chiottes ». Un timide doublé d’un provocateur, tour à tour mec bien et sale type, un grand pudique aussi discret dans la vie qu’il écarta toute notion de pudeur dans son travail. Un sentimental tourmenté dont le cynisme de façade dissimulait mal le romantisme noir. Voulez-vous vraiment connaître Eustache ?

Les Films



 


Ce dossier doit l’essentiel de ses informations à la lecture de l’indispensable Dictionnaire Eustache, sous la direction d’Antoine de Baecque, et de l’essai dans la collection « Auteurs » pour les Cahiers du Cinéma d’Alain Philippon (1986).

Par Jean-Gavril Sluka - le 25 août 2014