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Portraits

Comme tant de cinéphiles vous aviez découvert, émerveillé, ce modèle de western de série B qu’est Apache Drums (Quand les tambours s’arrêteront) et vous rêviez depuis de le revoir et de découvrir d’autres pans de la carrière de son auteur, le réalisateur argentin Hugo Fregonese (1908-1987) ! Alors réjouissez-vous : depuis le 6 novembre et jusqu’à la fin du mois la Cinémathèque Française vous donne l’occasion de remédier à ces lacunes cinéphiliques en programmant une rétrospective presque exhaustive des films de ce petit maître, selon l’expression choisie pour le qualifier par Jacques Lourcelles lors de sa présentation à la Cinémathèque des Grands Boulevards. Ce sont en effet 21 de ses 25 réalisations qui seront projetées, malheureusement parfois dans des copies en VF. Il faudra toutefois déplorer l’absence de deux titres importants : celle de Mark of the renegades, objet cinématographique fantasmé par tous les admirateurs de Cyd Charisse et surtout, celle de Saddle tramp, chronique westernienne révérée par les exégètes du cinéaste pour sa poésie malicieuse et sa nonchalance heureuse. Les organisateurs n’ont pu in fine obtenir de copie de ces titres si rares.

A la manière d’un Jacques Tourneur, Fregonese découvre le monde du cinéma dans la cité hollywoodienne (il y est conseiller technique à la fin des années trente pour des productions censées se dérouler en Amérique du Sud) avant de faire ses premières armes dans son pays d’origine (avec Pampa Barbara qui inspirera le chef-d’œuvre de Wellman Westward the women et qu’il refera plus ou moins vingt ans plus tard sous le titre Pampa Salvaje) et de s’expatrier aux Etats-Unis comme émule de ses maîtres Thomas Ince et John Ford. Cet exil volontaire s’articule en deux temps. Le premier essai à la MGM n’est pas concluant et Fregonese préfère racheter son contrat pour 50 000 dollars. Mais la seconde approche est la bonne. Fregonese signe un contrat de réalisateur avec la Universal. Débute alors une prolifique mais très courte carrière dans le cinéma de genre hollywoodien : dix films en tout et pour tout entre 1950 et 1954, à la Universal d’abord puis pour d’autres studios ou producteurs indépendants. Comme Tourneur, Fregonese œuvre surtout dans le cinéma de genre et dans la série B, et comme tous ses pairs ne tarde pas à ressentir la concurrence accrue de la télévision. Adieu Hollywood ; le talent de cet artiste insatisfait et trop modeste ne trouve plus à s’exprimer que dans le cadre du Vieux Continent. Peu à peu les commandes se font de plus en plus fauchées, l’inspiration laisse place aux conventions et au pillage des bisseries italiennes et autres séries B allemandes. Ce ne sont plus bientôt qu’improbables bandes d’aventures exotiques (Marco Polo) et westerns teutons inspirés de Karl May, contant les aventures du trappeur Old Shaterland et de l’Indien Winnetou : quiconque a 30 ou 35 ans aujourd’hui se souviendra non sans quelque émotion de ces rendez-vous télévisuels du mardi soir dans les années 70 de son enfance. Fregonese retournera aux sources après son remake de Pampa Barbare (Pampa sauvage donc, coproduction internationale), signant ses derniers films en Argentine dans l’indifférence la plus totale.

Alors ce mystérieux Fregonese serait-il en définitive un cinéaste négligeable ? Que non ! Car s’il nous est impossible de juger de ses premiers essais argentins (ils ne seront programmés que durant la deuxième quinzaine de la rétrospective) et notamment du très réputé film musical Donde mueren las palabras (1945) qui devançait chronologiquement Yolanda and the thief de Minnelli et The red shoes de Powell par l’introduction d’une très longue séquence de ballet onirique, la découverte de sept de ses dix films hollywoodiens atteste d’un talent singulier. Ce talent est avant tout celui des princes de la série B : caractérisation exemplaire et presque allégorique des personnages (le mauvais garçon, la femme amoureuse, l’homme ‘de bonne volonté’ dans Apache drums), exploitation dramatique de la topologie et des décors (l’oppression de lieux clos et claustrophobiques de Black tuesday ou d’Apache drums), sens de l’action sèche et elliptique. Sur ce dernier point, il suffit de comparer sa version de The lodger - l’excellent Man in the attic avec Jack Palance, qui ne sera malheureusement pas rediffusé - à celle, très expressionniste, de John Brahm huit ans plus tôt pour constater à quel point Fregonese œuvre dans le sens de l’épure. Mais à ces qualités naturelles à tous les petits maîtres, Fregonese semble en ajouter une autre, essentielle, qui l’élèverait bien au-dessus du niveau d’un Phil Karlson, d’un André De Toth ou d’un Don Siegel : il ne se contente pas d’illustrer un genre, il le dynamite de l’intérieur, n’hésite pas à brouiller les cartes à tordre le coup aux conventions pour se le réapproprier, à la manière d’un Ulmer ou d’un Tourneur.

Blowing wild (Le souffle sauvage), s’il n’est pas le plus parfait de ces films de genre n’en est pas moins peut-être l’exemple le plus patent. A première vue, tout semble d’emprunt dans ces péripéties aventureuses : les deux prospecteurs en situation de précarité (Gary Cooper et Ward Bond) ne dédaignant pas les mauvais coups évoquent Bogart et Tim Holt dans The treasure of the Sierra Madre de Huston ; la peinture de la loyauté et de l’amitié indéfectible comme la gestion des rapports amoureux (cf. les rapports établis entre Coop et Ruth Roman) offrent plus que des réminiscences des scripts de Hawks et Furthman, et particulièrement de To have and have not ; les aléas de l’action semblent parfois plus qu’inspirés par quelque glorieux aîné (le convoyage en camion de la nitroglycérine décalqué sur notre Salaire de la peur national, sorti un an plus tôt) ; jusqu’aux personnages eux-mêmes qui semblent fermement ancrés dans la mythologie de leurs prestigieux interprètes : l’aventurier placide et vertueux (Coop), la mauvaise femme castratrice (Stanwyck), l’aventurière rouée mais finalement fille de bonne volonté (Roman), le fier à bras picaresque (Anthony Quinn), le sidekick grande gueule et pittoresque (Ward Bond). Mais en poussant les conventions jusqu’à leurs plus extrêmes limites, en bousculant sans vergogne les péripéties les plus dissonantes durant les 90 minutes de métrage, Fregonese en arrive bientôt à développer un récit en trompe-l’œil et à l’orienter dans une direction à priori totalement inattendue. Le film d’aventures exotiques vire sans crier gare à la mini-fresque aux dimensions réduites, perdant petit à petit son lustre solaire - en même temps que le personnage d’Anthony Quinn - pour favoriser bientôt le woman drama obsessionnel au rythme des percussions sourdes et de plus en plus envahissant asséné par les pompes de derricks dans leurs mouvements phalliques ; le récit finit par atteindre un paroxysme presque malsain, culminant avec le meurtre du mari impuissant au cours d’une séquence d’une cruauté effarante bien qu’allusive et s’éteignant dans un affrontement final d’une violence presque cataclysmique qui laisse le spectateur totalement abasourdi... et conquis.

Telle semble être la force principale de Fregonese : savoir prendre le contre-pied des attentes du spectateur en ne lui permettant jamais de s’installer dans le confort des conventions du genre qu’il tend à illustrer. Ainsi le remarquable western psychologique The raid (malheureusement proposé dans une copie dont les couleurs ont dramatiquement viré), qui conte le projet de mise à sac d’une petite ville Yankee par une bande de confédérés emplis de haine et fraîchement échappés d’un camp de prisonniers, s’impose-t-il non seulement par la rigueur exemplaire de sa mise en scène, par la gradation parfaite instaurée dans la tension narrative, mais aussi et peut-être surtout, par le fait que contrairement à ce que peut laisser présager le développement des relations nouées entre Anne Bancroft, le petit Tommy Rettig et Van Heflin, ce dernier ira jusqu’au bout de sa "mission", flirtant avec le véritable crime de guerre.

Ces ruptures de tons et ces contre-pieds scénaristiques ne sont jamais de simples twists narratifs comme se complaisent à les cumuler nombre de productions hollywoodiennes modernes, ils sont toujours cohérents avec l’esprit de la fable (One way street, admirable poème existentialiste tout autant que film noir marqué du sceau indélébile de la fatalité) ou justifiés par les remises en question et/ou les mises à nu psychologiques. Il en est ainsi du refus de tout manichéisme dans la description des caractères de cette réussite décidément exceptionnelle qu’est Apache drums, alors même que l’exposition préalable semblait orienter le récit vers la convention du genre : aspirations à la bienséance puritaine d’une société conservatrice prompte à sacrifier les brebis galeuses (filles de joie et joueurs marginaux) sur l’autel de la vertu retrouvée et à conspuer de défiance le sauvage Peau-Rouge. Reste que le pasteur puritain s’avérera plus sage et plus humain que nombre de ses ouailles (le joueur refoulé qu’on aurait cru paré de toutes les vertus y compris) sans pour autant se départir d’un à priori raciste presque endémique ; que les citoyens hypocrites sauront défier l’autorité du maire pour se ranger aux côtés du paria lorsqu’il s’agira de risquer leurs vies pour leurs enfants ; que l’étroitesse légendaire de l’esprit militaire sera battue en brèche par le portrait tout en nuances d’un officier ; les exemples seraient légions mais on ne saurait passer sous silence la grande honnêteté témoignée par Fregonese dans la description des mœurs et comportements apaches et leur appréhension par les Blancs. Manifestement, le Ulzana’s raid d’Aldrich lui doit beaucoup.

Certes parmi les sept films qu’il m’a été donné de voir jusqu’à présent, tous ne témoignent pas d’une telle subtilité d’expression. Black tuesday, par exemple, ne fait preuve d’une réelle originalité que dans sa première partie, durant les dernières heures dévolues à deux condamnés à mort (E.G. Robinson et Peter Graves), qui réussiront à s’échapper. Le portrait de ce psychopathe sanguinaire reste très (trop ?) inspiré par ceux du même Robinson dans Little Caesar ou plus encore de Cagney dans White Heat. Néanmoins, une recherche évidente de l’insolite (la passion infantile du gangster pour les jouets mécaniques) lui confère ce supplément d’âme onirique qui empreint presque entièrement le sublime et douloureux One way street ou la séquence finale du siège de l’église par des Mescaleros fantomatiques et peinturlurés dans Quand les tambours s’arrêteront. En outre, un sens du découpage particulièrement nerveux et des expérimentations brillantes sur le montage sonore (les prières de Canelli et du prêtre à la mort de la petite amie du truand, couverte par le bruit des rafales de mitraillettes environnantes) sans oublier quelques fulgurances marquées au coin d’un sadisme presque insoutenable confèrent à ce thriller implacable une modernité étonnante. Et ce sont ces quelques fulgurances sadiques, distillées de façon totalement impromptue (le vacher encorné suite à son attendrissement face à un jeune veau ; la cautérisation d’une plaie humaine au fer rouge), qui sauvent de l’ennui le moins intéressant de cette poignée de films, Untamed frontier, croisement hybride entre Duel in the sun, autour duquel l’intrigue dresse des variations en mineur, et Vengeance valley dont il partage l’acuité documentaire.

Vous l’aurez compris, cette rétrospective Fregonese est une véritable aubaine pour tous les amateurs de cinéma hollywoodien de l’âge d’or. Et ce serait à tout le moins pêcher que de ne pas se jeter tel un mort de faim sur les prochaines diffusions de Quand les tambours s’arrêteront (copie absolument somptueuse bénéficiant de sous-titres réels et non d’une traduction électronique) ou de L’impasse maudite, servi par l’inoubliable couple constitué de James Mason et de la sublime Marta Toren. Même si dans le deuxième cas la copie proposée est loin d’être optimale, l’œuvre est si rare (Mason déclarait en 1974 n’avoir jamais rencontré à sa connaissance quelqu’un qui l’ait vu) et si unique que sa découverte vaut bien quelques sacrifices. Personnellement, je piaffe d’impatience de pouvoir découvrir les opus des débuts de carrière argentins...

Hugo Fregonese sur DVDClassik

Par Stéphane Treguer - le 1 septembre 2003