Menu
Portraits

portrait d'Hayao miyazaki à travers ses films

Hayao Miyazaki a été découvert en France en 1995 avec la sortie en salles de Porco Rosso, une reconnaissance que l’on peut considérer comme tardive pour un réalisateur déjà auteur d’au moins quatre chefs-d’œuvre de l’animation : Kiki la petite sorcière, Mon voisin Totoro, Le Château dans le ciel et Nausicaä de la vallée du vent. Depuis, les films de Miyazaki sont enfin apparus sur nos écrans et le réalisateur est maintenant considéré, à juste titre, comme le plus grand cinéaste d’animation encore en activité.

Les motifs majeurs de son oeuvre s'amorcent dès l'enfance avec cette passion pour l'aviation grâce à son père directeur de l'entreprise aéronautique familiale qui l'amène également vers le dessin quant il cherchera à reproduire les différents modèles qui lui passent sous les yeux. L'attrait pour le monde de l'animation naîtra quant à lui avec la vision du Serpent Blanc (1958), premier film d'animation couleur de la Toei. Ce goût pour les mondes de l'imaginaire sera ainsi le plus fort puisque tout en suivant des études sérieuses d'économie (assorties d'une thèse sur l'industrie japonaise), Miyazaki rejoindra un club de recherche sur les littératures enfantines dont les codes et les structures seront si bien assimilés dans ses oeuvres à venir. Il choisra donc forcément de travailler dans un cadre où il pourra donner matière à ses visions fantastiques, rongeant son frein durant de longues années au sein de la production d'animation japonaise à travers de nombreuses séries télé. Un cadre où cependant son exigence technique, son imagination et les grands thèmes qui l'habitaient déjà ne pouvaitent bien sûr pas s'exprimer pleinement. Cette période s'avèra néanmoins formatrice par les voyages en Europe qu'il effectue pour des repérages (dans le cadre des World Masterpiece Theater, toute cette grande vague de série de la fin des années 70 et du début des années 80 inspirés de classique de la littérature enfantine occidentaux) qui façonnent son esthétique, et également par les échelons que son talent lui permet de gravir rapidement au sein des équipes technique.

La récompense arrive ainsi en 1978 lorsqu'il obtient la réalisation et la conception de la série Conan, le fils du futur - sorte de brouillon de Nausicaä (1984) et surtout du Château dans le ciel (1986) - qui durera 26 épisodes. Sur la série, il exige la présence du directeur de l'animation Yasuo Ōtsuka, qui à l'époque bouleverse également les standards rigides de l'animation japonaise dans son travail pour la télévision notamment sur la série Lupin III (Edgar détective cambrioleur). Miyazaki lui est ainsi redevable et lorsque la production du second film dérivé de la série Lupin III se trouve dans l'impasse, il accepte d'en assurer la réalisation pour dépanner son ami...

Le Château de Cagliostro (Rupan sansei: Kariosutoro no shiro, 1979)

Le célèbre Edgar de la Cambriole est un voleur virtuose. Accompagné de son ami Jigen Daisuke, il parvient à dérober le coffre-fort du casino de Monte-Carlo à bord d'une Fiat 500. L'euphorie des deux compagnons face à cette réussite laisse place au désarroi lorsqu'ils réalisent que tous les billets sont faux. Il s'agit de la Goat Monnaie. L'intuition d'Edgar les mène, lui et Jigen, à la petite principauté de Cagliostro, alors qu'ils soupçonnent le comte de Cagliostro d'être à l'origine de la fabrication de cette fausse monnaie. En route ils viennent en aide à une jeune fille poursuivie par des hommes armés. Ces hommes ne sont autres que les hommes de main du comte. La jeune fille est en réalité une princesse, elle est capturée et enfermée dans la plus haute tour de l'immense château du méchant comte.

Hayao Miyazaki signe un éclatant coup de maître avec cette première réalisation de cinéma où il s'affranchit magnifiquement d'une commande et dévoile déjà des motifs majeurs de ses classiques à venir. Au départ cette adaptation d'un manga et d'une série à succès ne semble pas être un projet très gratifiant et motivant pour Miyazaki. Pourtant le cocktail d'aventures et d'humour échevelé et l'inspiration européenne du personnage (Lupin III est le descendant d'Arsène Lupin, mais des problèmes juridiques avec les descendants de Maurice Leblanc font que l'usage du nom n'est autorisé qu'au Japon et il est donc rebaptisé Edgar lors de la diffusion de la série en France) entre pleinement dans les préoccupations d'alors de Miyazaki. En en étant bien conscient, le réalisateur, également auteur du scénario, s'approprie totalement le personnage et son univers en opérant un mariage réussi entre la décontraction et l'humour du matériau original qu'il tire vers une tonalité de conte. Le manga et la première série avaient ainsi un ton très adulte et réaliste qui s'estompe ici au profit d'une ambiance plus onirique, enfantine mais tout autant imprégnée de gravité.

Tout le film semble d'ailleurs une lente progression du Edgar rigolard, plein d'assurance et fougueux vers une introspection et un romantisme de plus en plus prononcés. La scène d'ouverture nous montre ainsi une course poursuite typique de la série avec Edgar et son complice Jigen filant à toute allure après avoir dévalisé un casino. Problème : les billets issus du butin, bien que très réalistes, sont faux et Edgar décide de remonter la piste des faux monnayeurs à sa source supposée, la principauté de Cagliostro. Le scénario oscille ainsi constamment entre péripéties enlevées avec les tentatives d'Edgar de s'introduire dans le château de Cagliostro et un ton plus grave quant aux raisons qui motive notre héros avec le sauvetage d'une princesse prisonnière et liée à son passé. Miyazaki emprunte grandement au Roi et l'oiseau quant à l'esthétique majestueuse du château et dans certaines péripéties lorsque Edgar se trouve piégé dans les tous-terrains ou encore la palpitante évasion aérienne (et l'occasion de découvrir son attirance pour les machines volantes). Ce côté européen se manifeste aussi dans la sophistication apportée aux intérieurs du château avec ses lustres, statues et tableaux témoins du raffinement de l'infâme Comte de Cagliostro. A l'inverse, quand Edgar s'introduira dans la geôle de Clarisse, Miyazaki apporte au décor une forme de dépouillement à la Moebius (autre grande influence plus manifeste sur le suivant Nausicaä), isolant les personnages dans une très belle séquence intimiste.

L'ensemble est baigné dans une naïveté qui humanise grandement Edgar, archétype de ces héros baroudeurs et insouciant (à la Cobra, dont l'excellent film de cinéma d'Osamu Dezaki prendra le même parti pris mélodramatique de fragiliser son héros habituellement indestructible) qui apparait étonnamment vulnérable ainsi confronté à ses souvenirs. Miyazaki se montre d'ailleurs connaisseur et brillamment cohérent avec l'œuvre de Maurice Leblanc, puisque le roman La Comtesse de Cagliostro en en narrant la première aventure d'Arsène Lupin y montrait un gentleman cambrioleur bien plus faillible, celui-ci étant paru après les volumes montrant le personnage à son zénith. Dans cette atmosphère étrange, l'inquiétude peut ainsi se manifester dans des scènes déroutantes telle cette incursion macabre dans les sous-sols du château jonchés de squelettes, ou encore les apparitions spectrales de l'armée de ninjas de Cagliostro. L'ambiance se fait alors plus oppressante et le film imprévisible et captivant. Miyazaki met en scène un Edgar plus innocent et à la fois plus grave que celui du manga de Monkey Punch et nous offre un film d'aventure grandiose où l'on retrouve nombre d'idées de son oeuvre passée et à venir : une poursuite en voiture façon Sherlock Holmes, le secret héréditaire de Clarisse et l'arrivée aux ruines qui rappellent Le Château dans le ciel... Les pleins pouvoirs et l'autonomie de Ghibli sont encore loin (Miyazaki retournant même réaliser quelques épisodes TV de Lupin III l'année suivante) mais le cinéaste montre déjà un brio et une inspiration de haut vol avec ce premier film. (J.K.)

NausicaÄ de la vallée du vent (Kaze no tani no Naushika, 1984)

Nausicaä est un film en tout point emblématique du style et des thèmes chers à son auteur, entre désastre écologique (Miyazaki s’est inspiré pour écrire son récit d’une pollution au mercure survenue dans une baie du Japon) et horreur de la guerre, l'action du film se déroulant dans un monde dévasté où l’homme essaye de survivre tout en poursuivant des conflits dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Nausicaä frappe d’abord par son lyrisme et par une ambiance sombre, inquiétante et mélancolique que l’on ne retrouvera pas (du moins pas avec une telle intensité) dans les réalisations ultérieures de Miyazaki, à l'exception peut-être de Princesse Mononoke. Pour le reste, nous sommes en plein dans l'univers du cinéaste avec un récit porté par une jeune héroïne (la première d’une longue lignée) et une fascination pour la nature et le vol qui éclate au travers de séquences d’une beauté étourdissante.

Découvrir Nausicaä aujourd’hui peut cependant peut-être un peu rebuter. En effet si la patte graphique de Miyazaki est bien présente, l’animation ne peut quant à elle rivaliser avec les splendeurs de ses derniers ouvrages. C’est là une différence essentielle entre le cinéma d’animation occidental et son homologue japonais en ce début des années 80. Là où chez Disney et consorts, animation signifie d’abord mouvement, les productions japonaises ne craignaient pas l’immobilisme, un génie comme Ozamu Tezuka en faisant même sa marque de fabrique. Miyazaki, avec Nausicaä notamment, est à la frontière de ces deux conceptions de l’animation. S’il utilise de longs plans fixes, il donne également au mouvement une importance assez inédite dans le paysage de l’anime, facilitant et accélérant par la même occasion la découverte de ce cinéma à l’étranger. Miyazaki est un dessinateur emprunt de culture occidentale, en témoignent des films qui se déroulent le plus souvent en Europe (ou du moins dans des paysages que l’on peut identifier comme tels) et une culture visuelle s’inspirant de dessinateurs de comics ou encore de Moebius dont l’ombre plane très souvent sur Nausicaä.

Le succès du film va donner naissance aux Studios Ghibli, co-fondé par Miyazaki, Hisao Takahata et Yasuyoshi Tokuma. Ce dernier est le président de Tokuma Shoten, la société éditrice du manga de Miyazaki à l’origine de Nausicaä. La production du film fut en effet difficile car Miyazaki peinait à obtenir des financements, la mode étant à l'adaptation de manga plutôt qu'aux scripts originaux. Il fut ainsi contraint, suite à de multiples refus des producteurs, de se lancer dans une version papier de son histoire et c''est grâce au succès du manga qu'il put réaliser l'anime. Le manga (paru en six tomes chez Glénat) est un complément indispensable au film. Edité pendant douze ans, entre février 1982 et mars 1994, il prend en effet une ampleur narrative et thématique qui dépasse largement son adaptation cinématographique. Reste que Nausicaä (le film) demeure une œuvre d’une grande richesse qui marque par l’originalité et la cohérence de son univers. Miyazaki brasse les influences et crée un monde composite, entre heroic fantasy, steampunk et rétro futurisme, qui va s’imposer comme une référence majeure de l’anime, du manga et bien sûr du jeu vidéo (la saga Final Fantasy). Nausicaä est un film magique où les monstres les plus étranges sont regardés avec amour, où la nature n’est pas décrite avec angélisme, où la sempiternelle lutte du Bien contre le Mal cède la place à une vision plus complexe de l’homme et de son rapport au monde, où l’utopie et le rêve d’un monde meilleur se ressourcent à la fontaine de l’imaginaire. (O.B.)

Le château dans le ciel (Tenku no shiro rapyuta, 1986)

Dans le ciel flotte un château, vestige d'un royaume légendaire: Laputa. La jeune Sheeta possède la pierre qui pourrait y conduire mais elle fait l'objet de bien des convoitises. En l'aidant à échapper aux pirates de l'air et à l'armée, Pazu, jeune garçon d'une cité minière, est entraîné dans une fabuleuse aventure.

Grâce à l'immense succès de Nausicaä, Hayao Miyazaki, Isao Takahata et Yasuyoshi Tokuma, président de la compagnie Tokuma Shoten, créent en juin 85 le Studio Ghibli. Le Château dans le ciel a la lourde tâche d'être le premier film produit au sein du studio et c'est en grande partie pour cette valeur historique qu'on le retient. Importance historique donc qui ne doit pas éclipser le fait qu'il s'agit également d'un des chefs-d'œuvre de Miyazaki, un film qui fait le lien entre ses travaux précédents et l'évolution à venir de son cinéma. Le Château dans le ciel est pour Miyazaki l'aboutissement d'une longue quête, celle du film d'aventure ultime. Le réalisateur y regroupe ainsi plusieurs éléments d'œuvres antérieures, l'argument du récit lorgnant ainsi largement vers la série Conan, le fils du futur, sorte de répétition générale de Laputa où on trouve déjà la quête d'un garçon intrépide et dur à cuire cherchant à protéger une jeune fille dont le pouvoir secret en fait la proie d'ennemis malfaisants. L'influence occidentale, allant de la littérature enfantine anglo-saxonne qu'il a étudiée de près (le titre original Laputa vient notamment du nom de l'île volante du troisième récit des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift) à l'esthétique steampunk en passant par l'épure d'un Moebius ou Le Roi et l'oiseau de Paul Grimault atteint ici des sommets. Enfin, Miyazaki s'en donne à cœur joie dans son amour des machines volantes tandis que les multiples courses poursuites et gags annexes (dont une mémorable bagarre) rappellent grandement la cultissime version canine de Sherlock Holmes dont il réalisa six épisodes.

Désormais son propre maître, Miyazaki peut imaginer un film somme alors que jusqu'ici il ne pouvait que disséminer des bribes de sa vision dans ses diverses commandes. Il peut réaliser ce récit d'évasion absolu enrichi de ses thématiques dont il rêve. A partir du Voyage de Chihiro, Miyazaki donnera volontairement dans des récits plus décousus à la progression moins ouvertement élaborée, laissant voguer son imaginaire. La construction magistrale de Laputa permet donc de voir le soin qu'il sait aussi apporter à une narration classique : la première partie qui dépeint avec une limpidité parfaite le lien tendre unissant Shiita et Pazu ainsi que leur passé les liant à Laputa ; l'aspect comique des pirates (dont la matrone dur au cœur tendre inspirée de la propre mère de Miyazaki !) qui anticipent leur rôle plus positif en opposition à l'implacable détermination des militaires menés par Muska ; les moments d'accalmie qui dévoilent une poésie envoutante, comme l'arrivée flottante de Shiita ou la séquence des pierres phosphorescente dans la caverne.

Enfant de la bombe atomique, Miyazaki exprime une vraie dualité quant aux technologies utilisées dans le film. Ainsi la carcasse du robot tombé de Laputa une fois ranimée sème une infernale destruction tandis que bien plus tard nos héros découvriront une autre machine du même modèle qui, dernier survivant de la cité, soigne la faune locale. De même, l'émerveillement ressenti lors de l'arrivée à Laputa (portée par un score magique de Hisaishi pour sa deuxième collaboration avec Miyazaki) est contrebalancé par l'apocalypse final lorsque la forteresse volante déploie son arsenal de guerre. Le message écologique de Miyazaki se fait même philosophique à travers la description des merveilles abandonnées de l'ancienne civilisation de Laputa, disparue à cause de sa volonté de se substituer aux Dieux alors que l'homme est fait pour évoluer sur terre. C'est d'ailleurs vers cette terre que s'en vont au bout de leurs aventures Pazu et Shiita, nouveaux Adam et Eve d'un monde dont ils n'apprécieront que mieux les splendeurs.

D'une perfection technique ébouriffante qui n'a pas pris une ride (décors saisissants de détails, séquence aérienne et d'action d'une fluidité stupéfiante...), Le Château dans le Ciel est donc bien l'évasion ultime promise par Miyazaki qui signe là tout simplement le plus beau film d'aventure des années 80. Ayant atteint son objectif, il pouvait logiquement passer à autre chose ; et si la touche occidentale demeure dans Kiki ou Porco Rosso, le maître  explorera désormais de nouveaux territoires. (J.K.)

Mon voisin Totoro (Tonari no Totoro, 1988)

Il y a, dans le cinéma d’Hayao Miyazaki, deux tendances qualitativement équivalentes mais dans la démarche assez opposées, dont la complémentarité assure la cohérence autant que la diversité de la filmographie du réalisateur : d’une part, des films spectaculaires, foisonnant de couleurs, de violence graphique, de personnages fantastiques et d’enjeux dramatiques forts (on peut citer, entre autres, Nausicaä, Princesse Mononoké ou Le Château ambulant), et d’autre part, des films d’apparence plus modestes qui laissent le merveilleux discrètement s’immiscer dans un quotidien réaliste pour mieux évoquer le monde de l’enfance (par exemple Kiki, la petite sorcière ou Ponyo sur la falaise). Indéniablement, Mon voisin Totoro appartient à cette deuxième tendance, et pourrait même en apparaître le mètre-étalon, tant ce film de 1988 illustre ce parfait dosage de poésie, d’émotion et de délicatesse qui caractérise si souvent le travail du maître.

Mon voisin Totoro se situe donc dans les années 50 pour raconter l’histoire de deux jeunes filles de 4 et 9 ans, s’installant avec leur père dans une maison à la campagne pour se rapprocher de leur mère malade. Espiègle et téméraire, la plus jeune des deux, Mei, va très vite s’aventurer dans la forêt qui borde la propriété pour y découvrir des créatures merveilleuses. On a parfois situé Mon voisin Totoro dans la lignée d’Alice au pays des merveilles, tant pour ce point de départ que pour certaines analogies (le chat-bus souriant évoque par exemple le chat de Cheshire de la version Disney) et en effet, comme pour l’œuvre de Lewis Carroll, Mon voisin Totoro cache sous les oripeaux du conte enfantin d’autres niveaux de lecture plus adultes, par exemple psychanalytiques. Cependant, et au-delà du simple fait que trop s’attarder sur les nombreuses influences du film (notamment dans la culture religieuse japonaise) risquerait de sous-évaluer l’extraordinaire inventivité dont il fait preuve, Mon voisin Totoro s’éloigne essentiellement d’Alice par son inclusion du monde de l’imaginaire dans la réalité : les deux jeunes filles ne fantasment pas leurs aventures, leur fraîcheur et leur innocence leur permettent de percevoir et de communiquer avec un univers de magie et de beauté pures.

Le temps de l’enfance, celui du possible, est ainsi restitué dans Mon voisin Totoro dans toute sa complexité et sa magnificence, et ce n’est pas le moindre des talents d’Hayao Miyazaki que de parvenir à capter, avec pudeur et subtilité, l’essence véritable de cet âge si précieux, à en exalter la poésie profonde mais fugace. Avec sa ligne claire sommaire et son animation si reconnaissable, Mon voisin Totoro réussit, en somme, à atteindre une forme d’absolu dans sa description du monde de l’enfance, et ce faisant à créer une émotion rare et vraie. Un petit miracle de justesse et de beauté. (A.R.)

Kiki, la petite sorcière (Majo no takkyubin, 1989)

Kiki a treize ans, l’âge pour elle de quitter le giron familial et de s’envoler sur son balai trouver une ville où mettre en pratique son apprentissage de sorcière. Accompagnée de son chat Gigi, elle trouve bientôt refuge dans la boulangerie d’une grande ville côtière. Décidée à gagner sa vie, elle met en place un service de livraison mettant à profit ce qu’elle considère comme son seul talent, celui de voler.

L’enfance, la nature, la magie, la mer, les oiseaux, le vol... Kiki est profondément ancré dans l’univers merveilleux de son auteur, mais dans un même mouvement s’en détache par bien des points, ce qui en fait une œuvre unique et décisive de son cinéma. Si d’apparence c’est un film plus enfantin, au graphisme plus rond, que les derniers chefs-d’œuvre de Miyazaki, Kiki n’en recèle pas moins une profondeur qui n’a pas à rougir devant les fables écologiques ou humanistes que sont Le Château ambulant ou Princesse Mononoké. C’est peut-être même son film le plus profondément humain, Kiki étant le magnifique récit du passage de l’enfance à l’âge adulte, tout l’enjeu du film étant l’apprentissage et la découverte du monde par la jeune héroïne.

Le postulat même du récit impose à Kiki de quitter la chaleur familiale pour se confronter au monde, mais Miyazaki nous présente cette nécessaire évolution sans drame, sans pleurs. Kiki doit s’intégrer dans la société, travailler, trouver sa place. Miyazaki confronte sa petite héroïne aux soucis quotidiens (trouver un logement, gagner sa vie) ou encore au dédain des petites bourgeoises qui se moquent de sa tenue, tellement soucieuses du paraître qu’elles sont incapables d’émerveillement. Il y a parfois du désespoir et de la lassitude chez notre petite héroïne, mais son voyage lui apporte tellement que ces petits drames passent en second plan car dans une même mouvement elle découvre la solidarité, l’amitié, l’entraide, elle apprend à comprendre et à connaître les autres. Si Chihiro est une petite fille humaine perdue dans un monde magique, Kiki en est en quelque sorte le motif inversé, personnage magique confronté au monde des hommes. Le balai devient ainsi un outil de transition entre le monde magique (voler) et le monde des humains (Kiki passe beaucoup de temps au ménage). Le film annonce par bien des points Porco Rosso avec un monde ancré dans le quotidien où la magie se fait discrète mais où elle est bien réelle. Débordant d’humanité et d’émotion, Kiki est de la pure magie, un enchantement de chaque instant. (O.B.)

Porco Rosso (Kurenai no buta, 1992)

Au début des années 30 sur les côtes italiennes, Marco - alias Porco Rosso -, un pilote d'exception transformé en cochon suite à un sort, loue ses services de mercenaire en combattant les pirates de l'air qui sévissent dans les eaux territoriales en Méditerranée et en particulier sur la Mer Adriatique. Après un dernier combat aérien contre les ravisseurs d'une groupe d'enfants, qu'il humilie vertement, Porco le solitaire souhaite prendre un congé. Mais l'Américain Curtis, autre mercenaire très habile en hydravion et acoquiné avec les pirates, le surprend durant son voyage et parvient à l'abattre. Laissant le doute quant à sa disparition en mer, Porco Rosso part à Milan pour faire réparer sa machine dans un atelier spécialisé. Il y fait la connaissance de la jeune et jolie Fio, 17 ans, la nièce du patron, déjà une ingénieure douée qui souhaite ardemment s'occuper de la réhabilitation de son avion. Alors que de son côté, habitant un grand hôtel situé sur une petite île qui sert de lieu de détente pour les pilotes en tous genres, la belle et douce Gina, chanteuse de charme de qui tous les hommes sont amoureux, et en particulier Curtis, espère vivement le retour de Marco qu'elle aime secrètement.

Trois ans après Kiki, la petite sorcière, Hayao Miyazaki vire complètement d'approche et délaisse les films destinés aux enfants (même si leurs parents peuvent régulièrement y puiser des thématiques qui les concernent) et signe une œuvre explicitement dédiée aux adultes (mais dans laquelle, bien évidemment les plus jeunes y trouveront toujours de quoi étancher leur soif d'aventure et d'imaginaire). Porco Rosso est délibérément un film à la première personne, celle d'un créateur, Miyazaki lui-même, qui met en scène - à partir de l'un de ses mangas - un univers qui lui tient grandement à coeur et hérité de son enfance avec un père directeur d'une société aéronautique : un monde à mi-chemin entre l'Histoire et le mythe qui se nourrit des exploits aériens des origines, quand l'homme téméraire faisait corps avec sa machine et bravait les dangers pour se hisser vers les cieux. Porco Rosso est un film fait pour les adultes et les adolescents matures qui seraient des amateurs de l'Aéropostale, des romans de Saint-Exupéry, ou encore des films comme Seuls les anges ont des ailes ou La Kermesse des Aigles. Miyazaki situe justement son intrigue dans une Europe qu'il connaît bien pour y avoir voyagé à maintes reprises et dont il apprécie la culture, le continent qui a vu naître les premiers combats aériens lors de la Première Guerre mondiale avec des pilotes considérés comme des aventuriers aussi nobles qu'inconscients, membres informels d'une caste d'êtres exceptionnels animés d'abord par un code d'honneur plus que par une haine et un tempérament belliciste (sur ce point, on laissera à chacun le soin de démêler la réalité de la légende).

Justement, ce qui intéresse ici le cinéaste pacifiste de nature, ce ne sont pas directement les faits de guerre mais la nature de ces hommes, le romantisme qui transparaît dans l'affection qu'ils portent à leur mode de vie fait de compétition acharnée, de challenges perpétuels, de risques plus ou moins calculés, de femmes compréhensives qu'il faut séduire au risque de les faire souffrir, d'élévation vers un ailleurs chargé de spiritualité qui en fait des héros mythologiques. Marco, mi-homme mi-cochon, l'être vivant en marge et qui s'efforce de ne plus avoir d'attaches sinon celles liées aux us et coutumes des pilotes d'hydravion, incarne ce besoin de dépasser le corps et sa pesanteur terrienne. C'est pourquoi il n'y a ni gentils ni méchants dans Porco Rosso, même si les personnages sont des pirates et des mercenaires ; seul le fascisme est bien sûr négativement connoté, un régime totalitaire traité subtilement à l'arrière-plan auquel s'opposent nos héros épris de liberté, même si celle-ci se fonde surtout sur des comportements illicites. Le film navigue constamment entre humour (parfois enfantin et grivois) et mélancolie (comme avec la nostalgie véhiculée par la chanson Le Temps des cerises interprétée par Gina), de même que l'animation et les décors se veulent tantôt très réalistes tantôt plus stylisés et oniriques. Miyazaki réalise des séquences d'action virevoltantes qui auraient toute leur place dans un film de guerre classique, et s'offre en même temps des pauses émouvantes dans lesquelles les personnages s'abandonnent à leur spleen et se remémorent les compagnons disparus tout en espérant maintenir vivant leur héritage. La séquence de flashback, à la fois surprenante et sublime, de la montée vers le ciel des pilotes décédés dans leurs avions abattus, avec tous les belligérants confondus et unis dans la mort qui forment un chemin nuageux, est l'une des plus belles scènes pacifistes jamais réalisées, films live et films d'animation confondus.

Porco Rosso se révèle un film profondément romantique, dans lequel le sentiment amoureux est traduit par une affection générale pour ces humains pourtant souvent mesquins dans leurs motivations (les pirates) ou surtout pour cet homme revenu de tout, Marco, dont la transformation physique symbolise un traumatisme douloureux (la culpabilité d'être le seul survivant d'un combat qui a vu perdre ses camarades - et surtout son coéquipier Berlini, le premier époux de Gina - et la perte donc de son humanité). Le cochon véhicule l'image d'un personnage corrompu, étranger au malheur d'autrui, qui a perdu ses rêves de jeunesse pour s'abandonner à ses objectifs purement égoïstes. L'épilogue du film s'attache à traiter de la ré-humanisation de ce héros, qui parvient à l'accomplir même si Miyazaki laisse le champ libre au mystère sur un plan formel. Et cette ré-humanisation viendra d'abord - autre grande thématique du film - des femmes qui, comme chez Howard Hawks (on en revient à Seuls les anges ont des ailes), sont des personnages forts qui détiennent de nombreuses clés de l'histoire. Alors que Hayao Miyazaki nous offre une fin ouverte, profondément bouleversante par le sentiment mélancolique qui nous étreint et par une supposée résolution de l'intrigue amoureuse, nous, spectateurs, avons l'impression d'avoir vécu une nouvelle quête initiatique, cette fois-ci accomplie par un personnage mûr qui se réconciliera avec ses idéaux de jeunesse (dont l'aventure aéronautique est la matérialisation). Pour la plupart des adolescents français qui découvrirent Porco Rosso (et Miyazaki par la même occasion) en salles en 1997, ce fut une révélation. (R.C.)

Princesse Mononoké (Mononoke-hime, 1997)

Japon médiéval, ère Muromachi. Ashitaka, le prince de la tribu des Emishis, est frappé d'une malédiction après avoir tué un dieu sanglier devenu démon. La chamane du village le dit condamné à mourir et lui conseille de quitter le village afin d'aller chercher à l'ouest la cause de la colère de la nature et l'espoir de trouver la raison de sa malédiction. Il se retrouve mêlé à une guerre entre les esprits de la forêt, animaux gigantesques et doués de parole (auxquels il faut ajouter San, la Princesse Mononoké élevée par la louve Moro), et Dame Eboshi, dirigeante du village des forges qui exploite la forêt...

Au moment de réaliser Princesse Mononoké, Hayao Miyazaki pense signer son testament cinématographique et le réalisateur semble avoir relevé tous les défis qu’il s’était fixés. En fondant le Studio Ghibli, il a pu créer une structure qui lui laisse toute latitude créative et imposer en chemin de nouveaux standards de qualité dans le paysage de l’animation japonaise. Il y affinera son art en sachant le faire évoluer d’une veine allant de l’épique (Nausicaä, Le Château dans le ciel) à un intimisme sensible (Mon voisin Totoro, Kiki la petite sorcière) en passant par une maturité et une mélancolie plus adulte avec Porco Rosso. La relève du studio est également assurée par le brillant Yoshifumi Kondo, qui s’est montré digne du maître avec son merveilleux premier film Si tu tends l’oreille (1995).

Miyazaki semble ainsi avoir tout mis dans ce supposé dernier film. On retrouve ici par le prisme de la grande épopée, les grandes thématiques de l’auteur comme l’écologie et plus précisément l’opposition entre nature et modernité, la coexistence entre l’homme, son environnement et ses traditions. Tous ces questionnements s’articulent dans un Japon médiéval et mythologique où cohabitent encore douloureusement humains et Dieux. Dans ce qui est sans doute son film le plus sombre, Miyazaki montre comme inéluctable l’opposition de ces deux forces. Le drame naît de la malédiction dont est victime le héros Ashitaka en défendant son village d’un dieu sanglier devenu démon. La déité a ainsi muté après avoir été blessée par balle et perdu la raison, renfermant toute sa rancœur et sa haine des hommes dans la douloureuse blessure infligée à Ashitaka. En remontant la piste de la bête qui a causé sa perte, il va découvrir à une échelle plus vaste un conflit où chaque partie à des motifs justifiés dans son attitude.

D’un côté Dame Eboshi gère des forges qui font vivre tout un village et dont l’extension nécessite une exploitation de plus en plus vaste des ressources de la forêt. Voyant ainsi leur territoire se restreindre, leur pouvoir s’amenuiser, les créatures et déités ancestrales livrent une guerre sans merci à maîtresse des forges. Pour montrer l’aspect insoluble de cette opposition, Miyazaki montre sous leur meilleur jour le quotidien des humains et la vie de la forêt. Son féminisme ressurgit à travers le personnage de Dame Eboshi et la place accordée aux femmes dans le fonctionnement de la forge, celle-ci ayant accueilli et rassemblé les plus faible et démunis pour créer un cadre solidaire et prospère qu’on découvre ici avec une chaleur palpable dans les vignettes enjouées qui parcourent la description. Quant à la forêt, la première traversée par Ashitaka est un instant de magie pure où cette nature devient un personnage à part entière grouillant de vie, de faune luxuriante et de créatures étranges tels les sylvains guidant notre héros dans son trajet. Cette vision teintée de religion animiste culmine avec l’apparition contemplative et hypnotique du Dieu Cerf, dont le regard doux et bienveillant semble réunir tout le salut et le savoir contenus par cette forêt à préserver.

Miyazaki délivre une version plus aboutie de son déjà grandiose Nausicaä avec notamment à nouveau une héroïne prise entre deux feux, ici avec San l'humaine élevée parmi les loups qui est partagée entre ses sentiments pour Ashitaka et sa haine de Dame Eboshi et ceux qui saccagent la forêt. Le souffle épique et la puissante solennité dégagés par l’ensemble se trouvent encore décuplés par la partition magistrale de Joe Hisaishi qui délivre son score le plus abouti pour Miyazaki. Cette musique illustre également le virage du réalisateur vers une imagerie plus baignée  de culture japonaise qu’occidentale (ce que confirmera Le Voyage de Chihiro), où les thèmes symphoniques majestueux se mêlent à  des sonorités plus excentriques et bizarres emprunts de la spiritualité véhiculée par le film.

Le final est à la fois résigné et teinté d’un mince espoir. La cupidité des hommes et la violence incontrôlable des animaux (ce retour à l’état animal stupide étant causé par la perte de ce patrimoine) ira jusqu’à toucher le Dieu Cerf dans une conclusion destructrice et symbole de recommencement. L’ère moderne (et le temps des hommes) est venu et désormais l’héritage des dieux n’a plus sa place au sein d’une entité tangible mais nous entoure par cette nature qu’il ne faut cesser de préserver. Miyazaki rejoint là le John Boorman d’Excalibur dans sa réflexion (voir le Tolkien du Seigneur des Anneaux) : la magie est bien morte mais elle ne cesse pourtant de nous entourer. La scission est pourtant inéluctable et consommée entre le monde des hommes et celui des bêtes, et le monde industriel naissant évoqué dans le film ne cessera désormais de s’étendre.

La mort inattendue de Yoshifumi Kondo, son successeur annoncé, obligera finalement Miyazaki à revoir sa décision de retraite. Alors qu’il semblait avoir tout dit, il se renouvellera miraculeusement loin du bruit et de la fureur de Princesse Mononoké en adoptant le point de vue d’une petite fille dans Le Voyage de Chihiro, le film de la reconnaissance internationale... (J.K.)

Le voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi, 2001)

Lors d’un voyage en voiture vers leur nouveau lieu d’habitation, un couple et leur fillette de dix ans nommée Chihiro font une pause dans un parc d’attractions désert après avoir emprunté un raccourci. Alors qu’ils dégustent avidement un riche plateau de nourriture surgi de nulle part, les deux adultes sont soudainement transformés en porcs. La gamine, apeurée, prend la fuite. Un garçon mystérieux survient et se propose de l’aider. Chihiro se retrouve alors dans une bâtisse gigantesque et bondée d’esprits, de spectres et de monstres, un "monde de bains" dans laquelle elle finit par devenir une employée parmi d’autres après avoir été forcée à changer de prénom. Commence alors son périple au sein d’un univers peuplé de fabuleuses créatures et divinités, Chihiro gardant toujours à l’esprit la volonté de délivrer ses parents de leur sort funeste.

Alors que Princesse Mononoké était censé constituer le testament de Hayao Miyazaki, des circonstances exceptionnelles au sein du Studio Ghibli obligent le maître de l'animation japonaise à revenir sur sa décision. Alors qu'il pensait avoir tout livré, avoir tout dit, Miyazaki se livre avec Le Voyage de Chihiro à la symbiose apaisée des deux pôles de son imaginaire créatif, à savoir le récit initiatique épuré propre à l'enfance et la fable spectaculaire peuplée de créatures fantastiques et nourri d'entrelacs narratifs dont les différents niveaux de lecture renseignent sur la vision cosmologique d'un artiste très inquiet du devenir de l'Humanité. De façon encore plus évidente que dans Mon voisin Totoro, Miyazaki convoque la figure d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll en projetant son personnage principal dans un univers fabuleux et labyrinthique qui la dépossède de son identité avant de la conduire à franchir des étapes au gré de ses rencontres avec des entités mystérieuses, des étapes qui sont autant d'épreuves à franchir visant à lui faire atteindre un niveau supérieur, à la grandir autant qu'à la faire grandir. Après avoir été fortement inspiré par la culture occidentale, qui imprégnait la quasi-totalité de ses films précédents, Hayao Miyazaki avec Le Voyage de Chihiro se concentre essentiellement sur des mythes et des traditions typiquement japonais.

Pourtant, grâce à la vision onirique unique du cinéaste et à l'universalisme du thème principal, nul besoin d’être un expert en fantômes japonais ou en légendes nippones pour pleinement apprécier ce bouleversant hymne à la vie et à l'indépendance qui constitue certainement l’un des meilleurs contes initiatiques proposés par le cinéma international lors de ces dernières années. Certes, le monde décrit par ce fabuleux long métrage d’animation est particulièrement dense et bigarré, refusant souvent la linéarité de la narration classique, et le spectateur occidental en particulier ne saura pas toujours décrypter les très nombreuses références à la culture japonaise. Mais le savant mélange de couleurs, de fantaisie, d’originalité, d’intelligence, de psychologie enfantine, de sensibilité, d’émotion et de réels frissons conçu par le vieux sage du Pays du Soleil Levant saura enchanter tout spectateur prêt à se laisser embarquer dans cet extraordinaire odyssée, aussi bien physique que mentale. Grâce à une succession d'expériences, qui frappent autant par leur violence psychologique que par leur douce torpeur due à une mise en scène chargée de poésie, une fillette malheureuse et étrangère aux règles d'un monde qu'elle ne comprend pas saura in fine s'adapter et acquérir une personnalité indépendante. La mélancolie propre au cinéaste atteint son point d'orgue lors de la superbe séquence du train qui ramène Chihiro chez elle, dans son monde consumériste et éloigné des préoccupations spirituelles, auprès de ses parents punis au début du film pour leur cupidité. Le monde des bains se présentait justement comme une sorte de lieu symbolique dans lequel on ne classe pas les êtres suivant une morale basique du Bien et du Mal mais où l'on en appelle à la réparation de ses fautes, celles qui défigurent notre environnement et qui corrompt nos esprits.

Le Voyage de Chihiro est le film qui fera de Hayao Miyazaki la "superstar" du film d'animation dans le monde entier. Non seulement il battra tous les records au box-office japonais, mais surtout il apportera la reconnaissance internationale à son auteur, avec en plus du succès commercial planétaire une flopée de récompenses dont surtout l'Ours d'or à Berlin (une première pour un film d'animation). (R.C.)

Le Château ambulant (Hauru no ugoku shiro, 2003)

Dans un pays imaginaire ravagé par la guerre, Sophie, jeune chapelière de 18 ans, est un soir transformée en vieille dame par une ignoble sorcière jalouse. Elle part alors à la recherche d'un moyen pour retrouver son jeune corps. La solution à ses problèmes se trouvera très certainement dans un étrange château ambulant parcourant le pays à l’aide de ses grande pattes, château dont le propriétaire se prénomme Hurle, sorte de playboy séduisant et magicien mystérieux qui va en vérité lutter non moins que pour le retour de la paix sur Terre. Ce château, en plus de se déplacer, a comme autre particularité sa porte qui peut s’ouvrir sur quatre endroits différents selon la couleur qu’on choisit avant de la pousser. Sophie et Hurle vont vivre de multiples aventures aussi extravagantes, violentes et émouvantes les unes que les autres...

L’immense Hayao Miyazaki adapte ici un classique de la littérature enfantine anglaise de 1986 intitulé Archer’s Goon. Etonnement, beaucoup ont été déçus par ce film de Miyazaki, parlant à son propos de régurgitation et de recyclage des mêmes thèmes et effets stylistiques pour au final un film qui tourne à vide, trop compliqué et manquant d’émotion. Au contraire, après de multiples visions, l’enchantement reste le même et nous laisse époustouflés et émus de bout en bout ! Aussi touchant que Totoro et Kiki, aussi épique que Princesse Mononoke et Nausicaä, aussi romantique que Porco Rosso, aussi échevelé que Chihiro, c'est un sommet de poésie et d’imagination débridée (pourtant canalisée juste ce qu’il faut pour ne pas nous perdre en route), un film d’une richesse inouïe et d’une beauté à couper le souffle, et sans oublier la sagesse habituelle de son auteur. Tour à tour drôle, magique, émouvant, triste et enchanteur, ce tableau picturalement splendide nous propose dans le même temps des personnages aussi originaux que Calcifer, la flamme, cœur du château, l’épouvantail à tête de navet, la sorcière qui se révèle loin d’être aussi méchante qu’elle en avait l’air... Toujours "en tête d’affiche", une héroïne à fort caractère et une splendide partition de Joe Hisaishi pour envelopper le tout et qui achève de faire de ce film d’animation japonais un sommet dont le seul défaut est de nous angoisser à l’idée de savoir s’il sera possible un jour de faire mieux ! (E.M.)

Ponyo sur la falaise (Gake no ue no Ponyo, 2008)

Quelques images suffisent à ébahir nos yeux convaincus : nous sommes bien chez Hayao Miyazaki, le plus prodigieux cinéaste d’animation contemporain. Il ne faut en effet que quelques secondes au maître japonais pour installer son univers écolo-poético-enfantin et ainsi susciter chez son spectateur ce sentiment d’émerveillement propre à sa filmographie pour l’instant exemplaire : un petit garçon aux grands yeux découvre un jour une petite fille poisson rouge coincée dans un pot de confiture et l’adopte. Mais tandis que Ponyo se rêve en petite fille humaine, son père, un puissant sorcier des mers, la cherche éperdument : le déséquilibre provoqué par son absence risque de déchaîner les éléments. Fable d’amitié entre un petit garçon et un poisson rouge, Ponyo sur la falaise s’inscrit dans la filmographie de Hayao Miyazaki bien moins dans la lignée des œuvres complexes (le foisonnant Voyage de Chihiro ou le tumultueux Château ambulant) l’ayant précédé que dans la veine, naïve et épurée, des plus anciens Mon voisin Totoro ou Kiki la petite sorcière - le style graphique du film, plus sommaire que celui de son prédécesseur, vient d’ailleurs le confirmer.

L’essentiel, ici, n’est donc ni la densité des enjeux dramatiques ni la complexité du propos mais l’évocation, douce et enjouée, d’un univers enfantin et onirique où la force spontanée de l’imaginaire renverse tous les obstacles, et où la vérité jaillit, sublime et pure, de la simplicité : on pense notamment à cet instant de grâce absolu où Ponyo, devenue petite fille, découvre le plaisir de manger de la soupe. Par ailleurs, on aime particulièrement le fait qu’il n’y ait pas de "méchants" monolithiques dans les films d’Hayao Miyazaki, chacun, même les plus inquiétants, révélant in fine une âme et des motivations compréhensibles (c’est ici joliment le cas du père de Ponyo, Fujimoto). Alors oui, les plus rationnels des spectateurs adultes soulèveront quelques faiblesses thématiques, quelques raccourcis narratifs ou quelques queues de poisson (…) scénaristiques, mais qui a déjà prêté une oreille aux « on dirait qu’on... » de jeunes enfants retrouvera ici une sorte d’équivalent à ce foisonnement désordonné mais merveilleux de l’imaginaire. En fait, en quelque sorte, le génie de Hayao Miyazaki ne réside pas tant dans son aptitude à faire des films pour enfants que dans sa façon de restituer, poétiquement, l’essence même de l’enfance. (A.R.)

Le vent se lève (Kaze tachinu, 2013)

Inspiré par le fameux concepteur d’avions Giovanni Caproni, Jiro rêve de voler et de dessiner de magnifiques avions. Mais sa mauvaise vue l’empêche de devenir pilote, et il se fait engager dans le département aéronautique d’une importante entreprise d’ingénierie en 1927. Son génie l’impose rapidement comme l’un des plus grands ingénieurs du monde. Le Vent se lève raconte une grande partie de sa vie et dépeint les événements historiques clés qui ont profondément influencé le cours de son existence, dont le séisme de Kanto en 1923, la Grande Dépression, l’épidémie de tuberculose et l’entrée en guerre du Japon. Jiro connaîtra l’amour avec Nahoko et l’amitié avec son collègue Honjo. Inventeur extraordinaire, il fera entrer l’aviation dans une ère nouvelle.

Hayao Miyazaki avait déjà sérieusement tiré sa révérence en 1997 au moment de la sortie de Princesse Mononoké, mettant tout dans cette œuvre testament : le souffle épique, les questionnements écologiques et une aura romanesque flamboyante tout en dressant un constat lucide et désabusé sur la séparation inéluctable entre le mythe/la tradition et la modernité où les grandes légendes d’antan ne pouvaient plus qu’être des symboles diffus dans le monde contemporain. Un monde où il n’avait plus sa place puisqu’il s’apprêtait à se retirer ; mais la mort de Yoshifumi Kondo, son successeur désigné à Ghibli (et auteur du merveilleux Si tu tends l’oreille 1995) l’obligea à revenir. Un retour en forme de second souffle pour Miyazaki durant les années 2000 qui bien après Mon Voisin Totoro (1988) renouerait avec le point de vue d’une fillette pour son Alice japonais (Le Voyage de Chihiro (2002)), retrouverait les atmosphères épiques et les influences occidentales des débuts dans une tonalité différente (Le Château ambulant (2004)) et signerait son œuvre la plus euphorisante avec l’enchanteur Ponyo sur la falaise (2008).

Tout comme la mélancolie des années 90 avait répondu à la fougue de la décennie précédente, Miyazaki signe une œuvre particulièrement mortifère avec Le Vent se lève, comme pour nous rappeler un âge avancé qu’on avait fini par oublier avec la fontaine de jouvence que constituait sa filmographie des années 2000. Le Vent se lève est un film somme où Miyazaki semble avoir réuni toutes ses préoccupations. Si Princesse Mononoké était le constat de sa vision du monde, Le Vent se lève, lui, fait un bilan beaucoup plus intime de l’état d’esprit de l’auteur. A l’origine un projet personnel destiné à être publié en manga, Le Vent se lève devient un film grâce au producteur (et cofondateur de Ghibli) Toshio Suzuki qui aura convaincu le maître d’en faire la prochaine production Ghibli. Pour Miyazaki le cinéma doit avant tout être un divertissement, une évasion où peuvent s’insérer des thèmes plus profonds (il reprocha ainsi à l’époque à son ami Isao Takaha la noirceur de son Tombeau des Lucioles alors que lui-même signait Mon Voisin Totoro). Pourtant là l’auteur s’éloigne de ce précepte avec un biopic romancé de Jiro Horikoshi, ingénieur créateur du révolutionnaire avion Zero qui fit des ravages durant la Deuxième Guerre mondiale sur le front du Pacifique. On retrouve ainsi la fascination des airs de Miyazaki avec ce personnage se rêvant pilote mais qu’une mauvaise vue va inciter à devenir ingénieur pour rester au plus près de sa passion. Sur une période de quinze ans, on assiste ainsi à une sorte dEtoffe des héros japonais où les recherches et atermoiements de Jiro amenant à la fabrication du Zero se mêlent à l’Histoire du pays en train de basculer dans l’horreur belliqueuse et totalitaire.

L’intrigue est en de nombreux points autobiographique pour Miyazaki, où Jiro est son double. Comme évoqué dans notre introduction à ce dossier, sa propre passion pour l’aviation est née durant l’enfance grâce à son père directeur de l'entreprise aéronautique familiale participant justement à la chaîne de fabrication des Zero. La fascination pour les engins ailés se conjugue ainsi à l’aura de mort qu’ils dégagent par l’usage qui en sera fait, thème récurrent chez l’auteur. Le Vent se lève exprimera donc dans un premier temps la fougue de cet attrait des airs, que ce soit par les clins d’œil de Miyazaki à sa filmographie (la scène de rêve d’ouverture semblant échappée du Château dans le ciel), la manière amusée d’exprimer l’influence européenne chez son héros (les apparitions rêvées du mentor et précurseur italien Gianni Caproni) et bien sûr le bouillonnement d’activité des bureaux de l’usine qui renvoie évidemment à ceux agitant le Studio Ghibli dans un mimétisme évident.

Peu à peu pourtant un voile vient assombrir cette vision. Le sentiment d’insécurité s’exprimera d’abord par une terrible séquence illustrant le séisme de Kanto en 1923 et où l’on sent la nature prête à se révolter face à la folie des hommes. Même s’il n’en fait pas le cœur du récit, le poids du régime totalitaire japonais traverse tout le film, tout comme ce double regard si cher à Miyazaki durant le voyage de Jiro en Europe où il se confronte à la haine des nazis tout en s’ouvrant à de nouveaux horizons avec le savoir-faire technologique et la culture occidentale. Le plus grand pas en arrière, Miyazaki le fait pourtant avec l’attitude de son personnage principal. Obsédé qu’il est par sa tâche, Jiro a à peine le temps de se consacrer à sa fiancée Nahoko. Le scénario dessine tous les contours d’une romance flamboyante mais qui ne le sera jamais complètement. La première rencontre en plein durant le chaos du séisme, la seconde le temps d’un été de vacances et les charmantes séquences qui en découlent (Jiro rattrapant l’ombrelle de Nahoko emportée par le vent, tous deux s’amusant d’un avion de papier alors que Nahoko est convalescente) humanisent d’ailleurs grandement un Jiro jusqu’ici trop hermétique (et doublé de la voix terne de cet autre grand de la japanimation qu’est Hideaki Anno, sollicité par son ami Miyazaki dans cette tâche inhabituelle pour lui). Là encore des éléments personnels viennent se greffer. Nahoko est atteint de tuberculose tout comme la propre mère de Miyazaki à l’époque, un élément qu’il avait déjà intégré dans Mon voisin Totoro où la mère des deux fillettes était absente car au sanatorium. La pudeur de l’auteur avait laissé cet élément flou, au point de faire des héroïnes des sœurs pour éviter tout mimétisme avec lui alors que le scénario initial en faisait des frères. Cette fois Miyazaki exprime pleinement cette culpabilité avec une romance feutrée, résignée et condamnée, qui est paradoxalement la plus charnelle de sa filmographie très chaste mais finalement la moins poignante. Le contexte historique semble comme écraser les personnages, Nahoko étant une figure sacrificielle et effacée dévouée à son époux, Jiro en dépit de son amour sincère ne s’écartant pourtant jamais de sa mission. Le drame s’exprime ainsi dans une retenue touchante (la belle scène de mariage) mais où l’on sent Miyazaki peu à l’aise. Le constat final amer de Princesse Mononoké n’empêchait pas une vraie portée romanesque quand, dénué de ses démons et merveilles, Miyazaki semble paradoxalement comme cloué au sol pour laisser respirer ce qui est son œuvre la plus personnelle, l’austérité des personnages jurant avec la vaillance farouche de ses héros habituels. Cette fois tout semble joué et il n’y a plus de raison d’y croire alors que le monde pouvait sombrer sans que l’on cesse d’essayer de se relever, encore et toujours (Nausicaä, Le Château dans le Ciel, Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro...).

A nouveau, c’est sans doute dans le parcours de Miyazaki qu’il faut chercher cette carence. L’impact de la guerre et les conséquences du grand œuvre de Jiro ne s’illustreront qu’en toute fin dans une scène onirique renvoyant notre héros à une culpabilité nationale et personnelle par la perte de sa fiancée malade. Un culpabilité que partage sans doute aussi le réalisateur, entièrement dévoué à ce Studio Ghibli qui lui a au moins coûté des relations difficiles avec son fils Goro dont il s’opposa au passage à la réalisation avec Les Contes de Terremer et auquel il mena la vie dure sur le tournage de La Colline aux coquelicots (2012) qui avec moins de lourdeur évoquait des thèmes voisins. Toute cette longue quête semble ainsi avoir été vaine pour Jiro dont la silhouette disparait lentement à l’horizon en conclusion. Miyazaki pense-t-il aussi la même chose en se retirant sur une œuvre si résignée ou adhère-t-il au leitmotiv du poème de Paul Valery donnant son titre au film : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre » ? La réponse est sans doute entre les deux, et suspendue à une possible volte-face du sensei. (J.K)

Pour compléter, consulter le top Hayao Miyazaki des membres de la rédaction de DVDClassik

Par Olivier Bitoun, Ronny Chester, Justin Kwedi, Erick Maurel, Antoine Royer - le 22 janvier 2014