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Interviews

Trente ans après Monsieur Hire, Patrice Leconte adapte de nouveau Simenon.

Le succès d’Une heure de tranquillité, il y a cinq ans, aurait dû permettre à Patrice Leconte de tourner très rapidement un autre film, mais c’est seulement début 2020 qu’il pourra se retrouver de nouveau sur un plateau, en dirigeant Gérard Depardieu dans une adaptation du roman de Simenon Maigret et la jeune morte. Certes, Leconte n’est pas resté les bras croisés pendant toute cette période. Il a, entre autres, publié un roman fantastico-humoristique, Louis et l’Ubiq (éd. Arthaud), et composé de longues légendes - qui sont chacune comme un petit poème - pour accompagner les deux cents images de Paris proposées par la photographe Claire Garate dans un ouvrage intitulé Revoir Paris et dans sa suite, Re Revoir Paris (éditions Neige/Ginkgo éditeur). Mais au cinéma les temps sont durs. « J’ai travaillé sur plusieurs projets qui me plaisaient beaucoup, mais, chaque fois, l’affaire ne s’est pas faite, parce qu’il est devenu de plus en plus difficile de réunir le financement pour un film. » Et il y a eu aussi cette Chambre vide, écrite spécialement pour Alain Delon, mais qui, pour des raisons autres que financières, restera éternellement vide : « Delon m’avait dit : “Patrice, écris-moi mon dernier film...” Quand il a lu le scénario, il l’a adoré, il a été ému aux larmes (et ses larmes n’étaient pas des larmes de comédien, même s’il sait aussi être parfois un peu excessif). Mais à partir de ce jour enthousiasmant, tout n’a fait que s’effilocher. Delon est un Scorpion ascendant Scorpion : quelque chose me dit qu’enfant, il était du genre à casser ses jouets au pied du sapin le soir de Noël. Il aime dire oui et se rétracter au dernier moment. Peut-être le producteur n’a-t-il pas su lui parler comme il aurait fallu lui parler ? Toujours est-il que, quand est arrivé fin avril, date que j’avais fixée depuis longtemps comme date limite, car je ne pouvais pas rester éternellement à attendre je ne sais quel alignement de planètes, j’ai dit au producteur que je me retirais et qu’il devait chercher un autre réalisateur. » Alain Delon a eu peu après de graves ennuis de santé et le projet, à force d’être reporté, est définitivement tombé à l’eau.

Avec Jérôme Tonnerre, l’ami coscénariste qui, en 2013, l’a aidé à écrire Une promesse, d’après la nouvelle de Zweig Le Voyage dans le passé, et avec qui il entretient « un rapport de confiance et d’émulation », Patrice Leconte recherche alors une nouvelle source d’inspiration. « Jérôme lit beaucoup de romans de Simenon, et il s’est souvenu de mon film Monsieur Hire, qu’il n’a pas écrit, mais qu’il aime beaucoup. Pourquoi ne pas tourner aujourd’hui un “Maigret” ? Le dernier Maigret au cinéma, ça a été Jean Gabin en 1958, dans Maigret tend un piège. Je ne parle pas, bien entendu, des séries, dont la série britannique avec Rowan Atkinson, qui ressemble à peu près autant à Maigret que je ressemble au pape. » (Leconte oublie qu’il y a eu au cinéma, en 1967, une coproduction franco-italienne, avec Gino Cervi, Maigret à Pigalle, mais le Maigret de Cervi n’a pas réussi à faire oublier son Peppone.)


Maigret tend un piège de Jean Delannoy (1958)

Un « Maigret », mais quel « Maigret » ? Le choix de Maigret et la jeune morte s’impose assez vite, pour deux raisons : Leconte veut une histoire qui se passe à Paris - soit dit en passant, il est scandalisé qu’il faille aller jusqu’à La Rochelle pour trouver un quai Georges Simenon et que la capitale n’ait pas le moindre petit square ou la moindre ruelle portant le nom de l’écrivain -, et une histoire qui puisse se prêter à une mise en scène stylisée, comme celle pour laquelle il avait opté quand il avait tourné Monsieur Hire. Un « Maigret ». Mais qui pour incarner Maigret ? Le scénario est écrit pour Daniel Auteuil, avec qui Leconte a tourné La Fille sur le pont, La Veuve de Saint-Pierre et Mon meilleur ami, et qui lui a dit un jour qu’il adorait Simenon et qu’il attendait depuis longtemps d’avoir la corpulence et l’âge requis pour jouer Maigret. Leconte donne le scénario à Auteuil, qui est impatient de lire. Mais le lendemain... « Le lendemain matin, Daniel m’a appelé pour me dire : “C’est formidable, ce que vous avez écrit, mais je ne ferai pas le film.” Le personnage de Maigret lui a-t-il semblé tout d’un coup trop écrasant ? Si j’ai bien compris, le scénario avait agi comme une sorte de miroir : l’image de Daniel Auteuil portant manteau et chapeau qu’il avait vue dans ce miroir l’avait refroidi. J’ai insisté, parce qu’il faut toujours insister un peu. Un peu, mais pas trop. Cela n’a servi à rien. J’étais anéanti. »


La Fille sur le pont (1999)

Leconte et Tonnerre relisent alors leur scénario. L’image qui pour eux se dessine assez vite dans ce miroir - comment n’y avaient-ils pas pensé ? - c’est celle de Gérard Depardieu. Ils soumettent le scénario à son agent. Vingt-quatre heures plus tard, Depardieu donne son accord. Il sera Maigret. « Comme dit le proverbe, commente Leconte, à quelque chose malheur est bon. Daniel Auteuil et moi avons fait de jolies choses ensemble, mais je suis enthousiasmé à l’idée de faire le film avec Depardieu. Depardieu a la pesanteur - je ne parle pas de son poids, j’ai dit pesanteur - qui caractérise le personnage de Maigret. Maigret ne parle guère ; il écoute. Les silences de Depardieu, sa douceur, son calme, sa manière de ne pas y toucher - tout cela fait de lui le Maigret dont je rêve.

« Certains désistements ont contribué à la réussite de certains films. Bertrand Blier avait en tête Depardieu, Miou-Miou et Bernard Giraudeau pour Tenue de soirée. Quand Giraudeau a refusé de faire le film, c’est Michel Blanc qui l’a remplacé. Et Michel Blanc, qui ne lui ressemblait guère, est formidable dans le film. Moi-même, j’avais écrit La Fille sur le pont pour Jean-Pierre Marielle. Quand il m’a dit : “C’est très bien, mais je ne le ferai pas, car je ne veux pas être un vieux de plus dans la carrière de Vanessa Paradis”, c’est Daniel Auteuil qui, cette fois-là, a été le remplaçant ! »

DVDClassik : Il y a trente ans exactement, avec Monsieur Hire, vous aviez déjà adapté Simenon au cinéma.

Je me souviens de la réaction de ma femme quand elle a vu le film. Elle était très troublée : « Je ne te savais pas aussi désespéré », m’a-t-elle dit, comme si Hire, c’était moi ! Sans doute ce film, par certains côtés sombres, me ressemble, mais c’est avant tout pour moi une métaphore du cinéma, comme Fenêtre sur cour ou Le Locataire. C’est l’histoire, non pas d’un voyeur, mais d’un regardeur, qui, à force de regarder autour de lui et par sa fenêtre, se retrouve dépositaire d’un secret qui l’empêche de dormir. Si Hire était un gros dégueulasse, il pourrait faire chanter la fille d’en face, l’obliger à coucher avec lui, puisqu’il sait que son petit ami a commis un crime. Mais Hire n’est pas un gros dégueulasse. Michel Blanc, à l’époque, ne correspondait d’ailleurs pas du tout à la description physique que Simenon avait donnée du personnage dans le roman original et qui évoquait bien plutôt un rondouillard du genre Jacques Villeret - une phrase disait même qu’il rebondissait comme un culbuto sur les pavés.


Monsieur Hire (1989)

Le film dure 1h20. Le préminutage de Maigret et la jeune morte laisse prévoir une durée analogue : 1h23-1h24. Je peux aimer d’autres femmes que « les femmes aux cheveux courts » [titre d’un roman de Patrice Leconte paru en 2011], mais j’ai toujours préféré, en tant que spectateur et en tant que réalisateur, les films courts. Parce que le comble de la grâce, si je puis m’exprimer ainsi, c’est de parvenir à faire passer un certain nombre d’idées et d’émotions en un temps qui soit le plus court possible. Je crois ne m’être accordé que deux dérogations : La Veuve de Saint-Pierre doit faire 1h40, et, parce que nous nous sommes dit que les spectateurs devaient en avoir pour leur argent, Une chance sur deux dure 1h42. Disons que, quand un film dure 2h10, ou plus, j’ai tendance à voir dans cette longueur comme une forme d’immodestie. Je ne compte plus en ce moment les films qui, même si je ne me suis pas ennuyé en les voyant, gagneraient à avoir une bonne dizaine de minutes de moins. Tout simplement parce qu’ils contiennent des choses inutiles. Cela dit, il peut arriver que des œuvres cinématographiques ou littéraires vous prennent par la main dès les dix premières minutes et ne vous lâchent plus. Je pense par exemple à la trilogie de Douglas Kennedy La Symphonie du hasard. J’ai même regretté, lorsque je suis parvenu à la dernière page, qu’il n’y ait pas mille ou mille cinq cents pages de plus...


L'Homme du train (2002)

DVDClassik : Ne peut-on pas dire que L’Homme du train, que vous avez tourné en 2002, était un vrai faux Simenon ?

C’est amusant que vous disiez cela, car je suis entièrement d’accord : vie de province, un professeur retraité, un étranger qui débarque dans la ville... Claude Klotz et moi avons indubitablement été influencés par Simenon - même si nous n’en avons pris conscience qu’après coup - lorsque nous avons imaginé cette histoire. Le titre même, L’Homme du train, était déjà « simenonien ». Tout comme les peintres qui intitulent leur tableau La Fille au chapeau rouge et non Un beau matin d’été lorsqu’ils peignent une fille avec un chapeau rouge, Simenon n’était pas du genre à s’enquiquiner lorsqu’il fallait trouver un titre. Maigret ? Une jeune fille morte ? Cela donne ici Maigret et la jeune morte.

DVDClassik : De quand date votre intérêt pour Simenon ?

Il y a eu deux déclencheurs. Le premier, c’étaient tous ces « Maigret » que ma grand-mère maternelle apportait avec elle pour les lire chaque fois qu’elle venait de Caen pour nous garder, à Tours, quand nos parents partaient en voyage. Elle me les laissait quand elle repartait chez elle. J’ai donc commencé à lire ces ouvrages, mais comme cette grand-mère n’était pas une intellectuelle, j’avais dans l’idée que c’était, sinon de la littérature de gare, du moins de la littérature un peu facile. Le second déclencheur a été le premier cours de philosophie en Terminale. Le jour de la rentrée, le professeur, Monsieur Payot, nous a dit : « Jeunes gens, nous allons étudier Descartes, Kierkegaard, Kant et Hegel, mais pour moi, le plus grand philosophe contemporain, c’est Georges Simenon. » J’ai été sacrément secoué : ma passion était pour ainsi dire adoubée par ce prof de philo. Et j’ai donc continué de lire Simenon, même si, bien sûr, je n’ai pas tout lu. Qui peut se vanter d’avoir lu tout Simenon ?


Quelques visages du commissaire Maigret...

DVDClassik : L’étendue de son œuvre n’a-t-elle pas pour corollaire une qualité très inégale ?

Mon ami Jean-Pierre Jeunet m’a dit un jour : « Patrice, tu devrais te faire plus rare. » - « Plus rare ? » - « Oui, tu tournes trop. Un film de toi, ça devient banal. » Fallait-il dire cela à Simenon ? « Georges, vous devriez vous faire plus rare... » Mais Simenon avait ce rythme, cet appétit d’ogre qui faisait de lui Simenon. Et même dans ses ouvrages mineurs (qui sont souvent des « Maigret », parfois moins inspirés), il y a toujours dix ou vingt pages formidables, des descriptions remplies d’humanité. En cela, Depardieu lui ressemble : même dans les films où il n’est pas très en forme, où il s’ennuie un peu, il y a toujours une ou deux minutes fabuleuses. Maigret et la jeune morte est un bon exemple de ce qui intéresse Simenon lorsqu’il écrit un « Maigret ». La résolution de l’intrigue, il s’en moque un peu. Qui a tué ? Pourquoi ?... Tout cela, je pense, l’ennuie profondément. Ce qu’il entend faire - mais j’enfonce une porte ouverte en disant cela -, c’est plonger dans un univers, explorer les rapports entre les gens. Qui est cette jeune morte quasiment inconnue, dont on pourrait presque croire qu’elle n’a jamais existé ? Voilà la question qui l’occupe, qui fait que son œil s’allume, bien qu’il soit en fin de carrière : cette jeune fille aurait pu être sa fille. À côté de ces éléments émotionnels, la fin du roman est, c’est vrai, navrante, inintéressante. Je vois bien Simenon, dans sa chambre, se disant : « J’approche du nombre de pages requis par l’éditeur. Je vais me hâter d’inventer une fin. » Dans notre adaptation, nous n’avons rien gardé du dénouement tel qu’il est exposé dans le roman. Nous avons soumis notre scénario à John Simenon - nous n’étions pas obligés de le faire, mais c’était bien la moindre des choses - et il nous a donné sa bénédiction : « Vous avez pris un certain nombre de libertés avec le texte original, assez pour que votre film soit votre film, mais cela n’en reste pas moins du pur Simenon. » Je m’étais permis les mêmes écarts avec Monsieur Hire.


Sharon Tate vs. Margot Robbie dans Il était une fois... Hollywood (2019)

DVDClassik : Cette démarche de Maigret visant en quelque sorte à redonner vie à une femme assassinée ne s’apparente-telle pas à la « recréation » de Sharon Tate par Tarantino dans Il était une fois... à Hollywood ?

J’ai aimé ce film brillant, d’un réalisateur qui ne s’est visiblement pas trompé de métier. Il était une fois... à Hollywood est l’œuvre d’un cinéaste qui se fait plaisir et qui nous fait plaisir en se faisant plaisir, puisque moi aussi, j’adore le cinéma. Mais, si j’admets fort bien qu’il nous fasse croiser Steve McQueen pendant deux minutes, je trouve qu’il a commis une faute de goût en nommant et en incarnant Polanski et Sharon Tate, laquelle a l’air d’une dinde lorsqu’elle frétille en se voyant sur un écran. Le massacre a lieu dans la maison d’à côté, mais ce sera son lot à elle quelques jours plus tard, car « ils » reviendront et elle n’aura pas un lance-flammes pour se sortir du pétrin. Je trouve qu’il y a là quelque chose d’assez nauséabond. Je ne sais pas ce qu’en pense Polanski, mais, si j’étais lui, cela me resterait probablement en travers de la gorge.

DVDClassik : À quelle époque allez-vous situer votre film ?

Celle du roman, paru en 1954. Mais je ne cours pas après une reconstitution scrupuleuse. Je ne sais plus quel film - ou quel téléfilm, car c’est surtout un défaut de téléfilm - j’ai vu récemment où le moindre cendrier, le moindre lacet de chaussure, où tout était « d’époque ». C’était assommant. Sans parler du fait que cette exactitude est inexacte. Quand j’ai tourné Ridicule, mon chef décorateur m’a rappelé en riant qu’au XVIIIe siècle, il n’y avait pas que des châteaux du XVIIIe siècle ! J’entends faire un film stylisé, comme l’avait été Monsieur Hire, où l’on devait croiser péniblement deux voitures d’époque. Je sais bien que cet adjectif « stylisé » veut tout dire et ne rien dire, mais l’essentiel se jouera dans les mots, dans les regards, dans les silences.

DVDClassik : Pour mettre en scène ce Maigret « en fin de carrière » que vous évoquiez, faut-il un cinéaste lui-même doté d’une longue expérience ?

Je ne dispose pas de la machine à explorer le temps qui me permettrait de voir comment j’aurais pu tourner ou même si j’aurais pu tourner ce « Maigret » il y a quarante ans, mais vous avez probablement raison de poser cette question. Ce projet en tout cas arrive à point nommé : il y a un synchronisme entre le sujet et mon âge. Et la charge émotionnelle contenue dans le roman original est telle qu’il vaut sans doute mieux, pour l’adapter, avoir atteint un certain âge.

Par Frédéric Albert Lévy - le 24 octobre 2019