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Interviews

Le mardi 3 décembre dernier, DVDClassik a eu l’insigne honneur de rencontrer William Friedkin durant près de 40 minutes. Le temps qu’il fallait pour engager un bel entretien avec lui, le questionner sur sa vision du cinéma et revenir sur son chef-d’œuvre absolu, le fameux Convoi de la peur (Sorcerer). Un moment privilégié durant lequel l’homme, détendu et animé d’une gentillesse peu commune, a pu notamment nous faire partager quelques impressions à propos de son choix de films concernant la Carte Blanche qu’il proposait au sein du festival Toute la mémoire du monde à la Cinémathèque française (du 3 au 8 décembre).

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Le rêve a pu se poursuivre dès le soir même à la Cinémathèque, en ouverture de ce court mais passionnant festival, lors de la première projection française du film Sorcerer, très récemment restauré d’après les négatifs originaux scannés en 4K. Un grand moment de cinéma, un grand moment d’émotion, au préalable présenté par Friedkin en personne, longuement ovationné, visiblement heureux d’être là, louant à raison l’existence et la raison d’être de la Cinémathèque française (véritable temple de la sauvegarde du patrimoine mondial du cinéma) et revenant sur son amour pour ce film hors-norme, non sans faire preuve d’un joli sens de l’humour. Le réalisateur s’en est ensuite allé au dernier rang de la Salle Henri Langlois, afin de regarder le film en compagnie de son public. Friedkin animait également le lendemain, mercredi 4 décembre, une Masterclass entièrement articulée autour de Sorcerer (et disponible en vidéo sur le site de la cinémathèque).

Même en le connaissant par cœur, Sorcerer étonnait ce soir-là, étincelait de toute son aura, les couleurs originales retrouvées et la magie pleinement ressuscitée. C’est avec une profonde émotion, et une grande admiration pour ce film parmi les plus importants du cinéma américain des années 1970 (et disons-le, parmi les plus intenses du cinéma américain de ces quarante dernières années), que se fit la redécouverte de Sorcerer cette nuit-là. En souhaitant pleinement qu’il puisse être découvert et admiré par le grand public d’aujourd’hui. Dernière chose, et pas des moindres : la restauration effectuée sous l’égide de la Warner Bros. et dirigée par Friedkin lui-même, est pour ainsi dire époustouflante, tant et si bien qu’elle parvient à en faire oublier sa teneur numérique. Loin des légères déceptions parfois rencontrées (souvenons-nous des Dents de la mer et de sa patine un peu trop numérique sur grand écran - curieusement à l’inverse du Blu-ray), Sorcerer sentait le grain cinéma d’époque, offrant une expérience sensitive sans doute extrêmement proche de sa source chimique. Une réussite manifeste, un bonheur inextinguible, le tout accompagnant une exaltation de cinéphile coulant sur le coin de la joue, le cœur battant la chamade et le regard accroché à l’écran, lancé aux trousses de ce film immense littéralement revenu d’entre les morts. Magnifique, pour l’éternité.

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Entretien

DVDClassik (Julien Léonard & Emmanuel Voisin) : Vous citez souvent Le Trésor de la Sierra Madre comme une influence majeure de Sorcerer. Et vous avez choisi ce film pour votre Carte Blanche à la Cinémathèque française. Quelle importance le cinéma de John Huston a-t-il pour vous ?

William Friedkin : Ce film en particulier est un de ceux qui m'ont le plus inspiré dans ma vie. Car il me semble moins traiter de l'avarice et de la quête de l'or que de la condition humaine. Il parle de notre solitude à tous et des erreurs que nous commettons lorsque nous cherchons à atteindre le succès. Des erreurs qui peuvent nous conduire à la mort. Mais dans Le Trésor de la Sierra Madre, un des aventuriers trouve quand même le paradis sur Terre lorsqu'il rejoint la tribu indienne. Ce film parle des mystères du destin et de comment ce dernier s'insinue dans chacune de nos vies. Suivant la route que vous prendrez, vous pourrez trouver la mort ou bien votre part d'or. A la fin, l'or s'envole en poussière. Mais les personnages ont trouvé qui ils sont. Deux d'entre eux, en tout cas, en savent bien plus sur eux-mêmes qu'au début de l'aventure. C'est si bien raconté et interprété, si merveilleusement écrit et réalisé ! Pour moi, c'est un film parfait. Mais j'aurais pu en choisir un millier d'autres. Ma sélection pour la Cinémathèque est très arbitraire.

Humphrey Bogart est formidable dans Le Trésor de la Sierra Madre !

Oui, c'est sa plus belle interprétation.

On peut aussi penser à Quand la Ville dort en voyant Sorcerer. Le destin de Scanlon, joué par Roy Scheider, a des points communs avec celui joué par Sam Jaffe dans le film de Huston.

Vous avez raison. Je n'y ai pas pensé en faisant mon film. J'ai surtout pensé au Trésor de la Sierra Madre lorsque Scanlon perd la raison et parvient malgré tout à transporter son chargement de dynamite. Et au final, tout ça n'aboutit à rien. C'est une métaphore de ce que vivent la plupart d'entre nous. A mon avis, il va probablement mourir dans ce bar. Il a réussi à tromper la mort à plusieurs reprises, mais là, il va jouer sa dernière main. Mais je laisse ça à la libre appréciation des spectateurs. Peut-être va-t-il réussir à s'échapper de cette situation ? Mais je pense qu'il est condamné par le destin. On ne peut pas toujours tricher avec la mort. Je l'ai frôlée plusieurs fois. J'ai même été frappé il y a quelques années par une crise cardiaque, qui m'a laissé mort pendant huit à douze secondes. Le fait que je sois encore là aujourd'hui tient du miracle. Si j'avais été dans la jungle quand ça m'est arrivé, ou dans un lieu dépourvu de bon médecin, je serais mort depuis longtemps. Quand on y pense, on ne contrôle rien et surtout pas son destin. On peut seulement contrôler notre planning quotidien et encore... Un embouteillage ou une attaque terroriste, vous ne pouvez même pas contrôler ça. Des gens travaillent dans un immeuble de bureaux, et d'un seul coup ils sont anéantis. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes là ni pourquoi nous sommes nés. C'est une situation assez terrifiante. Mais la vie doit suivre son cours. On peut naître dans un pays en paix ou au Darfour et nous n'y pouvons rien. Et nous ne savons ni quand ni comment nous allons mourir. C'est une idée effrayante. Alors, nous essayons d'oublier ça en lisant des livres, en allant au cinéma, en écoutant de la musique, en faisant plein d'autres choses pour nous faire oublier. C'est ce que dit Bob Dylan : « He not busy being born is busy dying. » Celui qui n'est pas occupé à naître est occupé à mourir. Nous sommes tous en train de mourir. Nous nous détériorons en cet instant précis. A ce titre je suis pessimiste, comme le sont mes films.

Avant de trouver la mort, Manzon, le personnage joué par Bruno Cremer dans Sorcerer, donne une lettre destinée à sa femme à un individu. Et plus tard, cette lettre revient au personnage de Roy Scheider, Scanlon.

Oui. Et quand cette lettre lui parvient, on se dit qu'il ira à Paris et qu'il rencontrera la très belle et intelligente épouse de Manzon.

Mais il n'y parviendra pas.

Je ne sais pas. C'est au spectateur de s'imaginer ça. C'est une possibilité. Il va peut-être aller à Paris pour raconter l'aventure et la mort de Manzon à sa femme. Lorsque Walon Green et moi-même avons travaillé sur le scénario, nous voulions que Scanlon parvienne à ses fins. Il livrait la dynamite et apportait la lettre à la femme de Manzon, avec la possibilité d'une liaison. Et puis, il m'est apparu qu'il devait probablement mourir. On ne peut pas tromper la mort.

Ainsi, la destruction de Manzon est totale. Il trouve la mort et ses écrits, ses souvenirs, disparaissent aussi.

Si Scanlon parvient à s'échapper, je pense qu'il va en France. C'était prévu dans le scénario. Et c'est même pour cela que l'on présente la femme de Manzon. Mais je me suis dit qu'il ne pouvait pas s'en sortir comme ça. (Rires)

Modifiez-vous souvent le destin de vos personnages ?

Oui. Dans le scénario de To Live and Die in L.A., le flic joué par William Petersen ne mourait pas. Et puis, un jour, j'ai eu comme une vision. J'ai alors dit au comédien : « Tu vas te faire tuer. Je vais te faire flinguer dans trois jours. Et c'est ton collègue qui va prendre ta place et continuer l'enquête. » Il a trouvé ça génial.

Faire mourir le héros vingt minutes avant la fin, c'est absolument génial !

Ça ne m'est pas venu tout de suite.

Bruno Cremer est vraiment impressionnant dans Sorcerer. C'est un comédien un peu sous-estimé en France parce qu'il a fait beaucoup de télévision à la fin de sa carrière.

Oui, il a joué Maigret pendant plus de dix ans.

C'est un peu dommage, car c'est un grand acteur.

Non, ce n'est pas dommage parce qu'il a gagné beaucoup d'argent. (Rires) Ce rôle lui a assuré un travail stable et régulier pendant longtemps, ce qui n'est pas si fréquent pour les acteurs. J'ai adoré travailler avec lui. Il était très subtil.

Dans Sorcerer, votre vision de la jungle est très inquiétante. On est au seuil du fantastique. Et les camions font penser à de véritables démons.

Ce sont des monstres préhistoriques.

Aviez-vous anticipé cette atmosphère très étrange ?

J'ai traversé toute l'Amérique du Sud pour trouver les lieux de tournage. Je voulais filmer en Equateur, où les décors sont incroyables et où l'on voit partout ces énormes camions, tous personnalisés par leurs propriétaires. Mais je n'ai pas obtenu les assurances, car l'Equateur était un endroit très dangereux à cette époque. Mais c'était vraiment spectaculaire. Tourner là aurait donné une toute autre ambiance au film. Nous aurions obtenu plus de réalisme magique. J'ai essayé de retrouver cette ambiance en République Dominicaine, où nous avons pu tourner. Ce fut mon premier compromis. Mais je n'ai jamais trop su si le studio avait vraiment eu des problèmes pour obtenir les assurances et si les dirigeants se souciaient vraiment qu'on se fasse kidnapper par des bandits. Je pense surtout que l'Equateur était trop loin pour eux et qu'ils voulaient qu'on ne s'éloigne pas trop de la maison. La Paramount, soit le deuxième studio impliqué dans la production du film, avait la main sur quasiment toute la République Dominicaine. Charles Bluhdorn, qui était le patron du studio, possédait toutes les plantations de canne à sucre et les raffineries du pays. Et le président travaillait quasiment pour lui. Nous étions donc très protégés.

Pouvez-vous nous parler du tournage de la scène très impressionnante où les deux camions traversent le pont ?

Tout ce que vous voyez à l'écran, nous avons dû le faire. Il n'y a pas de trucage optique, ni d'images de synthèse. Ces dernières n'existaient pas à l'époque. Tout était vrai et cela nous a pris beaucoup de temps. J'étais très attaché à obtenir exactement les plans que je visualisais. Nous avons travaillé jusqu'à ce que ça fonctionne et nous avons dû recommencer de nombreuses fois. Parfois, les camions tombaient dans l'eau. Il fallait les ressortir et recommencer les prises. (Rires)

Peut-on dire qu'avec Apocalypse Now et La Porte du Paradis, Sorcerer est l’un des derniers représentants d'un cinéma hollywoodien à gros budget destiné au public adulte ?

Les budgets ont considérablement augmenté depuis. Certains films coûtent désormais 200 ou 300 millions de dollars. Sorcerer n'a coûté que 17 millions de dollars. (1) C'est le budget repas sur un film aujourd'hui. L'avènement du numérique n'a pas du tout réduit les coûts. Un film comme Avatar a coûté 300 millions de dollars. Et les coûts de marketing sont énormes. Il n'y avait rien de tel à l'époque de Sorcerer.

Alors disons qu'il s'agit d'un film plutôt cher et courageux destiné à un public adulte, et non au public juvénile auquel Hollywood semble majoritairement s'intéresser depuis 30 ans.

Il existe encore de tels films de nos jours. Prenez No Country for Old Men. C'est extraordinaire. Mais s'ils font des films pour les jeunes, c'est parce que ce sont eux qui vont au cinéma. Les plus vieux restent chez eux et regardent la télévision. Ils streament des films sur Netflix. La majorité du public mondial se situe entre 13 et 25 ans. Du coup, les studios produisent des films pour ces jeunes, qui vont voir et revoir Hunger Games. Cela n'arrivait pas à mon époque. Mais je ne les blâme pas du tout.

Votre dernier film, Killer Joe, n'est pas facile. Mais il est choquant, frondeur et bouleversant. N'est-il pas regrettable que Hollywood ne soutienne aujourd’hui presque plus des réalisateurs qui proposent une vision originale et différente, tels que vous ou John Carpenter ?

Ça a toujours été comme ça. D.W. Griffith, l'homme qui a quasiment inventé le cinéma américain, est mort ruiné dans un hôtel de Hollywood Boulevard. Georges Méliès a fini sa vie en vendant des jouets dans un magasin. Charlie Chaplin a été banni des Etats-Unis pendant 25 ans. Et il y a tant d'autres exemples. David Brown, qui fut un bon producteur, a dit une chose très drôle : « Ceux que les dieux veulent détruire commencent par avoir un succès dans le show business. » Voilà ! Je ne peux pas prétendre à plus de considération que D.W. Griffith ou Georges Méliès. Ces grands créateurs ont eu beaucoup de succès durant une période de leur vie, et un jour ça s'est arrêté. C'est ainsi. C'est le Zeitgeist qui a changé. Les attentes du public évoluent constamment. Mais je ne trouve pas ça triste. Je dois toujours me battre pour faire mes films, mais j'arrive à les faire. Je ne fais plus de films qui attirent le grand public. Et je ne me vois pas faire le genre de films que je n'aime pas regarder. Je ne ferai pas de film que je ne voudrais pas voir. Je ne m'aimerais pas faire Avengers.

Killer Joe s'impose comme l'œuvre d'un réalisateur qui sait faire des films et qui aime les faire. On ne ressent pas ça devant Avengers.

Non, c'est juste du business. Pareil pour Fast And Furious 7. Mais le public veut voir ça.

Quand on a réalisé French Connection et son incroyable poursuite automobile, on n'a pas besoin de faire un Fast And Furious.

Je dois vous dire quelque chose : J'ai découvert les films de poursuites de Buster Keaton après avoir filmé moi-même des films avec des poursuites automobiles. Mais si j'avais vu ces Keaton avant, je n'aurais jamais fait de films avec des poursuites. C'est comme si j'avais voulu être un portraitiste et que j'avais vu des œuvres de Rembrandt. Autant laisser tomber ! C'est indépassable ! Je ressens vraiment ça devant les films de Keaton. Encore un artiste qui est mort ruiné et ivrogne. Et c'est un des plus grands artistes de l'histoire du cinéma. Langlois a contribué à préserver l'héritage de Buster Keaton en conservant tous les films qu'il a pu trouver. Je n'ai découvert ses films qu'il y a quelques années, dans de belles éditions Blu-ray remasterisées. Et ils sont toujours aussi époustouflants. Vraiment, je suis heureux de ne pas les avoir vus avant d'avoir commencé à faire des films. (Rires)

Vous avez sélectionné Crimes et délits de Woody Allen pour votre Carte Blanche. Est-ce un réalisateur qui compte particulièrement pour vous ?

Je ne pense pas que ses derniers films soient aussi bons qu'à l'époque qui va d'Annie Hall à Maris et femmes, et qui inclut des réussites comme Manhattan et Crimes et délits. Mais je continue à le considérer comme un des plus grands réalisateurs américains. C'est un des rares à faire des films adultes et à s'interroger sur la morale de la vie. Crimes et Délits est un film sur la culpabilité, la morale et les erreurs qu'on peut commettre. Autant de choses qui entrent en résonance avec sa vie future. Tout est en germe dans ce film. C'est pourquoi je pense que c'est son œuvre la plus personnelle, comme Vertigo l'est pour Hitchcock.

Crimes et délits est sans doute le film le plus sombre de Woody Allen.

Mon Dieu, oui ! Parce que le crime y est justifié. Cette femme est atroce. Je l'aurais probablement tuée moi-même. (Rires) Elle cherche à bouleverser la vie de cet homme et de sa famille. Et elle pense stupidement qu'il va tout quitter pour elle en le menaçant. De nombreuses femmes lui donneraient raison. En revanche, je ne connais aucun homme qui pourrait l'approuver. La question centrale du film est : a-t-il raison de la faire tuer ? Il la sacrifie pour préserver sa famille et continuer sa vie bourgeoise et plaisante. Elle allait détruire tout ce qu'il avait construit dans sa vie et faillit compromettre pour une erreur stupide. J'ai vécu des expériences assez semblables. Heureusement, je n'ai jamais eu à tuer une femme. (Rires) Mais j'aurais pu l'envisager. Vous commettez une erreur et vous devez payer pour ça tout le reste de votre vie. Dans le film, ce n'est pas lui qui détruit sa vie à elle. C'est elle qui cherche à s'accaparer un médecin reconnu. Et cette femme stupide se soucie peu de détruire sa vie. La question centrale du film est : doit-elle mourir pour autant ? Et la réponse est oui, ce qui est extrêmement étrange, surtout venant de Woody Allen. C'est un film très complexe et terriblement courageux. Il est parfois drôle, mais pas très souvent. Et il montre à quel point Allen est un grand acteur. Quand vous le voyez dans le film avec Mia Farrow, puis tomber amoureux de sa nièce de quatorze ans et que vous repensez à ce qui lui est arrivé dans sa vraie vie, tout ça prend la dimension d'un journal intime prophétique. Voilà pourquoi je trouve ce film aussi important. Et puis, il est si brillamment fait...

Pouvez-vous nous dire pourquoi avoir choisi Le Samouraï de Jean-Pierre Melville pour votre Carte Blanche plutôt que Le Deuxième souffle ou Le Cercle rouge ?

Encore une fois, j'aurais pu choisir cinq mille autres films. Par exemple, Vertigo n'est pas mon film préféré de Hitchcock. J'aime beaucoup plus Psychose ou La Mort aux Trousses. Mais Vertigo est plus profond et plus obsessionnel. Hitchcock semble y dévoiler son âme. C'est un film qui parle de lui, de sa philosophie et de ses obsessions. C'est un film qui est devenu de plus en plus reconnu au fil des années. Il fut un échec commercial quand il est sorti. Le public ne l'a pas aimé. Mais maintenant que Hitchcock n'est plus parmi nous, ce film nous dit qui il était. Il se comportait ainsi avec toutes les femmes. Il a beaucoup modifié le roman de Boileau et Narcejac, D'entre les morts, qui est beaucoup moins profond. Hitchcock en a fait une œuvre intime et personnelle, qui raconte son obsession de créer la femme de ses rêves. Une femme vivante créée à partir d'une femme morte. Mais pour revenir au Samouraï, c'est un des meilleurs films de gangsters. J'ai connu beaucoup de types comme ça et le film est très proche de leur réalité. Le petit oiseau dans la cage, la solitude... Ce sont des solitaires qui vivent avec leurs démons et leurs illusions. Et ils ont pourtant une sorte de code moral. Un code que nous ne pouvons ni comprendre ni approuver. Le film ressemble à un rêve et il est très claustrophobe. J'aime beaucoup ça. On retrouve cela dans A cause d'un assassinat, que j'ai également choisi pour la Carte Blanche, et même dans Le Trésor de la Sierra Madre. Ce dernier se passe essentiellement en extérieur, mais il donne un fort sentiment de claustrophobie. Ces personnages, poussés à leurs limites, et qui tentent de survivre. Je suis très admiratif du courage d'un réalisateur comme Melville. Il a certainement fait de meilleurs films que Le Samouraï, mais celui-ci a influencé énormément de gens. Pas seulement moi : c'est le film préféré de John Woo, qui s'en est beaucoup inspiré pour The Killer. Il l'a réinterprété à sa manière, avec ses ralentis, ses gunfights acrobatiques.

A la lumière de votre œuvre et des films que vous affectionnez, vous semblez très attaché au cinéma qui s'attache à décrire des paysages mentaux.

C'est très juste. Je suis plus attaché aux paysages intérieurs que physiques. L'extérieur doit être une métaphore de nos paysages intérieurs. Ça décrit très bien ce que j'essaie de faire. Je ne verbalise jamais trop mes intentions. Je ne les comprends pas toujours moi-même. Mais je dirais que tous les films que j'ai choisis pour ma Carte Blanche sont des films que j'aurais aimé avoir fait.

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Un entretien réalisé le mardi 3 décembre 2013 à Paris. Nous remercions William Friedkin pour son immense gentillesse et sa disponibilité, ainsi que l'équipe de la Cinémathèque française (en particulier Elodie Dufour et Xavier Jamet) pour avoir rendu possible cette belle rencontre.

(1) Il semble, selon certaines sources, que le budget de départ ait été de 15 millions de dollars pour enfin atteindre 21 millions à cause des retards de tournage et des intempéries destructrices.

Par Julien Léonard & Emmanuel Voisin - le 9 décembre 2013