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Interviews

Directeur artistique du Festival d'Animation d'Annecy, responsable de collection, animateur de télévision, bonimenteur et pianiste des soirées Retour de Flamme... On ne dénombre plus les casquettes du passionné Serge Bromberg. Ce chaleureux dévoreur de pellicule nous raconte la folle aventure du Chaplin Keystone Project, dont sa société Lobster a été l'un des artisans téméraires. Il nous livre également quelques anecdotes savoureuses sur la quête de films perdus et sur son itinéraire de cinévore partageur.

DVDCLASSIK : Par quel mystère le fruit de toute une année de travail de Charles Chaplin a-t-il pu se retrouver dispersé, remonté, maltraité, au point qu'un film a même disparu ?

Serge Bromberg : Il n'y a pas du tout de mystère. Pour résumer brièvement : au cours de 1914, soit sa première année d'activité cinématographique, Chaplin accède à une notoriété très importante, même s'il ne deviendra la vedette mondiale qu'on connait que l'année suivante, lors de son passage à la Essanay. A la fin de 1914, il demande une augmentation substantielle à son producteur Mack Sennett, patron de la Keystone, qui s'avère plus doué pour le comique que pour les affaires. Sennett lui rétorque qu'il ne comprend pas pourquoi Chaplin serait mieux payé que lui, ce à quoi son employé lui répond : « Parce que personne ne connaît ton nom alors que tout le monde connaît le mien. » Sennett laisse donc partir Chaplin et la société Keystone va aller de déconfiture en déconfiture, pour être liquidée au début de l'année 1917. Les éléments de tirages originaux, ou plutôt ceux qui survivaient, soit les négatifs et les intertitres, sont au pire détruits et au mieux dispersés et revendus au poids dans des ventes aux enchères. Un certain Aitken rachète notamment de nombreux éléments et s'en sert comme sources pour faire des ressorties sous la bannière W.H. Smith, avec des titres différents pour faire croire qu'il s'agit de nouveaux films. Les négatifs originaux sont remontés et les intertitres changés. Après la disparition totale de la société de production, les films de la Keystone tombent dans le domaine public presque immédiatement. Chaplin étant devenu une vedette mondiale, des pirates s'emparent de ces films Keystone et vont les dupliquer, à nouveau les recomposer entre eux, changer les montages, les cartons et les sortir en les présentant à chaque fois comme de nouveaux films de Chaplin. Chacune de ces manipulations entraîne une perte de qualité et de fragments de montage. On se retrouve au final avec une nébuleuse où il n'y a plus pour les trente-cinq films tournés en 1914 aucune référence absolue de continuité ni de titrage, sauf pour deux titres. Et ce qui subsiste est dans une qualité affreuse.

Quand le projet de reconstituer et restaurer ces films a-t-il vraiment pris forme ?

C'est en 2001/2002 que nait l'idée, avec l'Association Chaplin dirigée par les enfants du cinéaste, d'essayer de retrouver toutes les copies qui existent dans le monde et de les rapatrier dans trois endroits : la Cinémathèque de Bologne, le British Film Institute et Lobster. L'objectif est de comparer ces copies plan par plan, de refaire des négatifs 35mm puis d'utiliser les dernières technologies pour essayer de revenir au plus près de ce qu'a été cette aventure de la naissance de Charlot, du premier film où il n'est pas encore le vagabond jusqu'au dernier, où le personnage est  bien établi. Voilà ce qui explique le mystère de cette disparition et les difficultés de la restauration de tout un pan d'une œuvre majeure. Je précise qu'il manque encore un film, qui s'appelle Her Friend The Bandit. L'une des hypothèses émises actuellement, que je ne suis pas loin de faire mienne, est que si ce film n'existe plus aujourd'hui, alors qu'il existe de multiples copies des autres, c'est peut-être parce qu'il n'y a pas Chaplin dedans. Il s'agirait peut-être d'une erreur de catalogue, indiquant Chaplin au casting. Mais rien n'est sûr : il existe ainsi des descriptions du film où il est fait mention de la présence de l'acteur. Toujours est-il qu'on n'en a plus trace. Mais il y a une autre histoire sidérante : celle du Thief Catcher. C'est le trente-sixième film... sur les trente-cinq Chaplin à la Keystone ! A notre grande surprise, il existe en effet un trente-sixième film oùapparaît Chaplin dans un rôle secondaire (il a tout de même trois séquences non négligeables dans lesquelles il est déguisé enKeystone Cop) et qui avait échappé à tout listing. Ce film n'est apparu qu'en juin 2010 et nous avons juste eu le temps d'en faire entrer unpassage dans le coffret DVD. Il s'appelle donc A Thief Catcher.Or, il se trouve que le fameux film manquant, Her Friend The Bandit, est ressorti audébut des années 20 sous le titre The Thief Catcher. Ce chevauchement a fait que l'un des historiens spécialisés dans la carrière de Chaplin, et qui a essayé dans les années 30 de recomposer sa filmographie complète, a pensé que A Thief Catcher et The Thief Catcher étaient un seul et même film et il a donc rayé le premier de la liste. Cela explique pourquoi le film a disparu de toutes les filmographies et des mémoires. D'où notre grande surprise de redécouvrir un film inconnu avec Chaplin*.

Chaplin a-t-il eu le souci de retrouver et de regrouper ces films ?

Au cours des années 30, de nombreuses initiatives ont été soutenues par Chaplin pour retrouver ces films et d'en rétablir la narration. On trouve notamment au BFI et dans les archives Chaplin des tentatives de reconstitution par story-board, où l'on a repris des photogrammes de chaque séquence. Mais s'il ne s'en est jamais totalement détourné, Charlie Chaplin a toujours considéré que ses premiers véritables films sont ceux qu'il commence à tourner à partir de 1917. En revanche, il voyait ceux des périodes Keystone, Mutual et Essanay comme des films produits pour le compte d'autres personnes et il n'a jamais essayé de les racheter.

Bien qu'il en ait réalisé une grande partie...

En effet, Chaplin a réalisé tous les Mutual et Essanay. Sur les Keystone, c'est un peu plus flou, mais on peut estimer qu'il en a réalisé une bonne moitié.

Une fois lancé le projet de reconstitution de la période Keystone, comme les choses se déroulent-elles concrètement ?

Il faut déjà beaucoup d'argent. Nous avons heureusement eu des soutiens importants. Le nom de Chaplin ouvre des portes, surtout lorsqu'on est associé à des institutions comme la Cinémathèque de Bologne et le BFI. Mais il faut surtout de la patience, de la persuasion et de l'enthousiasme. Car il faut appeler tout le monde : les archives du monde entier, qui ne répondent par forcément tout de suite, les collectionneurs, qui ont toujours peur qu'on ne leur rende pas leurs trésors et que leurs noms n'apparaissent pas dans les crédits... Et surtout, il faut bien réaliser que tant qu'on n'a pas trois ou quatre éléments formidables à partir desquels travailler, on n'est jamais sûr que l'élément sur lequel on travaille sera le définitif. On ne se lance pas dans un projet tant qu'on n'est pas sûr que ce qu'on a à notre disposition a des chances raisonnables d'être le matériel dont on se servira au final, histoire de ne pas recommencer cinquante fois la même chose. L'un des premiers films reconstitués, The Masquerader, a dû être repris trois fois. On a perdu beaucoup de temps, ce qui est dommage. Mais il existe deux règles en termes de restauration de films très anciens comme ceux-là. La première, c'est que lorsqu'on découvre un film en bon état, c'est bien souvent parce qu'il n'a intéressé personne et que les copies sont donc restées quasiment intactes. La deuxième, c'est que lorsqu'on passe des années à essayer de reconstituer un film plan par plan, le lendemain du jour où la copie zéro sort du laboratoire, on découvre chez son voisin une copie parfaite qui était là depuis le départ. (Rires) Mais il faut avoir passé cette première étape pour retrouver l'élément impeccable...

Quelles ont été les difficultés majeures tout au long de cette aventure ?

Passées les difficultés de financement et de conviction des uns et des autres pour obtenir leur matériel, la difficulté essentielle est de choisir. Ce sont des restaurations extrêmement complexes, car il faut bien comprendre que ces films ont subi beaucoup de dommages. A chaque remontage, il a fallu couper une ou deux images à chaque extrémité du plan pour faire le point de colle. Du coup, lorsqu'on trouve un film remonté, il peut y avoir une très bonne qualité générale, mais 4 ou 5 images manquantes en début et en fin des plans. Et on peut avoir à disposition ces quelques images, mais dans une autre copie horrible. Que faut-il alors faire ? Ajouter ces quelques images de piètre qualité, qui sont très disruptives et qui ne sont pas forcément indispensables à la compréhension, sous prétexte qu'elles existent ? D'autant plus qu'à l'époque, on ne montait pas à l'image près... Ou bien faut-il oublier ces quelques images qui traînent à droite et à gauche, parce qu'elles nuisent plus qu'autre chose à l'ensemble ? Là, il y a un vrai choix à faire. L'objectif premier était de sauvegarder ces films sur support 35mm, dans la meilleure qualité possible. En ce qui concerne l'édition DVD, la restauration s'est faite totalement en numérique Haute Définition. Là, on peut jouer et se poser la question, au cas par cas, du réel intérêt de ces quelques images qu'on conserve ou pas. Que se passe-t-il quand on a une copie d'une qualité limpide, mais à laquelle il manque la partie gauche de l'image parce qu'une bande-son est venue la masquer, mais aussi une copie avec l'image complète mais très abîmée et instable ? Là encore, c'est du cas par cas. C'est l'éternel choix du restaurateur de films. L'avantage c'est qu'on peut tout garder, en tout cas pour les archives : on fait deux négatifs, et après on voit bien ce qu'on réutilisera lors de la recomposition du négatif final. Tout ça multiplié par trente-cinq, c'est un tourbillon. Tenez, je vais vous raconter une anecdote qui illustre l'une des deux règles dont je vous parlais tout à l'heure. Le lendemain du jour où on lance la fabrication des DVD du coffret Chaplin, soit au tout début du mois de septembre 2010, je pars pour le Festival de Telluride et en revenant, je passe par Los Angeles où je reste une journée. Et quand j'arrive, je reçois le mail d'un collectionneur qui me dit : « Saviez-vous qu'un morceau du film Recreation a été utilisé dans une compilation faite par Robert Youngson dans les années 60 ? Il en a utilisé quarante secondes en 35mm. » Or, il se trouve que pour ce court métrage - qui ne figure pas franchement parmi ce que Chaplin a fait de mieux à la Keystone -, il n'y a qu'un fragment d'une minute en 35mm au BFI, le reste étant tiré d'un contretype d'une qualité affreuse, qui est hélas le seul matériau intégral disponible. Me trouvant à la Motion Picture Academy, je demande si quelqu'un sait où l'on peut trouver le négatif de la compilation de Youngson. Et on me répond : « Mais oui, le négatif est là, dans notre stock ! » J'appelle donc le propriétaire pour savoir si je peux lui emprunter la bobine contenant l'extrait et je suis revenu avec elle dans ma valise. Mais c'est trop tard ! Ce sera donc pour une éventuelle prochaine édition du coffret... Ces quarante secondes sont évidemment très mineures, mais il a fallu que ça tombe sur le film dont la qualité était la plus médiocre. Il n'est d'ailleurs pas exclu qu'on retrouve un jour une copie nitrate en bon état de Recreation, ce qui nous permettrait de retravailler sur le film. C'est vraiment sans fin. C'est à rendre fou. (Rires) Mais franchement, dans le cas des Keystone, nous sommes vraiment à 99,5 % dans les clous pour une trentaine de films sur les trente-cinq. Il en reste quelques uns de qualité moindre, mais on ne peut pas retransformer un hamburger en vache. On fait de notre mieux avec le numérique, mais ça n'est pas sans limite.

Jusqu'à combien de sources différentes a-t-on dû utiliser pour un seul film ?

Trente-cinq. C'est la restauration la plus acrobatique du projet. Elle a été faite en 2004 par le UCLA Film Archive pour le long métrage Tillie's Punctured Romance. Ils ont eu trente-cinq éléments différents entre les mains, ce qui ne veut pas dire qu'ils les ont forcément tous utilisés. C'est le premier long métrage burlesque de l'histoire du cinéma et il n'existait plus jusqu'ici que dans une version d'un peu moins de soixante minutes. Et nous avons enfin ici la version de quatre-vingt-dix minutes. Lobster a complété la restauration grâce au numérique, en utilisant la base établie par l'UCLA Film Archive.

L'essentiel de la restauration repose-t-il sur le numérique ?

Non, pas du tout. Entendons-nous bien : le DVD est la partie émergée de l'iceberg. C'est ça qui est formidable dans le projet Chaplin Keystone : tous ces films ont fait l'objet de la fabrication d'une matrice 35mm. C'est au départ un projet fondamentalement et totalement argentique. Il y a un négatif et un « marron » fait pour chacun des films. Et ces matrices restent dans les archives. Après, il y a eu restauration numérique 2K, pour notamment réduire l'instabilité de l'image inhérente aux caméras de l'époque, et qui donne aux films un aspect plus confortable pour le visionnage des DVD. Mais nous sommes vraiment dans le cadre d'une restauration patrimoniale pour l'avenir du cinéma.

La restauration ayant été finalisée en Haute Définition, une future sortie en Blu-ray est-elle envisageable ? Que pensez-vous de ce support ?

La matrice étant de résolution bien supérieure à celle du Blu-ray, on peut bien évidemment envisager une sortie sur ce support. Mais la question du support est plus générale. Qu'adviendra-t-il du DVD ? Le Blu-ray existera-t-il vraiment avant de disparaître corps et bien, remplacé par la VOD (Video On Demand - NDLR) ? Car même si ce support montre des chiffres de croissance insolents, il n'est pas certain qu'il dure. Chaplin, Ford, Renoir, Kurosawa ou De Sica ont fait leurs films pour le support 35mm, afin qu'ils soient montrés sur des écrans raisonnablement grands, avec une bonne luminosité et la meilleure définition possible. Si le numérique permet d'obtenir des résultats comparables, il n'y a pas de raison de s'en priver. Je ne suis pas un intégriste du 35mm, sauf pour la question de la conservation. Pour la sauvegarde patrimoniale et la préservation sur la durée, il n'y a que la pellicule cinématographique polyester, offrant une durée estimée de mille ans de survie et surtout une facilité technologique évidente pour revenir au support. A l'heure de l'obsolescence des logiciels et des équipements matériels, il n'y a que le film qui offre une véritable durabilité patrimoniale.

Quand avez-vous attrapé le virus de la cinéphilie et plus particulièrement du sauvetage de films en péril ?

Je date ça d'avant mes dix ans. A cette époque, il n'y avait que deux chaînes et demi de télévision, la troisième commençant sa diffusion à 19 heures. La plupart des programmes étaient en noir et blanc. Il n'y avait ni magnétoscope ni DVD ; et les seuls moyens de voir des images que l'on choisissait c'était soit d'aller au cinéma, soit d'avoir un petit projecteur super-8, 16 ou 9,5 chez soi et d'acheter des films chez le photographe. Ces petits films étaient généralement muets. C'est sans doute là que j'ai attrapé le virus. J'ai un souvenir amusant : un jour, la nounou qui me gardait le jeudi m'a emmené au cinéma et s'est trompée de salle. On devait voir un film de Laurel et Hardy, Babes in Toyland, mais nous sommes arrivés dans un cinéma qui jouait le Kama-Sutra. Il n'y avait pas de photos dans le hall d'entrée. Très embêtée, ma nounou a évidemment annulé la séance, malgré mon insistance. Et de cette frustration est peut-être née ma passion. Et depuis, je prends ma revanche en me goinfrant. Je suis un cinévore. Je dirige aussi le Festival du Film d'animation d'Annecy, qui programme beaucoup d'œuvres récentes, et je pense être quelqu'un qui s'inscrit paradoxalement dans la modernité de l'image. Je pense qu'il y a beaucoup de modernité, tant dans les films dits « classiques » que dans le cinéma d'animation, où il se passe vraiment beaucoup de choses. Et cette modernité ne se trouve pas forcément dans tous les films nouveaux. Ma recherche repose moins sur l'envie de montrer des vieux films que de restaurer des moments de modernité qu'il y a dans tous les cinémas, à une époque où un film qui a plus de deux ans n'existe quasiment plus.

Piano-concerts, festivals, présentations enthousiastes et pédagogiques des classiques de la RKO... Vous avez une approche très vivante et conviviale de la cinéphilie.

Il ya beaucoup de chapelles qui se sont créées au sein de la cinéphilie. Or, ce qui est formidable à mes yeux, c'est d'avoir envie de partager son monde, mais pas seulement avec ceux qui en font déjà partie. Sinon, ça n'a aucun intérêt. Quand on organise avec le cinéma Le Balzac les séances Pochette Surprise, où les enfants peuvent voirdes films de toutes sortes, on a la joie de leur montrer autre chose que ce qu'ils voient à la télé. J'emmène mes propres enfants au musée et à des matchs de football, et pourtant je ne suis ni conservateur de musée et je ne sais pas jouer au foot. Et je suis heureux quand ils m'apprennent la durée du règne de Louis XIV, que je ne connaissais pas. Je suis du côté de la vie. Je m'inscris comme passeur d'images, comme partageur de bons moments. Je ne m'attribue évidemment pas le génie de Chaplin, mais je suis heureux d'être un de ceux par qui un pan de son œuvre va être à nouveau accessible. Et j'ai moins envie d'être considéré comme un spécialiste des films muets que comme quelqu'un qui montre à des gamins des films qui ont plus de deux ans.

Entre 1995 et 2001, vous avez présenté sur France 5 (anciennement La Cinquième) l'émission Cellulo, qui permettait de découvrir une grande variété de films d'animation. Aimeriez-vous reproduire une pareille expérience ?

La télévision a beaucoup évolué et je pense qu'elle ne se prête plus vraiment à cela. Cellulo était une quotidienne, où je présentais les films de façon amusante, ce qui n'empêchait pas de passer des choses exigeantes. Et cela à une heure de grande écoute. On a passé aussi bien des Tex Avery que du Alexandre Alexeïeff. La seule condition était que ça soit en français, ce que je comprends parfaitement. Je me souviens que lors de la première émission, nous avons passé un film de Paul Grimault, un Tex Avery et un film inédit de Betty Boop. Et ça a eu beaucoup de succès. Mais le programmateur de l'époque m'avait dit : « Attention, Serge. Si tu passes trop de films exigeants, tu vas démotiver ton public. Fais autre chose pendant un an et quand les gens auront pris l'habitude, tu pourras montrer des choses plus exigeantes, à hauteur de 20-25%. Mais tu ne pourras jamais aller au-delà. » C'est la télévision. Et il avait raison. Et les gens nous ont suivis, même lorsqu'on a passé des films plus étranges. Mais je crois que l'animation intéresse aujourd'hui beaucoup moins les diffuseurs. Ils ont aujourd'hui les moyens de produire des programmes d'animation nouveaux adaptés à leur public. Il y a moins de demande d'éclectisme. Il reste quelques îlots dans les programmes courts de Canal Plus ou d'Arte, mais franchement, c'est devenu très marginal.

La demande, c'est un concept un peu flou, non ? On en fait un peu ce qu'on veut...

Absolument. Mais je ne critique pas les programmateurs de chaînes, qui ont leurs raisons. Quand on passe un film en noir et blanc, il fait dix fois moins d'audience qu'un film en couleurs. Pareil pour la VO : seuls 2 % des téléspectateurs en veulent. Ca représente quand même un million de personnes, mais ça n'est pas grand-chose pour la télévision. Heureusement, les technologies sont là pour proposer un choix, mais c'est encore un peu compliqué.

Comment la société Lobster est-elle née ?

Mes parents m'ont dit que je pouvais faire du cinéma si je le voulais, mais qu'il fallait que j'ai un diplôme d'abord. J'ai alors pris les documentations de l'Onisep, des organismes d'orientation et de formations, et je n'ai regardé que la colonne indiquant la durée des études. Or, ce qui semblait le plus court, c'était les études de commerce. Je suis donc entré à L'Ecole Supérieure de Commerce de Paris, puis j'ai monté en 1985 une structure commerciale baptisée Lobster, dont l'objet était de produire des films institutionnels. Mais je me suis très rapidement rendu compte que je n'étais pas fait pour ça, ma véritable passion étant le film ancien. J'ai alors rencontré mon alter ego, Eric Lange, et nous avons tous les deux décidé de nous lancer dans la restauration de films. Mais Lobster vit au gré de l'activité autour du film de patrimoine. Quand l'intérêt pour celui-ci faiblit, il y a forcément moins d'activité chez Lobster.

Comment jugez-vous la santé du marché vidéo actuel et la place réservée au cinéma dit de patrimoine ?

La vidéo est l'un des derniers refuges du cinéma patrimonial, qui n'inclut pas que les films muets. Les films de la RKO ne passe pas beaucoup non plus à la télévision. Ne parlons pas des films d'avant-garde, qu'on ne voit absolument jamais en dehors des cinémathèques et de certains festivals. Heureusement qu'en France, une institution comme le CNC a décidé de ne pas abandonner toute une frange de la production audiovisuelle plus marginale, malgré une conjoncture difficile. Je tire vraiment mon chapeau aux pouvoirs publics français, qui ne font pas semblant. On a la chance d'être dans un pays dans lequel il y a encore un marché de la vidéo et où demeure une volonté d'exigence et d'éclectisme. Tant que cela demeure, il reste un espoir. Je reviens des Etats-Unis où le paysage est vraiment sinistré. Les grandes chaînes de distribution ferment leurs portes et le DVD se brade à trois sous.

Ici aussi, le prix moyen du DVD s'effondre, de promotions en opérations spéciales. Comment les petits éditeurs peuvent-ils tenir dans un tel contexte ?

Un blockbuster comme Toy Story 3 est immédiatement amorti, vu l'importance de ses réseaux de distribution. Du coup, on peut se permettre de le commercialiser très rapidement à très bas prix. Et il s'en vendra des millions d'exemplaires. En revanche, quand un éditeur comme Carlotta, Blaq Out, les Éditions Montparnasse ou nous-mêmes fait un travail patrimonial, ça représente un coût considérable et, au final, les ventes seront très modestes. Pour amortir de tels coûts, nous sommes obligés de vendre un DVD entre 25 et 30 euros, dans la majorité des cas. Faute de quoi, on ne peut tout simplement pas le sortir. Mais d'une manière générale, tous ceux qui sortent du cinéma de patrimoine - et cela inclut de grandes maisons comme Gaumont qui font aussi un travail formidable - savent qu'ils le font pour l'honneur. Dans le cas du coffret Chaplin, que nous sortons avec Arte, on ne peut pas dire que le prix soit excessif : 40 euros pour quatre DVD, c'est vraiment très peu. Et il faudrait qu'on en vende 10 000 exemplaires pour amortir les coûts, ce qui n'arrivera probablement pas. C'est donc un acte d'amour du cinéma avant tout. Et si nous vendons certains DVD un peu cher, ce n'est pas pour escroquer le cinéphile, mais bien parce que nous n'avons pas le choix.

J'ai plutôt l'impression que ce sont les éditions à bas prix qui suscitent généralement la méfiance des cinéphiles.

Oui, mais ça ne préoccupe qu'un tout petit cercle. Après, il faut savoir ce qu'on veut : la Pléiade, qui coûte un peu cher, ou une édition tronquée à trois sous. Pour en revenir aux Chaplin de la Keystone, nous sommes confrontés à un problème de droits. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, ces films n'ont plus de propriétaire légitime depuis 1917 et ils sont aujourd'hui dans le domaine public. Certes, nos versions reconstituées et restaurées sont protégées par le copyright, mais il est possible de trouver au fond des bacs à soldes des éditions de ces mêmes films, tirés de copies 16mm affreuses et présentés sous des titres totalement fantaisistes. Mais ce n'est pas parce que ces DVD existent qu'il ne fallait pas nous lancer dans cette aventure et éditer notre coffret. Car je pense que nous redonnons à ces films une chance d'être regardés et vraiment appréciés. Les éditions à deux sous font beaucoup de tort au cinéma muet, dont il faut rappeler à quel point il n'a rien à envier au parlant.

On trouve le logo Lobster sur un très bon coffret Todd Browning édité récemment par Bach Films. Cet éditeur n'a pas toujours eu une réputation très flatteuse auprès des cinéphiles, mais il propose désormais des raretés dans des conditions souvent très décentes, malgré des moyens financiers limités. Comment avez-vous été amené à collaborer avec lui ?

L'idée vient des gens de Bach Films. Ils sont venus nous voir en disant qu'ils avaient la possibilité de faire ce coffret seuls, mais qu'il contiendrait plus de films si nous y participions. Et nous nous sommes lancés. J'ai été sensible à leurs efforts en termes de qualité technique. Mais j'ai aussi beaucoup apprécié qu'ils renoncent à éditer un coffret des films de Chaplin à la Keystone après que je leur ai parlé du travail que nous faisions depuis près de dix ans autour de ce projet. Ils ont été très beaux joueurs. Pour ce qui est du coffret Browning, ils m'ont montré White Tiger, accompagné par une musique moderne de Liqueur Brune. C'est totalement à l'opposé de ce que je ferais, mais je trouve ça vachement bien ! Et je crois que ça peut apporter un nouveau public au cinéma muet. Il faut mettre de la vie là-dedans, de l'air, en plus de faire un travail patrimonial.

Quelles ont été les découvertes les plus magiques que vous ayez faites depuis vos débuts ?

Ma plus belle découverte, c'est la prochaine. Mais il y a évidemment eu quelques grands moments, comme Le Voyage dans la lune en couleurs ou Bardelys the Magnificent de King Vidor, soit l'un des quatre films les plus recherchés par les cinémathèques dans le monde. Il y a aussi cette découverte en 1999 de trente films perdus de Georges Méliès. Mais j'aurai tendance à dire que ma plus belle découverte serait plutôt un film qu'on me ferait découvrir et que j'aurais à mon tour envie de partager.

Avez-vous un "Graal" ?

Eh bien, figurez-vous que le nom de code du Voyage dans la lune en couleurs a longtemps été « le Graal ». Maintenant, on sait qu'il existe et on le montrera bientôt. Sinon, j'ai les mêmes Graal que tout le monde : Divine Woman avec Greta Garbo, The Patriot de Lubitsch, Four Devils de Murnau, la version longue de Greed de Von Stroheim, ou enfin le director's cut de Magnificent Ambersons qui semble en bon chemin.

Une dernière anecdote ?

Il y a quelques jours, j'étais à Ithaca, à l'université de Cornell, pour présenter un spectacle Retour de Flamme. Et à la fin du spectacle, une dame vient me voir et me dit : « J'ai entendu parler de vous et je suis venue vous voir parce que ce que vous me faites me fait penser à mon père, qui était collectionneur de films et m'en projetait quand j'étais petite. » Puis elle me présente une copie du film The Kiss de Jacques Feyder, avec Greta Garbo, et ajoute  « Mon père est mort et j'aimerais savoir si cette copie est rare. » Je lui réponds que le film a été restauré par la MGM et qu'on le trouve facilement en bon état. De plus, la copie qu'elle a apportée sent le vinaigre, ce qui veut dire qu'elle est en train de se détruire. Et là, elle me dit : « En fait, mon père est mort il y a deux jours. On l'enterre après-demain et j'aimerais qu'on mette cette copie dans son cercueil, pour que son dernier baiser soit celui de Greta Garbo. »

Par Emmanuel Voisin - le 1 octobre 2010