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Interviews

Que le lecteur (potentiel) ne se laisse pas impressionner par le millier de pages que compte Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière (1) ! Écrit d’une plume alerte, en rendant la lecture aussi addictive que celle de la plus enlevée des sagas romanesques, l’ouvrage de Patrick McGilligan offre un portrait total d'Alfred Hitchcock. Si l’auteur s’attache en effet à la vie intime comme publique du réalisateur de Psychose, il met constamment celle-ci en regard avec son œuvre. Et Patrick McGilligan s’avère aussi passionnant dans son évocation de la carrière d’Hitchcock que dans celle de ses films. Allant de leur genèse à leur réception par les spectateurs et les critiques, Patrick McGilligan fait ainsi montre d’une érudition sans failles et s’attache aux singularités formelles et narratives du cinéma hitchcockien.

Et il est tentant d’écrire qu’il existe 1 001 manières de lire les 1 001 pages (et même un peu plus) que représente cette véritable somme qu’est Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière. Nous avons quant à nous, à l’occasion de l’entretien que nous a accordé Patrick McGilligan, décidé de nous intéresser plus spécialement au "Maître du Suspense" qu’était Hitchcock. Si les réponses de Patrick McGilligan traitent avant tout des rapports rien moins que féconds noués par le cinéaste avec le genre criminel, elles offrent aussi de stimulants aperçus sur nombre d’autres facettes de Hitchcock.

(1) Traduit de l’américain par Jean-Pierre Coursodon. Editions Institut Lumière/Actes Sud. 2011. Consacré en février 2012 "Meilleur livre étranger sur le cinéma" par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma.

Pierre Charrel : Ainsi que vous le rappelez dans les annexes d’Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière, la bibliographie concernant le réalisateur de Psychose est extrêmement fournie. On y retrouve notamment nombre de biographies. Qu’est-ce que votre livre apporte de plus par rapport aux ouvrages précédemment publiés ? Avez-vous notamment eu l’occasion d’exploiter des sources inédites concernant Alfred Hitchcock ?

Patrick McGilligan : Lorsque je me suis lancé dans ce projet, le grand nombre de livres consacré à Hitchcock m’a impressionné.  En fait, cela faisait longtemps que j’hésitais à écrire un livre sur Hitchcock malgré les demandes insistantes de ma maison d’édition. J’ai fini par répondre que j’allais me plonger dans les biographies majeures déjà éditées : le livre d’entretiens avec Hitchcock de Truffaut (1), la biographie officielle de John Russell Taylor (2) et la biographie "noire" de Donald Spoto. (3)

Toutes trois ont certes des qualités. Mais, je me suis rendu compte qu’elles passaient sous silence bien des choses, proposaient des hypothèses douteuses et survolaient allègrement certains domaines. J’ai donc dit à mon éditeur que je m’estimais capable d’écrire un livre substantiellement novateur sur Hitchcock qui, tout en prenant en compte tout ce qui avait déjà été écrit sur lui, inclurait des éléments de recherche et des entretiens inédits susceptibles d’éclairer des facettes erronées, voire négligées de sa vie. N’oublions pas que depuis la parution du dernier de ces livres, de nouveaux documents d’archives s’étaient  accumulés (comme les annotations personnelles d'Hitchcock et celles de ses proches collaborateurs) de même que d’autres articles et livres s’étaient intéressés à des pans de sa carrière qui n’avaient jusque-là jamais été intégrés à une biographie complète.

Et je connais mes points forts : effectuer des recherches et en rendre compte. Ce n’était pas le point fort des livres existants. En passant au crible la vie d’Hitchcock, de sa naissance à sa mort, j’ai mis à jour des surprises et des révélations et cela dans chaque période de sa vie. Ainsi un portrait d’ensemble s’est dégagé, portrait complètement différent du Hitchcock tel qu’on l’imaginait. Tout ceci est apparu petit à petit, mais au bout du compte l’évidence était bien là. Je dois dire que le résultat provient, en partie, de sources inexplorées jusque-là, trop nombreuses pour qu’on les mentionne ici, mais complètement répertoriées dans le livre. Il provient aussi, en partie, de l’exploitation composite de renseignements déjà publiés et de mes idées et de mes intérêts personnels sur des thèmes précis que l’on retrouve dans tous mes livres.

Pierre Charrel : Votre livre s’intéresse d’abord longuement à la jeunesse londonienne du cinéaste. Retrouve-t-on des traces de l’enfance et de l’adolescence d’Alfred Hitchcock dans son univers cinématographique ? Et notamment de son univers cinématographique criminel ?

Patrick McGilligan :  Je suis convaincu que tout commence au commencement. Ainsi, après avoir signé un contrat pour écrire  un livre sur Fritz Lang, j’avais pris l’avion pour me rendre à Vienne. Quand je travaillais à ma biographie de Jack Nicholson (4), je me suis rendu sur la côte du New Jersey, dans la petite ville où l’acteur et né et a grandi. Ce qui m’a convaincu, entre autres choses, de rédiger une biographie nouvelle d’Hitchcock, c’était la pauvreté de la documentation portant sur les années qui ont précédé son entrée dans l’industrie du cinéma à l’âge de vingt-et-un ans. Donc, la première chose que j’ai faite a été de me rendre à Londres, d’aller dans le quartier où il a grandi, et de me mettre à la recherche de personnes qui l’avaient connu, de l’église et de l’école qu’il avait fréquentées (St Ignatius, une école de garçons dirigée par les Jésuites) et de rassembler tout autre renseignement disponible permettant de recouper mes découvertes.

Croyez moi, ça a été la partie la plus onéreuse du livre parce que c’est ça qui a pris le plus de temps, avec la prise de risque que cela impliquait et les dépenses engagées. Je suis convaincu que quand on exerce cette profession, il subsiste toujours quelqu’un susceptible d’apporter son témoignage. Je suis convaincu que des archives, des photographies ou d’autres documents dorment dans un sous-sol froid et humide ou dans un grenier qui sent le moisi. En d’autres termes, je suis convaincu qu’on peut mettre la main sur des perles rares. Cette conviction inébranlable explique probablement, au même titre que tout le reste, pourquoi je parviens à faire des découvertes.

Son enfance et sa jeunesse jouent un rôle crucial dans la formation de ce que vous appelez son "univers cinématographique criminel", à commencer par le fait qu’Hitchcock a grandi dans une région hantée par le spectre de Jack l’Éventreur, un serial killer sexuellement perturbé qui n’a jamais été arrêté et emprisonné. L’Éventreur est indirectement le sujet de The Lodger puis a préoccupé Hitchcock toute sa vie, sous des formes diverses, par le biais de films tels que Psychose et Frenzy.

Je pourrais citer bon nombre de pépites que l’on a découvertes et qui remontent aux années précédant ses débuts dans le monde du cinéma. Elles contribuent à expliquer et à donner une idée de ce que deviendra Hitchcock. En voici une : une chose m’avait toujours intrigué. Il s’agit de la publication dans tous les livres et articles le concernant de Gaz, une nouvelle (5) attribuée au jeune Alfred Hitchcock. Mais pourquoi une seule nouvelle ? Quel écrivain n’écrit qu’une seule et unique nouvelle, puis plus rien ? Surtout un homme talentueux à l’imagination fertile comme Hitchcock qui - et c’est un thème majeur de mon livre - était avant tout écrivain.

La nouvelle était destinée à une revue éditée par le personnel de Henley’s, une entreprise de câbles électriques où travaillait Hitchcock avant de rejoindre le monde du cinéma. Henley’s avait semble-t-il disparu. J’ai chargé mon adjointe (une très bonne enquêteuse de Londres qui travaillait pour moi) de retrouver les archives de Henley’s et de chercher s’il existait d’autres nouvelles ou d’autres numéros de la fameuse revue. Ce n’était qu’une intuition et mois après mois, mon enquêteuse n’a cessé de me dire que Henley’s avait mis la clé sous la porte et que nous devrions en rester là. Je lui ai répondu de poursuivre ses recherches tant que le livre n’était pas terminé et un jour, hourra !, elle a retrouvé dans la banlieue de Londres, par hasard, la trace de cette entreprise, désormais rebaptisée d’un nouveau nom ; et il y avait un responsable au courant du lien entre son entreprise et Hitchcock. Il a accepté de jeter un coup d’œil au sous-sol pour voir s’il recelait quoi que ce soit en rapport avec son passage dans la maison.

Pour faire court (ce qui n’est pas mon fort !), nous sommes tombés sur des numéros correspondant à plusieurs années de parution de la revue (6) dont Hitchcock était le co-fondateur et le rédacteur en chef. Nous avons mis à jour une demi-douzaine de nouvelles signées de sa main qui préfigurent des idées et thèmes abordés par ses films. C’est lui qui rédigeait en grande partie les textes bouche-trous amusants. Il y avait des photographies d’Hitchcock et des documents prouvant qu’il représentait l’entreprise lors de réunions extérieures. Tout cela a fondamentalement modifié le portrait d’Hitchcock jeune homme et ce qu’on savait de ses intérêts et ses activités.

Sa scolarité et sa carrière professionnelle m’ont aussi permis de retrouver des contacts qu’Hitchcock a eus avec deux criminels bien connus dans l’Angleterre des années 20. Edith Thompson, accusée de meurtre, ainsi que le nationaliste irlandais Reggie Dunn. Le jeune Hitchcock a pris des cours de danse auprès du père d’Edith Thompson et, jeune garçon, est allé à l’école des Jésuites avec Reggie Dunn. Thompson a été impliquée dans une affaire de crime passionnel. Dunn, quant à lui, a commis un assassinat politique. Tous deux ont été reconnus coupables et condamnés à mort même si Thompson, et c’est intéressant, a clamé son innocence. Et Hitchcock était convaincu qu’elle avait subi une injustice. Par conséquent, si on part de Jack l’Éventreur en passant par des meurtriers accusés à tort, des assassinats entre époux et des terroristes fanatiques, oui, on peut affirmer que l’enfance et la jeunesse d’Hitchcock ont imprégné son univers cinématographique criminel.

Pierre Charrel : Votre évocation de la jeunesse d’Alfred Hitchcock insiste aussi sur l’intérêt qu’éprouvait le futur réalisateur pour de nombreuses formes d’expression artistique : le cinéma bien entendu, mais aussi la littérature ou les arts plastiques. Pourquoi Alfred Hitchcock a-t-il finalement fait le choix du cinéma au sortir de la Première Guerre mondiale ?

Patrick McGilligan :  Son amour du théâtre l’amenait à s’intéresser à des pièces sérieuses mais également à des comédies musicales. Et il a assisté à toutes sortes de représentations dès son plus jeune âge. Il appréciait l’opéra et les spectacles de vaudeville ; et c’est non sans une certaine fierté qu’il affirmait connaître toutes les chansons populaires de l’époque et qu’il en débitait les paroles dans les soirées. Bon nombre de ses scenarii ont intégré des chansons, surtout dans la première moitié anglaise de sa carrière. Il fréquentait aussi régulièrement les musées et il a étudié brièvement la peinture et l’histoire de l’art. C’était un peintre plutôt doué, et bien sûr il a commencé sa carrière dans le monde du cinéma en réalisant des décors et en rédigeant et décorant des cartons intertitres. Il parvenait toujours à esquisser des plans de prise de vue et des décors en deux coups de crayon. Il ne pouvait se passer de lire journaux et magazines. C’était un rat de bibliothèque enragé qui s’intéressait à la littérature dans son ensemble mais plus particulièrement au suspense, au crime, à la comédie et à l’histoire. Et bien sûr, j’ai déjà mentionné que c’était un écrivain habile et prometteur.

Ajoutons aussi qu’en quittant St Ignatius, il n’a suivi que des études d’ingénieur en mécanique et électricité ; et que chez Henley’s Hitchcock est devenu expert, au début, dans le calcul du diamètre et du voltage des câbles électriques avant d’être promu dans le secteur commercial où il a appris la conception graphique et les techniques de vente, deux domaines dans lesquels il excellait.

Le cinéma était un art nouveau, récent, moderne, qui combinait toutes ses passions. Les films l’avaient intéressé dès son enfance et il regardait tout ce qui passait à Londres, y compris les films étrangers, plus particulièrement les productions hollywoodiennes. Il a confié plus tard qu’il était "américophile", un néologisme de son invention. Ce n’est pas qu’il n’avait pas la fibre patriotique. Il faisait preuve de clairvoyance. L’industrie du cinéma britannique avait toujours montré ses faiblesses sur les plans économique et artistique. Hollywood régnait en maître sur le monde. Il ne se contentait pas de lire les magazines américains grand-public consacrés au 7e art, il lisait aussi les revues de l’industrie cinématographique. Le jour où la Paramount a annoncé son intention d’ouvrir en 1919 à Islington une filiale de production dirigée par des Américains chevronnés venus de Hollywood, il va sans dire qu’Hitchcock est allé postuler pour y décrocher un emploi. Le dossier où il a rassemblé dessins, esquisses et scripts devait être particulièrement impressionnant. Et même s’il a commencé au bas de l’échelle, il avait en main les clés d’un avenir radieux.

Pierre Charrel : Si le nom d’Alfred Hitchcock est aujourd’hui synonyme de cinéma criminel, votre biographie rappelle que ce ne fut pas immédiatement le cas du vivant du cinéaste. Dans les années 1930-1940, Alfred Hitchcock était ainsi souvent qualifié de "maître du mélodrame". À partir de quand le réalisateur s’impose-t-il définitivement comme le "maître du thriller" ? Et quelles œuvres l’ont consacré aux yeux du public et de la critique comme le spécialiste absolu du genre ?

Patrick McGilligan :  The Lodger et Chantage font de lui dès le début de sa carrière un roi du film criminel, un spécialiste du genre, même si, bien sûr, il peut faire valoir qu’il a réalisé une gamme très variée de films - comédies, comédies musicales ainsi qu’un film exceptionnel sur le monde de la boxe, Le Masque de cuir - avant de devenir dans l’esprit des gens l’incontournable "Maître du Suspense". Dans mon livre, j’étudie longuement l’origine de la formule "Maître du Suspense" mais disons, pour faire court, qu’Hitchcock - maître de l’autopromotion - n’est pas étranger à la conception de la formule. "Maître du Mélodrame", malgré l’allitération en M, sonnait moins bien !

Si l’on ajoute L’Ombre d’un doute, L’Inconnu du Nord Express, Psychose et Frenzy, sans oublier ses émissions télévisées tournées vers le crime et le suspense qui ont largement contribué à le rendre populaire, pour le public et la critique son nom est devenu synonyme de films criminels à sensation. C’était son créneau, et son image ; et Hitchcock en était fier à juste titre. L’art de faire des apparitions fugitives (caméos) dans ses films, ainsi que sa capacité à parler avec aisance de sa technique et de ses idées - pas uniquement de mouvements de caméra, mais aussi de crime et de châtiment - ont contribué à construire le mythe à cet égard.

Hitchcock est véritablement devenu aux yeux de tous le "Maître du Suspense" lorsqu’il est arrivé au sommet de son art dans les années 50 et 60. Mais il savait que la formule était réductrice et qu’il était bien plus que cela. En vérité, ses films reflétaient sa vie personnelle - comme je l’ai montré dans mon livre - mais également sa personnalité, ses valeurs, ses convictions, son caractère. Impossible de reproduire la véritable  grandeur de Psychose même en réalisant un remake complet, plan après plan, tout simplement parce que l’ingrédient manquant sera toujours Hitchcock lui-même, l’originalité de l’homme qu’il était.

Qu’est-ce qui rend un film "hitchcockien" ? J’entends par là surtout les films qui empiètent sur plusieurs genres comme >L’Homme qui en savait trop, Les 39 marches, Correspondant 17, Fenêtre sur cour et La Mort aux trousses ? C’est ce mélange unique de comédies dramatiques, de flirts sexys, de trames politiques sophistiquées et de suspense angoissant - sans oublier les caméos - le tout enrobé dans un style et une technique particuliers, qui est devenu sa signature si reconnaissable. C’est tout cela qui donne à un film l’estampille "hitchcockienne", et pas seulement les qualités de l’enquête criminelle et le côté "thriller".

 

Pierre Charrel : Analysant les scénarii des films criminels d'Alfred Hitchcock, vous insistez sur le caractère récurrent de certains thèmes. On pense notamment à celui du "faux coupable", un motif que le réalisateur traite aussi bien dans ses films britanniques muets que dans ses œuvres hollywoodiennes plus tardives. Quels autres thèmes ont été abordés régulièrement par Alfred Hitchcock dans ses films criminels ?

Patrick McGilligan :  Il existe autant de thèmes qu’il y a d’articles et de livres portant sur ces thèmes dont l’étendue et la variété restent à découvrir. La plupart des thèmes qu’il développe sont conscients et c’est ce que j’aime chez Hitchcock. C’était un artiste conscient de ses techniques et de ses idées. Il savait qu’il y avait plusieurs niveaux dans ses films. Le premier niveau aurait-il dit, avait pour objectif de divertir le grand public. Je pense qu’il y fait allusion non sans humour quand il évoque dans La Cinquième colonne ces "millions de débiles". Il était très fier de ce premier niveau, fier de faire gagner de l’argent à ses producteurs et aux studios, fier de ses succès au box office. En dessous, il y avait le niveau lié à la vie de l’époque, avec ses références à des gros titres de l’actualité, des personnalités réelles et à l’Histoire. Plus profond encore, on retrouve des fantasmes personnels et des idées fixes - humour de bas-étage, scènes décrivant repas, réceptions, danses ; même les sports tels que la boxe ou le tennis qui figure dans L’Inconnu du Nord-Express. Il s’intéressait à la boxe et au tennis. Ce dernier était l’un des rares sports qu’il pratiquait lorsqu’il était jeune. Il y a une photo de lui sur un court de tennis une raquette à la main dans mon livre. Au fond du fond, on retrouve des thèmes et des motifs sérieux dont il ricanait parfois lui-même quand on le confrontait à l’évidence. Ils ont pour la plupart un lien avec le crime, la justice, la rédemption, et reviennent sans cesse sous des formes diverses. "Le faux coupable" est parfois "la fausse coupable" par exemple. Mais "le faux coupable" révèle aussi quelque chose de profond quant à la foi catholique d’Hitchcock et sa méfiance envers la justice des hommes - les policiers sont la plupart du temps empotés -, les tribunaux et les avocats et met en évidence sa confiance en la sagesse suprême de Dieu. La plupart de ses pires scélérats ne finissent pas en prison ou aux mains de la police, mais trouvent la mort qu’ils s’infligent eux-mêmes ou qui résultent de leurs actions violentes.

Pierre Charrel : C’est donc ce qui expliquerait qu’en matière de personnages, les films criminels d’Alfred Hitchcock ne s’intéressent guère à la figure du policier. Mais qu’ils accordent en revanche une place majeure à celle du criminel et, dans une moindre mesure, à celle du juge ?

Patrick McGilligan :  En général, Hitchcock ne voit pas l’intérêt de développer le personnage du détective ou du policier parce qu’en général il n’a que faire des détails de procédure dans l’élucidation du crime par la police. Après tout, ne l’oublions pas, dans ses films, il n’a ni confiance en la perspicacité des policiers ni en leur intelligence. Peut-être parce que dans la réalité, il était opposé à la peine de mort ? Il y a des exceptions à cette règle : dans Frenzy, par exemple, où l’inspecteur divisionnaire et sa femme sont des doublures de M. et Mme Hitchcock et discutent de l’affaire en cours comme s’ils en rédigeaient le scénario. Et si cet inspecteur divisionnaire avait lui aussi arrêté "le faux coupable" ? Le doute l’assaille.

Dans ses lectures personnelles, Hitchcock était fasciné par les juges ; mais ce sont des personnages sur lesquels il ne se penche aussi que très rarement. Il en va de même des avocats. Le Procès Paradine est probablement l’exception qui confirme la règle. Pour quelqu’un né dans l’ombre de Jack l’Éventreur, (qui, ne l’oublions pas, n’a jamais été arrêté par la police) peut-être était-il plus naturel d’être attiré par les scélérats. Et on en retrouve certains qu’on n’est pas prêt d’oublier dans ses films. Impossible de les mentionner tous. Ils possèdent des tics ou des particularités physiques (doigts coupés, travestis…). Ce sont souvent des tueurs qui, dans une certaine mesure, nous amusent ou nous émeuvent lorsqu’ils s’adressent chacun à leur manière au public pour tenter maladroitement de justifier leurs actes. Même l’Allemand, qui, dans Lifeboat, prend des airs supérieurs avec les autres passagers, reste le boute-en-train du groupe jusqu’à ce qu’il provoque sa propre perte. En fait, le choix de ne pas célébrer l’intelligence ou la moralité exceptionnelle de la police contribue à faire d’Hitchcock un cinéaste d’exception, iconoclaste, subversif ; et c’est pour cette raison que bon nombre de ses films semblent toujours modernes aux yeux des jeunes cinéphiles.

Pierre Charrel : Toujours à propos de la figure du criminel dans les films d’Alfred Hitchcock, quels sont selon vous les traits caractéristiques du "méchant hitchcockien" ?

Patrick McGilligan :  Aussi charmants soient-ils en apparence, ses scélérats sont d’habitude déséquilibrés ou fanatiques. Le meurtrier qui agit par accident ou à une seule reprise ne présente pas tellement d’intérêt pour Hitchcock. Il est friand du méchant qui agit de façon compulsive ou qui commet des meurtres en série. Et pour les incarner, Alfred Hitchcock était toujours très attentif à la distribution, se montrant aussi audacieux qu’ingénieux en la matière. Qui aurait envisagé Claude Rains dans Les Enchainés ? Ou bien encore Leopoldine Konstantin, incarnant sa mère ? Que dire de Robert Walker dans L’Inconnu du Nord-Express ? Et il était même capable de tirer le maximum d’un acteur qu’on lui avait imposé comme Otto Kruger dans La Cinquième colonne.

Bien souvent on éprouve de la pitié pour les méchants d’Hitchcock. Je pense en particulier à Herbert Marshall qui saute de l’aile de l’avion et va se noyer dans la mer à la fin de Correspondant 17. Le spectateur est aussi secoué que sa fille (Laraine Day) de le voir se sacrifier ainsi, même s’il est responsable de tant de dommages et de détresse de par le monde. Ses méchants ont souvent l’occasion de se livrer à la police, mais préfèrent se donner la mort.

Pierre Charrel : Vous évoquez à plusieurs reprises l’engagement politique d’Alfred Hitchcock. Vous rappelez en effet que celui-ci a aussi bien dénoncé - par ses films d’espionnage ou son projet inachevé de documentaire sur les camps allemands - le nazisme que le stalinisme. C’est-à-dire des systèmes politiques dans lesquels l’individu est à la merci d’un État tout puissant… Ce qui n’est pas sans faire écho aux scénarii du cinéaste traitant du thème du "faux coupable" ; ceux-ci dépeignant un héros aux prises avec des institutions policière et juridique injustes. Dans ces conditions, vous semblerait-il légitime de parler à propos des films criminels d’Alfred Hitchcock d’un cinéma antitotalitaire ?

Patrick McGilligan :  Hitchcock était de toute évidence fermement opposé au nazisme comme il fut plus tard opposé au communisme. Il était donc fondamentalement opposé au totalitarisme. Mais je ne suis pas persuadé que ses films mettent en scène des héros qui sont victimes d’un État policier. Les protagonistes sont plutôt victimes de méprises sur leur identité et de naïveté policière. Ses films nous mettent souvent en garde contre les espions ou les terroristes, mais on y trouve rarement des commentaires sérieux sur les mérites ou les carences du gouvernement que ce soit au Royaume-Uni (pendant sa période anglaise) ou en Amérique.

Certes, Hitchcock a réalisé une poignée de films très politiques - les documentaires sur la Seconde Guerre mondiale et des films comme Lifeboat et Les Enchainés - et le contexte de ses films bénéficie de sa grande connaissance de la politique. Il côtoyait des amis et collaborateurs de centre gauche, mais ne se considérait pas comme une figure politique. Il se gardait bien de prendre des positions excessives dans ses interviews comme dans ses films.

Pierre Charrel : Toujours à propos des scénarii des films criminels d'Alfred Hitchcock, vous soulignez aussi l’extrême attachement du cinéaste à leur construction. Soucieux d’élaborer d’imparables mécaniques de suspense, Alfred Hitchcock a notamment défini le principe du "MacGuffin". Doit-on au cinéaste d’autres innovations en matière de récit criminel ? Et celles-ci ont-elles marqué de manière durable le cinéma criminel ? 

Patrick McGilligan :  Hitchcock était-il novateur en matière de récit criminel ? Je n’en suis pas persuadé. Il ne le revendiquerait pas lui-même. Mais le récit criminel n’en était qu’à ses débuts quand il a commencé sa carrière, et sans aucun doute il a ouvert la voie du récit criminel au cinéma. Il l’a fait en exploitant principalement le genre, sans chercher à innover.

Même le "MacGuffin" n’est pas une invention de lui comme il l’a aisément admis quand on lui a posé la question. En toute probabilité, le "MacGuffin" a été créé par l’écossais Angus MacPhail qui faisait partie de son cercle d’amis dans les années 30. Il était plus celui qui emprunte et accommode les meilleures trouvailles des autres en ce qui concerne le récit criminel ou le tournage des films. Mais il n’est pas nécessaire de faire preuve d’originalité pour exercer une influence durable. Finalement, c’est en empruntant aux meilleurs et en s’efforçant d’être le meilleur qu’Hitchcock a conçu un modèle et donné son nom à une marque de fabrique dans son domaine.

Pierre Charrel :  Votre biographie analyse aussi longuement les choix de mise en scène d’Alfred Hitchcock. Insistant alors sur la très grande attention du cinéaste à la dimension visuelle de ses films, vous rappelez qu’Alfred Hitchcock fut un extraordinaire créateur d’images. Quels plans, quelles séquences des films criminels du cinéaste vous semblent être les plus remarquables ? Et certaines des images créées par Alfred Hitchcock ont-elles durablement influencé le cinéma criminel ?

Patrick McGilligan : Les critiques de films et les universitaires adorent les hit-parades. Qui refuserait d’inclure, par exemple, dans les dix meilleures séquences tirées de films célèbres - séquences citées dans tant de documentaires sur le 7e art - la scène de l’escalier à Odessa dans Le Cuirassé Potemkine ? Hitchcock est sûrement le seul réalisateur dont au moins deux scènes seraient intégrées à cette liste imaginaire : Cary Grant tentant d’échapper à l’avion qui traite les récoltes dans La Mort aux trousses et Janet Leigh qui trouve la mort en prenant sa douche dans Psychose. Ces deux séquences font partie de ses créations les plus remarquables. Certains vendraient père et mère pour qu’on y ajoute, dans sa version originale, la scène de L’Homme qui en savait trop au Royal Albert Hall où le suspense atteint son paroxysme, la scène finale du crash de l’avion dans Correspondant 17, le manège qui explose dans L’Inconnu du Nord-Express, ou bien encore… Faites votre choix. Hitchcock a apporté un soin tout particulier à réaliser ces morceaux de bravoure sans compter ni le temps ni l’argent consacrés au story-board, aux répétitions, à la photographie et enfin au montage dont la plupart nécessitaient des effets spéciaux sophistiqués finalisés lors de la post-production ; et ce soin méticuleux a largement contribué à rendre ces scènes immortelles.

Pierre Charrel : Vous évoquez l’influence exercée par certains films criminels de Fritz Lang – ceux de la période allemande - ou d’Henri-Georges Clouzot sur les thrillers d’Alfred Hitchcock. S’agit-il là des seules influences filmiques ayant marqué le cinéma criminel du réalisateur ?

Patrick McGilligan :  Comme l’a dit et répété Alfred Hitchcock à de nombreuses reprises, ceux qui l’ont le plus influencé, ce sont les Soviétiques (leur façon d’appliquer théorie et technique) et les Allemands (leur maîtrise de la réalité artificielle et stylisée). Chez les Soviétiques, ce n’était pas seulement le montage qu’il affectionnait - il est facile de repérer le travail de montage dans son œuvre - mais aussi les premières expériences de Kuleshov dont Pudovkin a rendu compte. Hitchcock maîtrisait parfaitement les principes du montage et a réalisé tout un film (Fenêtre sur cour) qui prouve parfaitement leur viabilité et leur pouvoir. Quant aux Allemands, il n’était pas impressionné plus que ça par Fritz Lang, mais plutôt par F.W.Murnau ; Hitchcock a assisté à la mise en place d’un plan particulièrement ardu pour Le Dernier des hommes lorsqu’il travaillait à Berlin dans les années 20. La maîtrise de Murnau en matière de mise en scène, mais aussi sa "caméra flottante" ont été pour lui une source d’inspiration durant toute sa carrière.

Plus tard, effectivement, Hitchcock s’est intéressé aux néoréalistes italiens ainsi qu’à Henri-Georges Clouzot parce qu’il était fier de rester au courant des tendances et des nouveautés proposées par le cinéma international. Plus tard encore, il a visionné les films d’Antonioni avec un vif intérêt. Malgré tout, même s’il a réalisé un film influencé par les Italiens (Le Faux coupable) et un autre inspiré en partie par Clouzot (Sueurs froides), il s’agit plutôt là de lubies passagères qu’il a intégrées à ses recherches permanentes. Ce sont les Soviétiques et les Allemands qui ont laissé les traces les plus marquantes.

Pierre Charrel : Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière souligne le combat constant qu’a dû mener le cinéaste avec la censure. Si celui-ci l’a parfois amené à renoncer à certaines de ses idées scénaristiques ou formelles, vous montrez aussi que le réalisateur a aussi souvent réussi à contourner les diktats des censeurs. Ce poids de la censure a-t-il été pour Alfred Hitchcock un frein ? Ou bien celui-ci a-t-il été, finalement, un élément stimulant pour le cinéaste ?

Patrick McGilligan :  Les deux à la fois : la censure a parfois bloqué Hitchcock, mais elle l’a parfois stimulé. Il est sûr que la censure américaine a plombé la distribution de ses films anglais sur le territoire américain et a réduit à néant les espoirs légitimes qu’il nourrissait pour Soupçons et La Loi du silence par exemple ; il vous faudra lire mon livre pour comprendre en détail les problèmes liés à ces deux films. Parfois il se réjouissait d’avoir à se battre et négocier ; et c’est avec habileté qu’il renvoyait dans les cordes les censeurs hollywoodiens - qui étaient souvent catholiques comme lui - et qu’il savait flatter et duper.

Hitchcock a toujours eu une attitude responsable, non dépourvue de malice, envers la sexualité et la nudité, par exemple, et je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si ses plus grands succès de L’Inconnu du Nord-Express aux Oiseaux se sont enchainés au moment précis où la censure a perdu de sa rigueur et coïncident avec des avancées sociales lui permettant de s’aventurer avec plus de hardiesse sur des terrains jusqu’alors tabous à l’écran. Comme je l’écris dans mon livre, il aurait certainement préféré laisser entrer le héros de The Lodger dans la pièce où Daisy prend un bain et faire ce qu’il avait à faire avec elle. Mais la société a mis trente ans à digérer certaines des pulsions modernes d’Hitchcock.

Pierre Charrel : Vous évoquez à de nombreuses reprises les liens étroits qu’entretenait le cinéma criminel d’Alfred Hitchcock avec la littérature policière. Le cinéaste a ainsi souvent adapté des pièces ou des romans policiers. Il a aussi fréquemment collaboré, lors de l’écriture de scénarii, avec des écrivains venus de la littérature policière. Vous rappelez aussi qu’Alfred Hitchcock appréciait celle-ci comme lecteur. Et qu’il a même dirigé des anthologies de nouvelles policières. Quels auteurs, mais aussi quelles formes de littérature criminelle Alfred Hitchcock affectionnait-il particulièrement ?

Patrick McGilligan :  Il faut rappeler que Marie Belloc Lowndes, l’auteur du roman qui a inspiré The Lodger, n’était pas satisfaite de l’adaptation qu’en fit Hitchcock. Et que Graham Greene s’en est pris à Hitchcock dans les critiques qu’il lui a consacrées, ses histoires comportant, selon lui, absurdités et illogismes. Greene a clairement exprimé sa préférence pour les films de Fritz Lang. Hitchcock a ignoré une bonne partie du roman de Josephine Tey en l’adaptant, allant jusqu’à changer le titre en Jeune et innocent. Puis, il a pris encore plus de libertés avec le livre d’Ethel Lina White qu’il a adapté sous le titre d’Une Femme disparaît. es 39 marches, roman fort prisé en Angleterre, a été lui aussi profondément remanié. Hitchcock s’est vivement accroché avec Raymond Chandler lorsqu’il a rejeté son projet pour L’Inconnu du Nord-Express. Les concepteurs qui ont travaillé à l’origine sur Fenêtre sur cour et Frenzy l’ont accusé d’avoir marché sur leurs platebandes. Evan Hunter (7), scénariste des Oiseaux qui était romancier à part entière, a écrit un livre fort critique à l’encontre du réalisateur.

Le seul auteur qu’Hitchcock a adapté à l’écran plus d’une fois (trois fois en fait) a été Daphné Du Maurier, et pourtant il confiait volontiers qu’elle ne faisait pas partie de ses auteurs favoris. Cela s’est fait par hasard, et deux (8) des films adaptés de Du Maurier (L’Auberge de la Jamaïque et Rebecca) étaient le fruit de la collaboration avec d’autres personnes. Disons aussi que Daphné Du Maurier n’était pas en soi un auteur de roman criminel.

Le meilleur guide dont nous disposons quant aux préférences d’Hitchcock en matière d’écrivains de romans criminels ? Disons ceux qu’il a dénichés ou adaptés pour son émission télévisée. On retrouve largement représentés dans la liste des écrivains avec lesquels il avait déjà travaillé (Marie Belloc Lowndes et Ethel Lina White, par exemple) ; on retrouve également plusieurs nouvelles écrites par Cornel Woolrich (9), l’auteur de Fenêtre sur cour, mais aussi bien d’autres auteurs à commencer par H.G.Wells et Rebecca West en passant par Julian Symons, Eric Ambler, John Mortimer et Roald Dahl. Ils sont britanniques pour la plupart, mais on trouve également des Américains pleins d’avenir comme le jeune Ray Bradbury. Les histoires pour la télévision - et leurs auteurs -, ainsi que celles qui ont été publiées dans son magazine, étaient de loin celles qu’il préférait pourvu qu’elles soient courtes. Il est indéniable qu’Hitchcock chérissait et était un fervent défenseur de la nouvelle criminelle. Il ne cherchait pas à courtiser des auteurs qui n’approuvaient pas sa primauté en tant que metteur en scène. Méprisé par quelques écrivains de renom au début de sa carrière - et c’est la raison pour laquelle il était si reconnaissant envers Thornton Wilder d’avoir fait du si bon travail pour L’Ombre d’un doute - on comprend mieux que Hitchcock se soit tourné vers Dale Collins, Edwin Greenwood, Helen Simpson, Philip MacDonald, Michael Hogan et Whitfield Cook. Tous étaient des professionnels avec lesquels il aimait collaborer à l’écriture de scenarii. Quand ils ne travaillaient pas pour le cinéma, c’était des romanciers auteurs de romans criminels, de second rang peut-être, mais de véritables amis dont il appréciait la compagnie - et les livres.

Pierre Charrel : Votre biographie indique aussi que, si Alfred Hitchcock appréciait beaucoup la fiction policière, il était aussi fasciné par les faits-divers réels. Certaines affaires criminelles ont d’ailleurs inspiré quelques-uns de ses films. Pourquoi cet intérêt d’Alfred Hitchcock pour des crimes authentiques ? Qu’est-ce que ceux-ci lui apportaient-ils de plus que ceux imaginés par des auteurs de romans ou de nouvelles policières ?

Patrick McGilligan :  Les crimes authentiques ont inspiré Hitchcock autant sinon plus que les crimes de fiction. Film après film, il a puisé dans les crimes réels qu’il  avait suivis dans la presse, dont il avait discuté avec des amis et dont son imagination s’était emparée. Comment pouvait-il en être autrement quand on était né à une époque où il n’y avait encore ni radio ni télévision, encore moins Internet, et où l’encre des grands titres n’avait pas le temps de sécher que les vendeurs de journaux les criaient déjà à tous les coins de rues ? Les crimes faisaient la une, les crimes locaux comme les crimes commis sur le territoire national, et on en parlait à l’école, à la maison pendant les repas. On évoquait encore des méfaits comme ceux commis par Jack L’Éventreur quand Hitchcock était encore enfant, même si l’Éventreur était mort ou en sommeil depuis longtemps. De nos jours, l’attention des petits garçons en pleine croissance est nettement plus sollicitée qu’elle ne l’était à l’époque. Les affaires Edith Thompson (qu’il connaissait) et qui avait été "accusée à tort", Earle Leonard Nelson, cet Américain qui a en partie inspiré L’Ombre d’un doute, John Haigh et John Christie de Londres, Ed Gein, le tueur psychopathe du Wisconsin, ne sont pas les seules affaires qui l’ont fasciné et ont servi de modèles à des personnages de ses films.

Pierre Charrel : Votre biographie met en évidence l’importance qu’a représentée la télévision dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock. Vous rappelez que la série Alfred Hitchcock Présente ne fut pas seulement un "coup publicitaire" pour le cinéaste, mais que celui-ci s’y investit fortement, notamment en en réalisant plusieurs épisodes. Ces expériences télévisuelles ont-elles permis au réalisateur d’explorer de nouvelles voies formelles et thématiques, constituant ainsi un pan spécifique de son œuvre ?

Patrick McGilligan :  Le travail qu’a effectué Hitchcock pour la télévision a été largement sous-estimé, probablement parce que ses séries ont été longtemps indisponibles et parce qu’on a cru qu’il manquait de créativité dans la programmation. Les archives prouvent qu’au contraire, il était largement impliqué dans le choix des histoires, des scénaristes, des réalisateurs et des acteurs. Il a personnellement réalisé dix-huit épisodes pendant les sept ans qu’a duré Alfred Hitchcock Présente. Il a aussi mis sur pied une deuxième émission, Suspicion. De plus, il a  réalisé plusieurs fois un seul et unique épisode pour d’autres séries. Cela équivaut à une demi-douzaine de films, et certaines de ces émissions d’une demi-heure  sont de véritables petits bijoux. Hitchcock est parvenu à faire du cinéma pour le petit écran et ses scenarii étaient à la fois inhabituels et provocants. Les meilleures émissions qu’il a réalisées devraient être considérées comme des moyens métrages et pas comme de la télévision classique.

Les émissions de télévision d’Hitchcock ont beaucoup apporté à sa carrière et à sa créativité. Nous savons grâce à Mais qui a tué Harry ?, mais aussi à d’autres films, que son sens de l’humour - parfois léger, parfois noir, souvent subversif ou osé - est un ingrédient essentiel de ses meilleurs œuvres. Alfred Hitchcock Présente lui a permis de donner libre cours à cette facette de l’homme de cinéma qu’il était. Certaines émissions sont résolument hilarantes.

La télévision a donné à Hitchcock la chance de tester des idées (et des collaborateurs) en utilisant un format à petit budget capable de toucher un large public. Psychose, par exemple, peut-être considéré comme la plus aboutie des émissions de télévision d’Hitchcock. Et cela, pour plusieurs raisons. Deux ou trois épisodes de la série ont servi de banc d’essai pour des scènes, le casting ou des idées de Psychose. De plus, Hitchcock a reproduit l’habillage de ses séries dans Psychose avec l’aide de ses caméramans et son équipe de télévision.

Il y a une troisième raison pour laquelle son émission a joué un rôle majeur dans sa vie : elle lui a apporté un surcroit de célébrité qui lui a permis de trouver la force de réaliser ses plus grands films. Il était très impliqué dans la rédaction et la mise en œuvre de ses "vignettes" dans l’émission. Ses apparitions dans les "caméos" qui ponctuent ses films ont contribué à lui attirer les faveurs des critiques de cinéma. Les fameuses "vignettes" (présentation et conclusion drolatiques) de ses émissions télévisées l’ont rendu familier - un visage, une silhouette et un costume immédiatement reconnaissables aux yeux du grand public comme n’importe quel acteur de cinéma.

Pierre Charrel : Pour conclure cet échange, pourriez-vous nous dire si une traduction française de votre biographie de Fritz Lang (10) - l’autre maître du cinéma criminel de la première moitié du XXe siècle - est prévue ? Et votre prochain ouvrage concernera-t-il le genre criminel d’une manière ou d’une autre ?

Patrick McGilligan :  Au moment où je vous parle, un éditeur français a l’intention de publier mon livre sur Fritz Lang. Ça serait sympa. J’ai aussi écrit d’autres livres, en particulier Tender Comrades (11), un livre d’entretiens que j’ai eus avec des personnalités de Hollywood placés sur la Liste Noire qui devrait également intéresser les lecteurs français et les amateurs de films criminels.

Je viens d’achever une nouvelle biographie de Nicholas Ray (12) à temps pour le centième anniversaire de sa naissance en 2011. Il s’est adonné occasionnellement au polar (Les Amants de la nuit , Le Violent, La Maison dans l’ombre) même si à Hollywood il est de rigueur (13) pour un réalisateur de faire des films criminels.

Entretien réalisé par courriel le 10 mai 2011. Traduit par Ann et Dominique Lafosse.

Chaleureux remerciements à Patrick McGilligan pour sa très grande disponibilité. Ainsi qu’à Bertrand Tavernier pour son indispensable collaboration. Et à Nathalie Baravian des Éditions Actes Sud.

(1) Initialement paru en 1966, Hitchcock/Truffaut a été réédité dans une version dite définitive aux éditions Gallimard en 2003.
(2) John Russell Taylor, Hitch: The Life and Times of Alfred Hitchcock, 1978, inédit en français.
(3) Donald Spoto, La Face cachée d'un génie : La vraie vie d'Alfred Hitchcock, éditions Albin Michel, 1989. Aussi disponible chez Ramsay Poche Cinéma. Comme le suggère Patrick McGilligan, cette biographie non officielle insiste notamment sur les versants les plus sombres de la personnalité du cinéaste…
(4) Jack Nicholson, Nouveau Monde Éditions, 2010. Est aussi disponible chez le même éditeur la biographie que Patrick McGilligan a consacrée au réalisateur de J.Edgar : Clint Eastwood : une légende (2009).
(5) La nouvelle, fort courte, est reproduite par Patrick McGilligan dans son ouvrage.
(6) La revue était intitulée The Henley’s Telegraph.
(7) Alias Ed McBain, l’auteur des Chroniques du 87e district, cycle romanesque majeur de la littérature policière.
(8) Les Oiseaux constitue le troisième des films adaptés par Hitchcock d’un texte de Du Maurier.
(9) Plus connu des amateurs de littérature policière sous son pseudonyme de William Irish. D’autres de ses œuvres furent adaptées au cinéma par François Truffaut : La Mariée était en noir  et La Sirène du Mississipi.
(10) Fritz Lang. The Nature of the Beast. St. Martin's Press. 1997. Inédit en français (pour l’instant…)
(11) Tender Comrades: A Backstory of the Hollywood Blacklist, St. Martin's Press. 1997. Inédit en français.
(12) Nicholas Ray. The Glorious Failure of an American Director. It Books/HarperCollins. 2011. Inédit en français.
(13) En français dans le texte.

En savoir plus

ALfred hitchcock, une vie d'ombres et de lumière

Une biographie de Patrick McGilligan

Editions Actes Sud (collection Institut Lumière)
Date de sortie : 5 janvier 2011
1127 pages

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- Traduit de l’américain par Jean-Pierre Coursodon.
- Editions Institut Lumière/Actes Sud. 2011.
- Consacré en février 2012 "Meilleur livre étranger sur le cinéma" par le Syndicat Français de la Critique de Cinéma.

Lire l'entretien en anglais

Par Pierre Charrel - le 13 février 2012