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Interviews

La ressortie de The Savage Eye par Carlotta a été l'une des plus belles découvertes cinématographiques de l'année 2008. En prévision d’une sortie que nous pensions à l'époque prochaine du film en DVD, nous avions souhaité rencontrer le réalisateur Joseph Strick pour évoquer ce film hors norme ainsi qu'une carrière qui l’est tout autant. Rendez-vous est donc pris et nous le rencontrons dans son appartement parisien (il habite la France depuis longtemps maintenant). Son œil malicieux, son énergie, son humour et sa faconde semblent contredire une biographie qui lui donnerait quatre-vingt cinq ans cet été là ! Nous profitons aujourd’hui de la sortie de The Savage Eye chez Carlotta pour vous proposer ce petit entretien.

Joseph Strick : Pendant la guerre, j’étais pilote. Je portais des lunettes et à un moment, l’armée a décidé de freiner les carrières des personnes ayant des problèmes de vue. J’ai été muté au département cinématographique de l’Air Force, ce qui m’a permis d’apprendre la prise de vue. Chaque escadron devait partir en mission avec un caméraman. Ils disaient que c'était pour étudier les effets d'un bombardement, mais ce n'était pas la vraie raison. Lors des premiers bombardements, certains avions n'ont pas eu le courage d'exécuter leur mission. Ils ont lâché leurs bombes dans la mer et sont revenus à leur base. Quand la hiérarchie a découvert ça, ils ont imposé un caméraman pour s'assurer que les bombardements aient bien lieu.

Après la guerre, je ne suis pas parvenu à trouver un métier dans le cinéma. Le secteur était complètement bouché. Les personnes mobilisées retrouvaient leur poste d’avant-guerre et l’industrie cinématographique, très renforcée durant le conflit, était déjà surchargée. Il n’y avait pas de place pour un nouveau. Avant-guerre, j'étais inscrit à l’UCLA (University of California Los Angeles) : venant de Philadelphie, pour moi le cinéma c’était L.A. !Je suis donc retourné à Los Angeles et j’ai fait des petits boulots, notamment au Los Angeles Times. C'est à ce moment là que rencontré un grand écrivain, Ben Maddow, à qui l'on doit Asphalt Jungle ou encore l’adaptation d’Intruder in the Dust de Faulkner. Je lui demande comment on peut devenir réalisateur et il me répond qu’il faut que j’achète une caméra et que je trouve des évènements visuellement extraordinaires à filmer. C’est tout. J’achète donc une ancienne petite caméra de l’armée, en 35 mm, et je commence à tourner pendant mon temps libre. Je tourne sur les plages, les seuls beaux endroits de Californie, le restant étant tellement affreux ! (Rires)

Je tourne ainsi Muscle Beach (1948, NDLR) et je montre les rushes à Ben. « Mon Dieu, mais tu as fais un film » s’écrie-t-il ! Il me suggère Irving Lerner comme monteur et c’est à lui que je dois l’idée du chanteur narrateur du film. Muscle Beach a bien marché et j’ai été invité à Cannes. J’avais 25 ans. A l’unique projection du film, personne du jury n’est présent. J'ai alors compris comment ça marchait. En 1967, j’ai eu une autre déconvenue à Cannes. J’étais en compétition officielle avec Ulysses. Le festival avait accepté le sous-titrage, qui était une reprise exacte de la traduction du texte supervisée par Valery Larbaud (1) et approuvée par l’Académie Française comme la traduction définitive. J’étais en smoking, prêt pour la séance avec mes amis et collaborateurs. Dans la grande salle du Festival de Cannes, j’ai alors vu que les sous-titres avaient été biffés au crayon, directement sur la pellicule. Je me suis précipité dans la salle de projection comme un idiot, un véritable idiot, en déclarant que la séance était terminée. Cinq gros bras en smoking se sont interposés. J’ai réussi à couper les interrupteurs, la projection s’est arrêtée. Le service d’ordre m’a saisi, jeté dans l’escalier, et je me suis cassé le pied. J’ai boité jusqu’à la salle pour dire que la séance était annulée, mais la projection est repartie. J’ai alors quitté le festival avec mon film.

Vous étiez un précurseur, l’année suivante c’est Godard, Saura, Truffaut qui arrêtent les projections...

A la différence qu’eux c’était pour des questions politiques ! Ulysses a été très attaqué en France, mais il est rentré dans ses frais avec un seul cinéma à Londres. Mais revenons à l’après Muscle Beach

J’ai refait des petits boulots dans le cinéma, sur des films abominables… Je ne peux pas parler de cette période tellement c’était horrible. (Rires) J’ai décidé d’arrêter un temps le cinéma pour gagner ailleurs de quoi pouvoir refaire mes films sans le système des studios. C’était en 1957, l’année de Spoutnik. Le gouvernement américain était dévoré par l’idée de supplanter la présence russe dans l’espace et il était prêt à payer n’importe quoi pour remporter cette lutte. Comme j’avais étudié la science avant la guerre, j’ai monté avec des amis, dans la plus pure tradition américaine (rires) une petite entreprise d’électronique qui a rapidement fructifié. J’ai vendu l’entreprise au bout de cinq ans et j’ai recommencé l’opération six fois encore. J’ai ainsi gagné assez d’argent pour réaliser mes propres films.

Et toutes ces années, vous aviez toujours cette idée de réaliser ?

Oui, toujours cette obsession de faire des films. Arrêter quelques années valait le coup si je pouvais obtenir mon indépendance. Ça ne sert à rien de faire le film d’un autre, d’un producteur qui veut placer sa copine… Prenez Volker Schlöndorff, un ami. J’ai adoré Le Tambour, un film magnifique. Mais regardez : il était le septième metteur en scène successif sur Un amour de Swann. J’étais le troisième. Il devait faire la distribution une semaine avant le tournage, et voilà le producteur qui veut lui imposer un acteur pour le rôle principal. Imaginez, pour un film aussi important, l’adaptation d’un des grands romans du XXème siècle !

Ce n'est pas la peine de faire des films comme ça ! Je ne peux pas accepter ces attitudes ridicules des producteurs. Il me fallait donc mon indépendance. C’est comme ça que j’ai tourné The Savage Eye. Ça s’est très bien passé et le film a été bien reçu en France, en Angleterre, en Scandinavie, aux Etats-Unis… Il n’a rien coûté, 165 000 $, et il a rapporté trois fois plus. Avec cette somme, j’ai pu tourner Le Balcon (The Balcony, 1963, avec Shelley Winters, Peter Falk et Leonard Nimoy. NDLR) d’après Jean Genet. Le film n’a pas très bien marché en France, mes films n’ont d’ailleurs jamais beaucoup fonctionné ici. Mais ailleurs, oui. Et du coup, les compagnies ont commencé à accepter de financer en partie mes films. J’ai pu ainsi trouver le budget pour réaliser Ulysse (1967), qui a été un grand succès. J’ai pu enchaîner d’autres films et j’ai fini par accepter de tourner des films pour les studios. Mais j’ai été mis à la porte. A chaque fois : Justine (il est remplacé par George Cukor NDLR), mais aussi The Heart is a Lonely Hunter (1968, d’après Carson McCullers NDLR), un très beau roman par ailleurs.

Que s’est-il passé avec les studios ?

Ils veulent tout simplement faire leurs films, surprenant non ?! (Rires) Ils payent des fortunes et demandent en retour qu’on suive leurs desiderata. Mais c’est mieux comme ça. Je n’ai pas accepté leurs distributions, leurs idées… tant pis, ce n’est pas mon rôle. Mais je respecte beaucoup les metteurs en scène qui arrivent à travailler dans le système. Des gens comme Ford, Zinnemann… Ils étaient d’une autre génération, ils ont appris le cinéma au sein du système et de toute manière il n’y avait pas d’alternative à l'époque. Alors qu’après-guerre, si on trouvait l’argent, il était devenu possible de réaliser son propre film. On le montrait dans un festival ; et si le public aimait, un distributeur se faisait connaître… J’ai produit aussi quelques films pour des amis, pour les aider alors qu’ils ne rencontraient que l’indifférence des studios, comme Un homme parmi les loups (Never Cry Wolf de Carroll Ballard, 1983 NDLR). (2) Voilà ma carrière, une petite quinzaine de films, réalisés de façon indépendante.

Lorsque vous commencez le tournage de The Savage Eye, d’autres réalisateurs réussissaient-ils à tourner de façon aussi indépendante ?

Chaque année, après la guerre, il y avait comme ça quelques films indépendants. Ça a commencé doucement : en 1948, il y a The Quiet One (Sidney Meyers) ; à la fin des années 50, Weddings and Babies (1958, film de Morris Engel, réalisateur du Petit fugitif autre film indépendant NDLR) ; Cassavetes… On était plusieurs à se rendre compte que l’on pouvait faire des films en dehors des studios. On était des mécaniciens, on connaissait le matériel, on n'avait pas besoin des studios d’Hollywood. Les studios ont cependant ce grand avantage : ils payent leurs dettes… pas comme les producteurs indépendants ! Trouver l’argent n’est pas facile du tout, le cinéma n’est pas un bon investissement. C’est pourquoi les producteurs indépendants sont toujours marginaux. Et lorsque l’on trouve des financeurs, la moitié du temps le chèque n’arrive pas. On discute avec les investisseurs dans les grands restaurants, on s’entend parfaitement… mais l’argent n’arrive pas. (Rires) En Amérique, seulement 25 % des films rentrent dans leurs frais. En France, vous aviez deux cent films produits l’année dernière, seulement trois ont équilibré leur budget dans les salles. Tout le système tient sur la télévision. Du coup, on tourne les films qui les intéressent, qui peuvent être montrés à 20h30. On n’a plus une industrie du cinéma, mais un industrie de la télévision. Pourtant il y a de grands talents ici. Prenez ce film que j’ai adoré, La Haine. J’ai trouvé ça mieux que la Nouvelle Vague, c’était d’une telle qualité ! Et ensuite, qu'est-ce qu'il a fait, qu'est ce qu'il y a eu ?...

L’Amérique ?

Oui. (Rires) Après la guerre, l'industrie du cinéma américain était constituée en grande majorité d'étrangers. Il y a eu de nombreux réfugiés à Hollywood, des gens comme Renoir… mais que pouvait bien faire Renoir à Hollywood ? Mais c’était comme ça, c’était un refuge. Et les compositeurs : Stravinsky, Mahler, Tiomkin, Toch… ils ont tous quitté l’Europe.

Est-ce que cette grande vague a eu une influence sur l’art en Amérique après-guerre ?

Oui, tout a changé à ce moment-là. Après-guerre, seuls les Etats-Unis étaient assez riches pour soutenir la création artistique. Paris était auparavant la capitale de la peinture, c’est devenu New York. Picasso, Matisse… quelques uns ont pu rester en Europe, mais tous les jeunes sont venus à New York. Au cinéma, c’était pareil. Et pas seulement les réalisateurs, mais aussi les techniciens, les assistants, les chefs opérateurs, les scénaristes, les compositeurs... Ils sont restés et le changement a été profond dans l’industrie du cinéma. Maintenant, l’autre grand changement, c’est l’apparition de ces petites caméras. N’importe qui avec du talent peut aujourd'hui faire un film. J’essaye actuellement de monter avec un festival un atelier où chaque année on apprendrait à faire des films pour presque rien.

Il y a peu de réalisateurs à s’être emparés de ces nouvelles technologies. Il y a Alain Cavalier qui a abandonné le cinéma classique pour tourner seul avec sa caméra, quelques uns comme ça, mais c’est très isolé...

Oui, c’est rare de trouver des metteurs en scène établis qui vont se lancer là-dedans. Mais il y a plein de jeunes et en France c’est un vrai vivier ! Les écoles de cinéma sont lamentables. A chaque fois que je fais un film, je vais donner des cours dans les universités ou les écoles de cinéma, parce que je crois que c’est nécessaire. Et c’est triste. Les étudiants sont là, mais les professeurs… on dirait qu’ils sont furieux de ne pas avoir fait de films et qu’ils en veulent à leurs élèves d’avoir l’opportunité d’en réaliser. Ils sont durs avec eux, leur disent des choses ridicules.

Il y avait l’école de Lodz, dirigée par quelqu’un d’extraordinaire, Jerzy Toeplitz. Ils donnaient à leurs étudiants en fin de cycle un long métrage à réaliser, avec une distribution et une équipe professionnelle. Sont ainsi sortis de l’école Munk, Wajda, Kawalerowicz, Polanski… La carrière de cet homme s'achève en 1970 en Pologne, mais il est recruté par l’Australie, pays qui n’a jamais eu d’industrie du cinéma. J’ai participé à l’ouverture de son école et donné des cours pendant le premier semestre. Il y avait sept étudiants et parmi eux Jane Campion et Philip Noyce, l’année suivante c’est Gillian Armstrong… c’était parti ! Il y avait des jeunes qui voulaient faire du cinéma, il y avait le talent, il manquait juste l’opportunité. Maintenant, c’est presque facile. On a les outils, il faut juste le talent !

The Savage Eye est co-signé avec Ben Maddow et Sidney Meyers. Comment se répartissaient les tâches ?

Sidney Meyers s'est occupé du montage. Il était vraiment brillant. Il y a cette scène où Judith téléphone à son ancien mari dans l'espoir de renouer avec lui. Elle découvre qu'il va se marier avec une autre et dit « I know the girl, and I know how she got him. Beds and the moistures of beds. » Et Sidney enchaîne sur la scène du catch... là, je me dis, ça vaut le coup de faire du cinéma ! (Rires) Leonard Rosenman a fait la musique. C'était un grand ami que j'ai rencontré à l'Air Force en 1942. Il m'avait dit à l'époque qu'un beau jour je ferai du cinéma et qu'il s'occuperait de la musique. Comme quoi… J’ai tourné l’essentiel du film. Sur des grandes séquences que je n’étais pas prêt à faire seul, j’ai eu l’aide de grands professionnels comme Haskell Wexler, qui était un ami depuis 1942, Jack Couffer, Sy Wexler, Helen Levitt qui fait partie des plus grands photographes du monde. Tous étaient volontaires pour aider, personne n’était payé, c’était pour le plaisir. On a tourné comme ça pendant quatre ans à Los Angeles, soudés par le dégoût que nous inspirait cette ville. Ce n’est pas une grande question politique mais une réaction à cette société de consommation, cette ville tellement fade, son architecture ignoble. Le premier script de Ben était inspiré par William Hogarth, dans le second il a ajouté l'idée des sept cercles de l'enfer de Dante transposés à Los Angeles. C'est à la troisième version qu'il a intégrée l'histoire d'une femme qui vient de divorcer et qui voit dans la ville ses propres échecs.

Judith espère dans un premier temps se ressourcer au contact de la ville, mais ce n'est qu'une illusion.

La vision qu'elle a de Los Angeles c'est ma vision de la ville. La religion c'est pour moi des croyants qui hurlent, le sport c'est cette scène de catch. Un metteur en scène tourne ce qu'il a dans sa tête, il cherche en filmant ce qui satisfait sa vision des choses. Et parfois ce qu'il trouve dépasse son imagination. Dans The Savage Eye, il y a des séquences qui vont beaucoup plus loin que ce je ressentais. J'ai été étonné par la férocité des spectateurs du combat de catch. Ils sont bien plus violents que les catcheurs qui en deviennent du coup presque normaux ! J'ai vu quelques matchs de sports dans ma vie, et j'ai toujours trouvé ça ridicule et bizarre ces spectateurs qui insultent les joueurs.

Comment ont été tournées la scène du catch et celle de l'église ?

C'est Sy Wexler qui a tourné la scène de l'église avec une petite équipe son. A l'époque, il fallait un important matériel pour enregistrer le son, c'était les premiers temps de l'enregistrement magnétique. J'ai tourné le catch moi-même avec ma petite caméra, mais pas en caméra cachée, procédé que je n'ai jamais utilisé. Votre attitude joue sur le film. Vous pouvez être un grand metteur en scène, crier « tournez » et tout le monde s'active. Moi, j’aime bien l'idée de poser ma caméra, de prendre un air détaché, de ne pas attirer l’attention et d'appuyer sur le bouton lorsque les choses deviennent intéressantes.

La Nouvelle Vague française a été marquée par le fait de descendre dans la rue avec sa caméra. Sur The Savage Eye, c'est déjà le cas. Vous étiez beaucoup aux Etats-Unis à tourner dans la rue ?

Oui, oui. Ça n'a jamais été un grand mystère aux Etats-Unis. Dès les origines du cinéma, on descendait dans la rue. Buster Keaton par exemple. Ou Griffith à qui son producteur disait, alors qu'il voulait embarquer son équipe pour tourner à l'étranger : « Un arbre c'est un arbre, un caillou c'est caillou : tournez dans le parc ! » Certains films ont besoin d'être tournés en studio, lorsqu'il faut que tout soit maîtrisé, précis, lorsqu'il faut faire d'une actrice une femme de rêve. Elia Kazan a tourné et dans la rue et dans les studios. Brando expliquait d'ailleurs que sur le tournage de On the Waterfront, il faisait tellement froid qu'il ne pouvait pas faire de l'overacting ! (Rires)

Vous étiez encore dans la rue pour réaliser Criminals (1996).

C'était alors une grande période de chômage, très dure. J'avais un assistant extraordinaire, qui avait travaillé sur Road Movie et qui a perdu sa mère, assassinée par un serial killer. Il était détruit. Ça m'a décidé à tourner un film sur la criminalité aux Etats-Unis. J'ai eu l'énorme chance de pouvoir filmer les interrogatoires de criminels par la police. C'est un film très dur. J'ai vu des choses folles et terribles.

Comme dans The Savage Eye, vous mélangez fiction et documentaire.

Oui, je suis parti d'une intrigue : il y avait un écrivain, Jack Henry Abbott, qui s'est retrouvé en prison. Ses amis, Norman Mailer et d'autres, ont lancé une pétition et il a été libéré. Deux semaines après, Abbott tuait quelqu'un. Je suis parti de ce personnage. Mais les spectateurs s'attendaient à un matériau purement documentaire et ils ont été troublés.

Et il y a la présence dans The Savage Eye ou Criminals de cette voix off très poétique.

Oui, j'aime beaucoup ça. Il y avait le même procédé dans Muscle Beach. Pour Criminals, le texte avait été écrit par un grand poète américain qui habite Paris maintenant (C.K. Williams NDLR). On ne peut pas avoir une narration comme dans un documentaire d'Arte. Une voix blanche, une voix qui explique. J'aime la poésie.

Et cet autre documentaire, Interviews with My Lai Veterans (1971) ?

J'ai réalisé trois courts métrages contre la Guerre du Vietnam. Interviews with My Lai Veterans est passé dans beaucoup de salles en Amérique, il a été diffusé trois fois à la BBC, il a reçu un Oscar... et a été interdit en France à cause de l'Indochine !

Howard Zinn parle dans son livre (3) de ce drame comme d'un des éléments qui ont fait basculer l'opinion américaine. Est-ce qu'à votre avis votre film et l'enquête de Seymour Hersch ont participé à cette prise de conscience du peuple américain ?

Peut-être un peu, oui. Un artiste espère toujours que son œuvre peut changer les choses, mais en réalité on touche seulement quelques personnes. Mais ça reste nécessaire que l'on s'empare de sujets politiques. J'avais dernièrement un projet sur Guantanamo, mais Errol Morris se lançait au même moment dans Standard Operating Procedure (2008) et j'ai abandonné mon film. J'ai juste réalisé dernièrement trois spots de campagne pour Barack Obama. Cette implication est nécessaire, mais il ne faut pas se leurrer sur l'impact que l'on peut avoir sur la population. Mais c'est toujours mieux que de descendre dans la rue. (Rires)

Vous vous êtes surtout intéressé à des écrivains. Vous avez adapté deux fois James Joyce, Henry Miller, Jean Genet...

J'ai été profondément marqué par Joyce étant jeune. J'ai lu Ulysse à seize ans et je trouvais le roman très cinématographique. Joyce a d'ailleurs travaillé avec Eisenstein, mais ce n'est pas passé avec les autorités russes... il a lui aussi eu des problèmes avec son producteur ! (Rires) C'était une grande aventure que de réaliser Ulysses. On a tourné avec des comédiens qui pour la plupart n'avaient jamais joué dans des films. C'était très agréable, un très bon souvenir.

On retrouve les mêmes acteurs dans A Portrait of the Artist as a Young Man.

Oui, sauf pour Dedalus que je préfère dans A Portrait..., et John Gielgud... quel plaisir de travailler avec cet homme. Genet était quelqu'un de formidable. Quelqu'un de très, très spécial. Je lui ai demandé comment il était devenu écrivain et il m'a raconté qu'il a passé beaucoup de temps en prison et qu'un jour, il va à la bibliothèque, ouvre un livre de Proust par hasard, et en un paragraphe comprend qu'il doit devenir écrivain. Ça, c'est quelque chose. Une autre fois, il me raconte comment il gagne sa vie. Il se promène, attend que quelqu'un l'aborde, va avec lui dans le parc, la forêt, et quand l'autre baisse son pantalon, il le vole ! Et de temps en temps, ajoute-t-il, ils le faisaient quand même ! J'ai été avec lui pendant six semaines à Nice pour écrire le treatment du film. Il n'avait qu'un seul vêtement et chaque nuit il le lavait. S'il avait seulement deux sous en poche, il les donnait à un mendiant, et me sermonnait en me demandant pourquoi je ne donnais rien ! Le film a bien fonctionné et Genet devait toucher un pourcentage. Il a demandé que cet argent soit versé à l'un de ses anciens amants. Il ne voulait pas avoir d'argent, jamais.... mais il volait, il volait n'importe qui ! (Rires)

Et Henry Miller ?

Très gentil également, complètement différent. Quand je l'ai connu, il était déjà très âgé. Il a un petit rôle dans le film. Il m'a beaucoup soutenu sur ce projet, il était très attentionné. Mais j'ai fait une grosse erreur de casting qui a foutu en l'air tout le film...

De quoi parle Road Movie, votre film suivant ?

Quand j'avais seize ans, j'ai passé un été comme camionneur et ce film vient des gens que j'ai connus, de cette expérience. C'est l'histoire d'une jeune prostituée qui passe d'un routier à un autre. Un jour, elle est violée et se lance dans une vengeance terrible. Un grand ami me disait qu'il fallait une vraie bimbo pour ce film. J'étais d'accord avec lui, il me fallait une Marilyn Monroe, mais je suis tombé sur cette actrice exceptionnelle, Regina Baff. J'aime bien ce film.

Toujours envie de faire du cinéma ?

Oui, pourquoi pas ! C'est toujours plus amusant que n'importe quel autre métier !

(1) Une nouvelle traduction d’Ulysse a vu le jour en 2004, à l’instigation de Stephen James Joyce et de Solange Joyce (respectivement petit-fils et épouse) et sous la direction de Jacques Aubert (Coll. « Du monde entier », Gallimard)
(2) Autres productions : The Legend of the Boy and the Eagle, Ring of Bright Water et The Darwin Adventure de Jack Couffer, chef opérateur de The Savage Eye et co-producteur d’Un homme parmi les loups.
(3) Une Histoire populaire des Etats-Unis (Agone)
(4) Respectivement Ulysses (1967), A Portrait of the Artist as a Young Man (1977), Tropic of Cancer (1970) et The Balcony (1963)

Par Olivier Bitoun - le 1 décembre 2009