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Interviews

Il ne faut pas trop se fier aux génériques. Bertrand Tavernier assure qu’il n’a jamais travaillé avec Umberto Lenzi alors même qu’il est crédité - avec son nom en gros caractères - comme « assistant réalisateur » dans l’un des films du réalisateur italien. Sans doute fallait-il ajouter à tout prix le nom d’un Français dans cet Orgasmo pour en faire une coproduction franco-italienne... Mais l’inverse aussi est vrai. Le nom de Danièle Thompson n’apparaît pas au générique du Corniaud alors qu'elle avait participé, de loin peut-être, mais un peu malgré tout, à l'élaboration du scénario. Pourquoi cette lacune, qui plus est dans un film réalisé par son propre père, Gérard Oury ? « En fait, il y avait déjà très longtemps que je collaborais officieusement aux scénarios de ses films. Quand, toute petite, je rentrais de l’école, je m’asseyais dans un coin et j’écoutais ces messieurs discuter des heures durant. Ma présence ne les dérangeait pas - bien au contraire : ils aimaient, pour ainsi dire, avoir un témoin. Ils étaient toujours charmants à mon égard. J’ai continué à occuper ce “poste” pendant mon adolescence. Et j’ai appris de cette façon, bien mieux que je n’aurais pu le faire dans une école de cinéma, l’art et la manière de construire un scénario - en voyant deux ou trois personnes s’interroger à l’infini sur ce pouvait faire tel personnage dans telle situation. Et s’il faisait cela ? Et si... ? Et si... ? »

L’immense succès du Corniaud, en 1965, permet à Gérard Oury d’imposer pour sa fille un statut officiel. Elle est désormais mentionnée dans les contrats et apparaît dans les génériques comme première co-scénariste. Pour La Grande vadrouille, pour Le Cerveau, pour Les Aventures de Rabbi Jacob, pour bien d’autres films encore... Rabbi Jacob, explique-t-elle, n’était peut-être pas tant un film sur le racisme que l’application de ce principe « et si… ? » « Et si notre personnage [interprété par de Funès] se trouvait tout d’un coup dans l’obligation de regarder le monde à travers de nouvelles lunettes ? » Mais Le Cerveau était déjà une mise en abyme de ce principe, chaque hypothèse étant pour ainsi dire incarnée dans un personnage différent. Pour tous, un même but : réaliser le hold-up du siècle, mais pour chacun une méthode différente. Et si le quatuor formé par Belmondo, Bourvil, David Niven et Eli Wallach ne parvenait que très rarement à accorder ses violons, n’était-il pas déjà en train de répéter les partitions chorales qui sont aujourd’hui la spécialité des films, non plus seulement écrits, mais écrits et mis en scène par Danièle Thompson ?

DVDClassik : Le Cerveau est sorti en 1969, autrement dit il y a un demi-siècle...

Danièle Thompson : Je ne pense pas trop au temps qui s’est écoulé. En revanche, je me souviens de la préparation chaotique de ce film, due au fait que nous étions en mai 68. Plus d’avions, plus de trains, des reports de dates, alors même qu’untel ou untel avait stipulé qu’il ne voulait pas tourner pendant les vacances scolaires de ses enfants. Tout cela était infiniment compliqué. Quant à ce demi-siècle, je le vois comme un signe positif : Le Cerveau a manifestement une vie très longue. Il est réconfortant de penser que ce n’est pas un vieux truc mais un film qui continue à faire rire, de manière contemporaine.

Parce que votre père, Gérard Oury, et vous-même aviez eu la bonne idée de prendre le comique au sérieux ?

Parce que nous avons proposé un mélange de comique et d’aventure, un croisement entre comédie de mœurs et comique très visuel, avec des gags spectaculaires, avec un très grand soin apporté à la photographie et une grande fluidité de mise en scène. C’est ce mélange qui fait que Le Cerveau est toujours très apprécié. C’est en outre un film bourré d’inventions : le principe du dessin animé à l’intérieur d’un film en prises de vues réelles était totalement inédit à l’époque. Il permettait d’éviter l’incommensurable ennui engendré par la scène traditionnelle dans laquelle le big boss donne ses instructions (« Untel doit être là à telle heure... »). Nous étions très fiers d’avoir trouvé cette idée, fruit d’une longue réflexion. J’aimerais bien pouvoir vous dire qu’elle m’était due, mais je n’en suis pas sûre... Il y avait également des comédiens français et anglo-saxons prestigieux. Le Cerveau a donc le charme du passé sans cesser d’être pour le spectateur un film contemporain.

Avec ses quatre protagonistes (Bourvil, Belmondo, David Niven, Eli Wallach), ce Cerveau a des allures de « film choral », et s’inscrit donc dans le genre que, en tant que réalisatrice, vous affectionnez. Avez-vous eu une influence déterminante sur cet aspect du scénario ?

On me demande souvent qui a fait quoi, mais c’est une question extrêmement compliquée. En tant que scénariste, je travaillais pour un metteur en scène - en l’occurrence, mon père - dans l’univers duquel il fallait se fondre, tout en lui apportant beaucoup d’idées. Rapport de complicité, donc. Un demi-siècle s’est écoulé, mais même immédiatement après la rédaction du scénario, j’aurais été incapable de vous dire qui avait imaginé telle réplique ou trouvé l’idée de telle scène. Parce qu’un scénario était le résultat de conversations interminables, de notes interminables, certaines finissant à la poubelle, d’autres étant récupérées dans la poubelle... Presque toujours, l’idée de départ venait de mon père : pour Le Cerveau , c’était la duplication du hold-up du train Glasgow-Londres, avec deux ringards ignorant qu’ils sont sur un coup énorme, bien plus grand que ce qu’ils croient. Une fois cette idée posée, c’étaient ensuite des mois et des mois de travail.

Qui, dans le trio que vous formiez avec Marcel Jullian et votre père avait la fonction de scribe ?

Jusqu’aux Aventures de Rabbi Jacob, c’est Marcel Jullian qui prenait la plume le premier et qui jetait sur le papier l’ébauche d’un cadre romanesque : « Le Havre. EXT. JOUR... » Nous reprenions ensuite chaque scène et ajoutions des éléments. À partir de Rabbi Jacob, c’est moi qui ai pris ce rôle de scribe.

Est-ce que, comme c’est le cas pour la plupart des « James Bond », le scénario du Cerveau a été conditionné par des décors retenus préalablement à l’occasion de repérages ?

Non, pas du tout. Nous avons d’abord imaginé de tourner ici ou là. Après quoi la production a pris son bâton de pèlerin pour obtenir les autorisations de tournage nécessaires - et elle les a toutes obtenues, alors même qu’il ne s’agissait pas d’occuper des lieux simplement pendant vingt-quatre heures. Certains repérages « a posteriori » ont pu amener quelques retouches, mais Le Havre et New York étaient déjà dans le scénario sans que nous soyons allés explorer les lieux.

Le fait que le film ait été tourné en deux versions, française et anglaise...

Comme j’étais l’élément le plus bilingue du trio, c’est moi qui ai été largement mise à contribution pour la version anglaise, mais nous avions fait venir à Paris Murray Schisgal, un dramaturge américain qui s’est illustré depuis en écrivant Tootsie pour Dustin Hoffman et j’ai travaillé avec lui. Les dialogues anglais sont très proches des dialogues français, mais ils portent la patte d’un auteur de talent et ont leur propre identité. 

Tous les héros du Cerveau sont des gens malhonnêtes...

...pas plus qu’Alec Guinness dans Noblesse oblige ! Les grands voyous appartiennent à une grande tradition du cinéma britannique. On les adore même si ce sont des gangsters ou des assassins parce qu’on s’attache aux comédiens qui les interprètent. Cela fait partie du jeu. David Niven en officier anglais distingué est un personnage auquel on croit.

Dans un bonus de L’As des as, vous avez expliqué que vous regrettiez que le dernier acte de ce film soit moins réussi que le reste. Feriez-vous des réserves du même ordre à propos du Cerveau ?

Eh bien, le hasard fait que j’ai revu L’As des as la semaine dernière à la télévision et j’ai pensé que j’avais été bien sévère ! Car j’ai trouvé ce dernier acte très drôle. Je retire donc tout ce que j’ai dit ! Je n’ai pas revu Le Cerveau depuis un certain temps et j’imagine qu’il doit y avoir des longueurs, du fait de la profusion des moyens et des idées. Ces idées sont toutes bonnes, mais il y en a sans doute un peu trop. Certaines choses auraient été plus réussies si elles avaient été plus simples, plus resserrées. Le gag de la voiture qui se coupe en deux est excellent - il dure peut-être un peu trop longtemps. Rien n’est plus impardonnable dans un film comique qu’une faute de rythme.

Quels principes de mise en scène avez-vous retenus de votre père quand vous êtes vous-même devenue réalisatrice ?

Ce n’est pas tellement en assistant à un tournage qu’on apprend l’art de la mise en scène. Sur un plateau, les choses sont tellement découpées ! C’est dans la salle de montage, c’est pendant l’élaboration du scénario qu’on peut apprendre certains aspects du métier de metteur en scène. Je ne savais pas, avant de tourner mon premier film, La Bûche, il y a vingt ans, si je saurais diriger des comédiens (je savais simplement que mon père avait toujours fait preuve d’une délicatesse extrême avec les petits comme avec les grands), mais j’ai découvert à quel point pouvait être merveilleux le rapport qui naît de ce travail. J’aime d’ailleurs beaucoup ce mot - diriger. Diriger des comédiens vers quelque chose que l’on a conçu...

Gérard Oury est-il un auteur ?

Cette notion d’auteur m’a toujours un peu agacée. Certes, dans le système américain, et de manière plus générale à la télévision, il est des cas où on livre un scénario tout fait à un réalisateur dont la seule fonction est de le « mettre en boîte ». Mais mon père faisait ses films en partant de la page blanche. Il les concevait, il les écrivait, il les tournait, il les mettait en scène. Même si, pour le scénario, il s’adjoignait des co-auteurs, c’était bien évidemment un auteur.

Costa-Gavras a un jour déclaré qu’il aimait beaucoup les films de votre père. Faut-il s’en étonner ?

Tous les deux savent raconter des histoires, ce qui n’est pas donné à tout le monde, que ce soit dans le genre comique ou dans le genre dramatique. Les spectateurs sont comme des enfants. Ils aiment qu’on leur raconte une histoire. Et s’ils ne comprennent pas certaines choses, ils sortent de mauvaise humeur.

Par Frédéric Albert Lévy - le 18 février 2020