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Interviews

L’arrivée dans l’antre de Jodorowsky est déjà un rite initiatique en soi, impliquant d’utiliser un ascenseur d’un autre temps n’acceptant de démarrer que lorsque ses quatre portes sont fermées. Il finit néanmoins par vous mener jusqu’à l’appartement de l’un des créateurs les plus singuliers qui soit : cinéaste, scénariste de bandes dessinées, mime, poète passionné d’ésotérisme et de tarot, Alejandro Jodorowsky est un authentique touche à tout. Il nous accueille donc chaleureusement chez lui, arborant un tee-shirt à l’effigie d’El Topo, à l’occasion de la sortie tant attendue de trois de ses films en DVD. Le temps de prier l’un des nombreux chats qui peuplent ce lieu de nous laisser un peu de place pour s’asseoir, et la conversation démarre.

- Plusieurs générations de cinéphiles ont découvert vos films grâce à des projections plus ou moins clandestines ou sur des pirates de qualité souvent douteuse. Aujourd’hui, trois de vos principaux films sont enfin disponibles partout dans d’excellentes éditions, quel est votre sentiment ?

- Je suis content, et ce qui me rend d’autant plus heureux, c’est que j’ai eu la possibilité de travailler sur des copies parfaites et de m’occuper moi-même de la remasterisation. J’ai trop attendu ce moment pour ne pas être euphorique. C’est même tellement fort que je ne peux pas dire ce que je ressens exactement. Enfin, on peut voir les films tels qu’ils sont. Je suis donc content en tant qu’artiste, mais ça ne gonfle pas mon ego pour autant, j’ai dû recevoir trop de coups pour ça. J’aimerais parfois être odieusement égocentrique, mais je n’y arrive pas.

- D’un autre côté, auparavant il fallait chercher vos films si on voulait les voir, aujourd’hui on les trouve partout, n’avez-vous pas l’impression de perdre un peu votre statut de cinéaste ‘culte’ ?

- Je vais te dire : le producteur Allen Klein m’a déclaré la guerre, et peut-être avait-il raison. El Topo et La Montagne Sacrée lui ont rapporté beaucoup aux Etats-Unis. Ensuite, il a voulu que j’adapte Histoire d’O. , moi je voulais faire Dune. Au moment de signer le contrat, j’ai claqué la porte et me suis échappé. Il a donc décidé que plus personne au monde ne verrait mes films. Il a détruit les copies qu’il avait à sa disposition, mais heureusement j’avais conservé des copies en vidéo. Et c’est alors que j’ai démarré une vraie guérilla : dès que j’arrivais quelque part, je distribuais des copies, gratuitement. Les gens ont donc pu voir mes films dans le circuit underground. C’était ma guerre, et aujourd’hui je l’ai gagnée.

- Comment s’est réglé votre différend avec Allen Klein ? Je crois que vous êtes allé jusqu’au procès ?

- Oui, j’ai défié le monstre : il est très puissant, il a gagné des procès contre les Rolling Stones, les Beatles, Phil Spector, bref les plus grands et les plus riches. Je savais dans quel laboratoire mexicain je pouvais trouver les négatifs. J’ai donc contacté quelqu’un en Angleterre et lui ai dit ‘Je te donne les négatifs et tu les sors en vidéo ; Allen Klein, l’apprendra et te fera un procès, tu diras que l’idée viens de moi, j’endosserai toute la responsabilité’. Et c’est ainsi qu’on en est arrivé au procès. J’étais assisté par Maître Bitoun, un formidable avocat français rémunéré au pourcentage, tandis que Klein payait ses avocats 500 $ de l’heure. Au bout de deux ans de procédure, je suis allé trouver Roddt, le fils d’Allen Klein ; je lui ai dit que je pouvais tenir dix ans, mais qu’eux perdaient chaque jour une fortune. Ne pouvait-il pas ammener son père à chercher un accord à l’amiable ?

Pourquoi lui ais-je fait cette proposition ? Je me suis rendu compte que j’avais beaucoup vécu, créé, et que je ne pouvais pas haïr une personne toute ma vie durant. Il m’était en fin de compte égal que les films disparaissent, tout ça c’était derrière moi. On a donc convenu d’un rendez-vous à Londres. J’allais revoir quelqu’un que je haïssais depuis trente ans, et lorsqu’il a ouvert la porte, je me suis retrouvé face à un monsieur à cheveux blancs, comme moi. Il m’a regardé et m’a dit ‘Vous êtes beau !’ Je lui ai répondu : ‘Vous ressemblez à un vieux maître spirituel !’ Et on s’est embrassé. Et en trois, quatre minutes, on est redevenus amis ; après tout, il m’admirait toujours, et c’était quand même grâce à lui que j’ai pu réaliser mes films. Nous nous sommes donc arrangés.

- Vous avez supervisé vous-même la remasterisation des films ?

- Oui, je me suis occupé de tout. Les Klein ont investi 500 000 $ dans la restauration, et m’ont donné une équipe complète. Je passais jusqu’à dix heures d’affilée sur les machines avec un technicien qui modifiait tout ce que je voulais ; par exemple, dans El Topo se trouve une scène où les prostituées sont réunies à l’église, et parmi elles se trouvait un singe, qu’on ne voyait pas bien. Je lui ai demandé de l’éclairer plus, et en trois clics, la lumière était sur lui. Pour moi, c’est formidable, c’est même mieux qu’une éjaculation ! (rires) Enfin, j’ai la possibilité de corriger toutes les erreurs faites durant le tournage (1).

- Vous disiez que cela vous était égal que vos films disparaissent, pourtant on a longtemps cru que Fando & Lis, votre premier long-métrage, était perdu, ça ne vous laisse quand même pas totalement indifférent ?

- J’ai dû monter une centaine de pièces au Mexique ; et à la fin de chaque représentation, il ne restait plus rien, le théâtre, c’est comme de la fumée, j’étais donc habitué à ce que les œuvres d’art se perdent. Alors quand mon premier court, La Cravate, s’est perdu, et bien il s’est perdu. On ne pouvait pas montrer El Topo ou La Montagne Sacrée ? Ce n’était pas grave, j’ai continué à vivre, à faire autre chose. Je n’ai jamais cessé de créer, ça m’a permis de supporter tout ça. Regarde Dan O’Bannon, par exemple : il travaillait sur mon projet Dune, et devait s’occuper des effets spéciaux. Après l’abandon du film, il a suivi une thérapie, durant deux ans, il était presque fou. Il s’en est sorti, et a ensuite écrit le script d’Alien. Mais le choc l’a conduit à vivre hors du monde durant deux ans. Pas moi. J’ai simplement changé de chemin, et avec Moebius, on est passé à la bande dessinée et on a fait L’Incal. C’est ainsi que j’ai résisté.

- Justement, vous vous êtes exprimé dans de nombreux domaines artistiques différents, du mime à la bande dessinée : quelle est votre approche du cinéma en tant que média spécifique ? Que vous a-t-il permis de faire, ou de ne pas faire ?

- Chaque art a son domaine d’expression propre ; ce n’est donc pas qu’il permette de faire ce que l’on ne peut faire ailleurs. Lorsque je fais du cinéma, c’est passionnant ; mais lorsque j’écris un poème, c’est tout aussi passionnant. Ce sont des moyens d’expression différents, avec des thématiques différentes.

- Mais vous devez néanmoins vous sentir plus libre dans certains domaines, comme la bande dessinée ? Lorsque vous écrivez L’Incal, vous avez bien moins de contraintes ?

- Non, le domaine plus libre, c’est la poésie. Car là tu es tout seul. C’est valable aussi pour le roman. La bande dessinée, c’est déjà différent, tu dois dialoguer avec un dessinateur. Dans le cinéma, c’est beaucoup plus difficile. C’est une guerre, et si tu veux imposer ta vision, tu peux y laisser ta santé, ta vie. Tout le monde a son idée du film, et là tu négocies avec des commerçants, des politiques. C’est vraiment très difficile.

- Vous avez des regrets ? Des idées qui n’ont pas abouti ? On pense évidemment à Dune.

- Je n’ai pas de regrets. Mes films ne sont certainement pas ce que j’ai voulu faire, mais ce que j’ai pu faire. Le maximum de ce que j’ai pu réaliser. Les choses seraient différentes si j’avais 100 000 000 $, mais je ne les aurai jamais. Je me suis donc contenté de faire ce que j’ai pu.

- Dans La Constellation Jodorowsky, Moebius fait d’ailleurs un commentaire intéressant : pour lui, c’est la préparation de Dune qui était importante, le rêver, chercher des idées. Mais qu’il ne se soit pas tourné n’est en définitive pas très grave.

- C’est vrai, mais le film, il existe, il est là (il désigne le recueil de storyboards qui trône sur une étagère). Tu parles de regrets. Mais je vais te dire : j’ai quatre fils. L’un d’entre eux est mort. Il n’y a rien de plus terrible que d’enterrer un fils. Pourtant, on fait son deuil, on ne peut pas rester bloqué, il faut continuer à vivre. Dune, c’est comme la mort d’un fils. C’est un choc. C’est en faisant autre chose qu’on y survit.

- Pour revenir sur votre premier long-métrage, Fando & Lis, il semble que sa réception a été difficile, surtout lorsque vous l’avez montré au Festival d’Acapulco ?

- A l’époque, le Mexique ne produisait qu’un cinéma très populaire, des histoires d’amour à l’eau de rose, sans aucune préoccupation métaphysique. Lorsqu’on a montré Fando & Lis, film totalement libre tourné en dehors de toute structure établie, ça a fait l’effet d’une bombe, ils l’ont pris comme une insulte. Ils ont tenté de me lyncher, et j’ai dû quitter le cinéma caché au fond d’une voiture, après avoir coupé toutes les lumières afin de m’échapper dans l’obscurité. Pour eux, j’avais violé le cinéma mexicain.

- A cause des images utilisés, des thèmes abordés, ou parce que vous n’aviez pas respecté les conventions de production ?

- Je pense que c’est un tout. Bien sûr, pour les syndicats c’était un scandale politique. Mais les images les ont aussi brusqués. Une fille qui accouche d’un cochon, ce n’est pas possible ! Idem lorsqu’un personnage boit du vrai sang, on m’a accusé d’être un vampire ! De plus, j’ai joué de malchance : on n’a pu montrer le film qu’un an après l’avoir achevé, et durant tout ce temps, l’actrice avait suivi un régime draconien. Dans Fando & Lis, elle était très belle, en arrivant au festival elle avait l’air de sortir d’un camp de concentration : des critiques ont donc déclaré que j’avais sucé son sang, que je l’avais presque tuée. De plus, Sergio Kleiner a confirmé toutes les accusations de tortures.

- On voit que ce n’étaient pas des conditions idéales pour tourner, qu’est-ce qui vous a poussé à passer de la pantomime au cinéma ?

- J’ai toujours voulu en faire, mais pas avant d’avoir constitué mon univers personnel. Les spectacles m’ont aidé à créer mon propre style, quelque chose qui ne devait à aucun cinéaste, bref le style ‘jodorowskien’. Quand je me suis senti prêt, je me suis lancé.

- Diriez-vous que vos films s’adressent à l’esprit ou aux sens ? La compréhension, même partielle, vous paraît-elle indispensable ?

- Fando & Lis, El Topo et La Montagne Sacrée sont des films pour l’esprit, très clairement. Alors que Santa Sangre cherche à susciter l’émotion, c’est vraiment une autre voie que j’ai empruntée. Certains la préfèrent, car elle les touche beaucoup plus. Mais pour moi ces œuvres sont de même qualité. En ce qui concerne la compréhension, Ben Cobb, un excellent écrivain, a sorti un livre sur moi en Angleterre : c’est en lisant ce qu’il a écrit sur El Topo que j’ai vraiment compris le film, il l’explique bien mieux que moi, car je ne l’ai jamais compris intellectuellement. Mes films ne s’adressent pas à l’intellect. Mais je recommande de voir La Montagne Sacrée en écoutant le commentaire audio, j’y explique les symboles, et ce sont des clés qui peuvent être intéressantes. Pas nécessaires, mais amusantes.

- Vos projets ne sont pas faciles à monter, est-ce qu’aujourd’hui on trouve encore des producteurs ayant envie de monter un film de Jodorowsky ?

- Je n’ai jamais rencontré un producteur qui avait envie de faire un Jodorowsky, mais j’ai toujours trouvé quelqu’un pour le faire. En ce moment même, on cherche à monter Bouncer, d’après ma bande dessinée. Robert Taicher, qui avait déjà travaillé sur La Montagne Sacrée, essaye de réunir cinq millions de dollars pour tourner King Shot. Et un autre producteur cherche actuellement douze millions pour faire Les Enfants d’El Topo. Mais jamais ils ne trouveront dans les banques ou auprès des télévisions. Voilà pourquoi je donne ces interviews à l’occasion de la ressortie des films ; si on montre que c’est rentable, on trouvera peut-être alors des investisseurs, quitte à commencer par un petit film à cinq millions. La pré-production de King Shot est terminée, si quelqu’un me donne cinq millions après avoir lu ton interview, je commence tout de suite ! De même, j’aimerais bien remonter Tusk ou Le Voleur d’Arc en ciel, mais ça exigerait un investissement de 200 000 $.

- Votre expérience sur Le Voleur d’Arc en Ciel vous a refroidi à l’idée de retravailler un jour pour un grand studio ?

- Ah non, ça, plus jamais ! Marilyn Manson veut travailler avec moi, je dis oui ! Santiago Segura, un grand comique espagnol, veut travailler avec moi, je dis oui ! On se comprend. Mais je ne veux plus jamais avoir à faire avec quelqu’un comme Peter O’Toole. Il débarque sur le plateau comme s’il était le maître du monde, et commence par piquer une colère afin de montrer qu’il a le pouvoir, tout ça parce qu’il exige un gros plan que je n’ai pas envie de faire… mais qu’il aille se faire foutre !

- Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur King Shot ?

- C’est difficile… une couple de jeunes gens, des architectes, se rend dans un casino perdu au milieu du désert : là ils restent bloqués par l’armée après la découverte de membres géants. Je ne peux pas t’en dire plus, le propre de mes films est qu’ils ne peuvent pas être racontés, je dois seulement les faire.

- Vous avez un regard quelque peu désabusé sur le cinéma d’aujourd’hui, est-ce que vous voyez encore des films qui vous passionnent, vous séduisent ?

- Qui me passionnent, non, mais certains m’amusent, du moins je trouve souvent un morceau intéressant. Par exemple, Le Festin Chinois de Tsui Hark : je n’adore pas le film, mais la séquence du concours où l’un des personnages cuisine une patte d’ours est pour moi géniale. Dans Old Boy, il y a un combat dans un couloir qui ressemble à un bas-relief égyptien : génial ! Dans L’Île, un personnage tente de se suicider en avalant un hameçon, c’est formidable aussi. Un cinéaste incroyable, c’est Takashi Miike : il fait n’importe quoi, des films très mauvais. Mais dans chacun d’entre eux, tu trouves une scène incroyable. Dans Big Bang Juvenile A, lors d'une séquence en prison, un homme tente d’en étrangler un autre avec un cordon, mais n’y parvient pas, la morale l’en empêche. L’autre veut mourir, lui prend les mains et s’étrangle lui-même, du coup ça devient un suicide. Je me demande comment il a pu inventer ça, je trouve formidable d’introduire des notions homosexuelles de façon aussi subtile. Autre exemple, dans Fudoh, une fille projette des fléchettes empoisonnées grâce à un tube enfoncé dans son vagin, à l’une de ses victimes qui reçoit du sang sur le visage, elle réplique : « Excuse-moi, j’ai mes règles. » C’est incroyable. Idem dans Taxidermie, tu vois un homme qui se masturbe et une flamme sort de son sexe : ce sont des images qui restent ! Tous les jours, je trouve des images qui me plaisent. Peut-être qu’un jour je prendrai une paire de ciseaux et ferai ma propre compilation.

(1) J’apprendrai peu après que le changement dont il est le plus fier est d’avoir pu modifier la couleur des fourmis dans La Montagne Sacrée.

Remerciements à Benjamin Gaessler de Wild Side Video, ainsi qu'à Alejandro Jodorowsky pour sa disponibilité

Par Franck Suzanne - le 25 avril 2007