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Édito

Première Partie : Il Cinema Ritrovato
Deuxième Partie : L'Immagine Ritrovata

Le dernier jour du festival Il Cinema Ritrovato était projeté, au Cinéma Lumière, un film indonésien de 1953, intitulé Lewat Djam Malam (After the curfew - Après le couvre-feu). Rien, a priori, qui ne se démarque particulièrement du programme d'une journée riche en projections alléchantes. Toutefois, après la visite, la veille, du laboratoire de L'Immagine Ritrovata, le film offrait une bonne occasion d'observer un exemple concret de restauration. D'autant qu'avant la projection, une rencontre autour de ce cas particulier était proposée à la Cineteca, dans le cadre de la Film Restoration Summer School organisée pour les futurs professionnels du métier. Outre Cecilia Cenciarelli de la Cinémathèque et Davide Pozzi de L'Immagine Ritrovata, y étaient présents Douglas Laible (de la World Cinema Foundation, associée au projet), et trois des moteurs du projets, venus d'Indonésie ou de Singapour : Lintang Gitomartoyo, Lisabona Rahman et Wenjie Zhang (du National Museum of Singapour initiateur du projet). C'est à travers leurs témoignages que la force de cette aventure, au-delà de la simple restauration d'un film ancien, s'est révélée.

Le réalisateur de Lewat Djam Malam, Usmar Ismail, est parfois considéré comme le "père" du cinéma indonésien, en tout cas comme l'un des pionniers d'une cinématographie qui ne s'est développée qu'à partir de la fin des années 40, après l'indépendance : durant les années 50, il aura connu de nombreux succès, aussi bien critiques que publics (dont Lewat Djam Malam, ou Asrama Dara, en 1958). Aujourd'hui encore, il demeure connu de presque tous dans son pays, et l'un des plus importants édifices culturels de Djakarta porte son nom. Pour autant, pour le jeune public indonésien, il était devenu impossible de voir ses films. La faute à l'absence effective d'une entreprise globale de préservation du patrimoine cinématographique national : pour schématiser, jusqu'à très récemment, l'Indonésie ne possédait pas de catalogue recensant sa production, ne tenait pas de registre de fréquentation de ses salles (il n'existe pas de "box-office indonésien" avant le début des années 2000 !), ne possédait aucune institution officielle type musée du cinéma ou cinémathèque et ne jugeait donc pas utile de s'intéresser à sa mémoire cinéphile. Il s'agit donc ici du tout premier projet local de restauration d'un film indonésien, et sans la détermination, l'abnégation, et au départ même la candeur (personne dans l'équipe portant le projet, au départ, n'avait la moindre idée du coût d'une telle restauration) d'une poignée de personne, le nom d'Usmar Ismail ne serait resté qu'un vague mystère sur le fronton d'un monument.

De l'aveu même de Douglas Laible, représentant de la World Cinema Foundation - qui s'est greffée au projet une fois celui-ci lancé et a financé environ la moitié des 140 000 dollars (environ 110 000 euros) nécessaires à la restauration - l'énergie déployée a raccourci les délais habituels dans des proportions étonnantes, à tel point que les travaux de restauration, débutés en septembre 2011, furent achevés en février 2012, permettant la première projection du film à Cannes en mai 2012. Dans le détail, voici comment les choses se sont déroulées :

A partir de septembre 2010, il fut entrepris de recenser les différents éléments disponibles : en tout et pour tout, le travail a été mené à partir d'un négatif original de 10 bobines (complet), d'une bande-son optique incomplète (les bobines 8 et 9 manquaient), d'un interpositif complet, d'un contretype complet, et de trois copies positives. Une fois l'Immagine Ritrovata associée au projet, il s'agissait dès lors de déterminer l'état précis de tous ces éléments, et d'opter pour la résolution la plus adéquate. Après discussion, le National Museum of Singapour choisit de scanner en 4 K, d'effectuer le nettoyage numérique en 3 K, puis de finaliser le projet, en copies pellicule 35 mm et en copies DCP d'une résolution de 2 K (notamment à cause de la rareté des projecteurs 4K en Asie du Sud-Est).  

Dès le départ, confrontée à l'état des différents éléments disponibles, L'Immagine Ritrovata mesura à quel point la tâche allait être ardue : rayures, moisissures, taches d'humidité, photogrammes manquants... La pourriture, notamment, avait créé un motif tout le long des bobines, affectant chimiquement l'émulsion recouvrant la pellicule. Par ailleurs, les mauvaises conditions de conservation avaient eu un certain nombre de conséquences : des bobines avaient voilé (ci-dessus à gauche), s'étaient contractées, voire déchirées (à droite). Toute une série de réparations manuelles eurent donc lieu dans la salle de réparation (voir la visite du laboratoire). Un certain nombre d'outils numériques furent ensuite utilisés pour corriger les effets de la moisissure, les rayures ou les problèmes de stabilité des éléments originaux. Enfin, la correction chromatique de l'étalonnage permit de rapprocher le film de ses caractéristiques formelles initiales. Le résultat ? Spectaculaire, comme vous pouvez le constater :

Pour la restauration sonore, le problème principal résidait dans l'absence de son, à la fois dans les deux bobines manquantes mais également à la fin d'une autre bobine : si ces soucis furent en partie résolus grâce aux copies positives, ce mélange provoqua un autre problème, celui de l'hétérogénéité des sources, qui figuraient sur des supports différents et utilisaient des technologies différentes. La bande-son fut scannée au laser, et un travail considérable fut ensuite mené pour monter une bande-son cohérente, enlever les craquements, ré-équilibrer les niveaux, réduire le bruit...

Après avoir écouté tout ce processus, que les aspects historiques ou techniques ne rendaient pas moins touchants, il fut temps de découvrir le film, avec la crainte préalable de ne pas le trouver à la hauteur d'une telle entreprise. Crainte vite balayée par un film étonnant, impressionnant par bien des aspects, et dont l'intrigue se situe juste après l'indépendance indonésienne : Iskandar est un héros de la résistance militaire, un "combattant de la liberté" qui doit rejoindre la famille de sa fiancée pour tenter de réintégrer la société civile, trouver un travail et se marier. Malheureusement, il semble incapable de se conformer au moule social, et hanté par les démons de son passé, erre dans les rues de la ville, jusqu'à des heures tardives, bien après le couvre-feu.

L'ambiance des premières images, où l'on voit les pieds du héros battre le pavé sec de rues sales, rappelle celle des films noirs américains, et l'on perçoit ainsi immédiatement l'omniprésence de la fatalité, le sort inéluctable qui lui est voué. Mais ensuite, Lewat Djam Malam développe son propre ton, et fait preuve de grandes qualités narratives (la manière dont les flashbacks s'intègrent au récit, par exemple) ou formelles, notamment pour le contraste entre la blancheur de la lumière et l'obscurité de la nuit. On pense, pêle-mêle, au réalisme poétique du cinéma français des années 30-40 ou au néoréalisme italien, quasiment contemporain, mais le film évoque plus franchement (consciemment ou pas, c'est une autre question) le Chien enragé de Kurosawa, daté de 1949, aussi bien par son cadre urbain de moiteur quasi-caniculaire, par l'âpreté de son constat social ou par la galerie de personnages secondaires croisée par le personnage principal. Notamment cette étonnante prostituée, qui découpe des images dans des revues de déco américaines en rêvant à l'homme qui viendra l'enlever et lui offrir tous ces cadeaux...

Toutefois, dans la noirceur ambiante, le film parvient à restituer une partie de l'esprit coloré et chatoyant que l'on associe volontiers au folklore indonésien, notamment pour une multitude de séquences chantées (soit collectivement par les invités de la fête organisée en l'honneur d'Iskandar, soit par la prostituée mentionnée auparavant), qui donnent un aspect "comédie musicale" assez surprenant mais plutôt efficace. Une très belle découverte, donc, que l'on aura peut-être l'occasion de retrouver dans un futur coffret consacré aux projets de la World Cinema Foundation, pourquoi pas de nouveau chez Carlotta !...

Pour en savoir plus sur Lewat Djam Malam : 
La page de la World Cinema Foundation
Le dossier de presse cannois
La page IMDB du film

Un grand merci à L'Immagine Ritrovata - en particulier à Valeria Bagongiali et à Davide Pozzi - pour toute la documentation entourant le film, pour les images illustrant cet article, ainsi que pour la bienveillance et la disponibilité dont ils auront constamment fait preuve !

Par Antoine Royer - le 7 juillet 2012