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Édito

Première PartieIl Cinema Ritrovato

Hier, en évoquant les copies restaurées projetées sur la Piazza Maggiore de Bologne lors des séances publiques d’Il Cinema Ritrovato, nous avons mentionné le nom et le travail du laboratoire de restauration accolé à la Cineteca de Bologne, L’Immagine Ritrovata. Il se trouve que le directeur du laboratoire, Davide Pozzi, est un francophile émérite… et un lecteur assidu de DVDClassik ! A son invitation, nous avons donc, en exclusivité, pu pénétrer les lieux pour découvrir le travail phénoménal, entre artisanat méticuleux et technologie de pointe, qui y est mené. Autant le dire tout de suite, au-delà du privilège exceptionnel accordé, nous avons eu le sentiment, entre émerveillement et stupéfaction, de visiter un parc d’attraction consacré à la magie consubstantielle à l’art cinématographique. Bienvenue, donc, dans le Disneyworld de la cinéphilie.

De la via Riva di Reno, la porte s’ouvre sur une vitre derrière laquelle on découvre ce qui ressemble à un immense monolithe noir, qui est en réalité le bloc de disques durs dans lesquels sont stockées les données numérisées. D’une taille et d’une puissance peu communes, il est isolé thermiquement et dispose d’une autonomie énergétique en cas de panne. L’effet est saisissant, mais procédons dans l’ordre.

Lorsque les clients du laboratoire (principalement les institutions culturelles type cinémathèques ou musées, les studios ayant-droits ou les fondations) contactent L’Immagine Ritrovata, l’objectif est autant de restaurer que d’assurer le respect artistique de l’œuvre concernée : il ne s’agit donc pas de rajeunir le film en le conformant aux canons modernes, mais de lui permettre de retrouver sa jeunesse, c'est-à-dire de se rapprocher le plus de l’expérience offerte par le film lors de sa sortie. Dès lors, c’est un triple travail - technique, historique et esthétique - qui est mené dans le laboratoire pour se conformer le mieux possible à cet ambitieux objectif.

La première étape est un travail d’archiviste qui consiste à recenser les différentes copies existantes (et de quel type) ainsi que leurs états respectifs et leurs différences éventuelles. Un « road-book » est alors constitué, récapitulant plan par plan (voire image par image) les qualités et les défauts de chacune de ses copies, et permettant ensuite d’envisager non seulement le travail devant être accompli mais également à partir de quelles sources !

Suivons maintenant le parcours typique d’une bobine : sa première destination est la salle de réparation, dans laquelle l’essentiel du travail est manuel. Il s’agit ici de s’assurer que le film saura, mécaniquement, franchir l’étape cruciale du scanner : dès lors, toutes les collures sont vérifiées, et éventuellement reconstituées ; les taches les plus grossières sont essuyées ; les aspérités éventuelles du film (bulles, gondoles, fissures…) sont estompées, quitte à en recoller des pans entiers sur des tronçons neufs de pellicule du même type. Le tout, il faut le mentionner, dans des vapeurs de nitrates ou d’acétates.



A gauche : La salle de réparation, avec au premier plan une vérification des jointures
A droite : Davide Pozzi, directeur de L'Immagine Ritrovata

Après un nettoyage global et un séchage, le film est donc ensuite mené au scanner (du type Arriscan, voir image plus bas) où il va être numérisé, photogramme par photogramme (avec une résolution pouvant aller jusqu’à 6 K) : tandis que le film déroule et qu’apparaissent successivement les illuminations des lampes associées aux trois couleurs primaires, un moniteur permet de visualiser en temps réel l’image capturée, et dès lors stockée, donc, dans le monolithe noir de l’entrée.

Débute alors le travail de restauration numérique, qui occupe l’essentiel des employés du laboratoire (plus de 20 personnes sur 48 y travaillent) : dans une salle sombre équipée d’une quinzaine d’ordinateurs extrêmement performants, la copie numérique va être retravaillée, corrigée, reconstituée ou débarrassée de ses défauts les plus discrets avec une virtuosité assez édifiante. Lors de notre visite, nous avons ainsi pu voir une jeune femme effacer, à la palette graphique, un à un, tous les micro-défauts d’un plan de L’Affaire Mattéi de Francesco Rosi, avec une vitesse dans l’œil comme dans le poignet assez spectaculaire. Un peu plus loin, une autre artiste - car c’est ainsi qu’il faut les appeler -, confrontée à une énorme tache occupant près de la moitié du plan sur un photogramme d’un film coréen, entreprit de fragmenter les plans précédents ou suivants pour reconstituer, façon puzzle, le plan manquant (technique plus facile à mettre en œuvre, vous en conviendrez, sur un plan fixe que sur un travelling…). A l’aide de logiciels de nettoyage et de retouche numérique (Revival, Phoenix, etc...), on effectue ainsi dans cette salle tout un travail de stabilisation de l’image ; d’élimination des rayures, des taches, des poussières ou des moisissures ; mais aussi de réduction du grain ou de correction du « bruit » vidéo. Travail de fourmi (des heures, voire des jours peuvent ici être passés sur un seul plan) mené avec une maestria impressionnante.

 

A gauche :  la restauration numérique.
Sur l'écran de gauche, les zones cerclées dans l'embout sont des taches à faire disparaître.
A droite : le travail d'étalonnage sur Il était une fois en Amérique

Dans une autre salle s’opère le travail suivant, au moins aussi délicat dans la mesure où des considérations plus subjectives y interviennent : l’étalonnage numérique. Le jour de la visite, deux professionnels testaient un nouveau matériel sur des plans d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone : leurs essais me permirent de réaliser à quel point une image brute pouvait être modifiée du tout au tout par des jeux subtils sur le contraste, la luminosité, la dominante chromatique ou la saturation. Mais au-delà de cela, le travail se concentre parfois sur des parties réduites de l’image, notamment pour la balance des noirs. C’est donc dans cette salle qu’on mène à bien l’objectif initial : coller le mieux possible à l’allure originelle du film. Pour cela, le laboratoire se plonge dans les documents d’époque de production du film, pour retrouver les techniques utilisées, les intentions ou les influences du directeur de la photographie. Parfois, quand ils sont encore en vie, des témoins sont sollicités, mais ceux-ci doivent être traités avec méfiance, notamment quand il s’agit d’un réalisateur ou d’un chef-opérateur qui, quelques décennies plus tard, rêverait de « refaire » le film.

Une fois tout ce processus accompli, il s’agit de finaliser le tout pour réaliser les masters, DCP ou vidéo. Ce travail s’accomplit dans une autre salle, équipée là-aussi de logiciels extrêmement performants. Pour l’anecdote, le jour de la visite, les deux occupants de cette salle mettaient un point final au master (pour le coup absolument sublime) de l’un des moyens-métrages de Chaplin qui allait être projeté sur la Piazza Maggiore le lendemain même !

Il faut également noter que, non content de livrer des masters numériques de toute beauté, le laboratoire offre également la possibilité de tirer une copie 35mm de la façon la plus traditionnelle qui soit : avec les explications lumineuses de Davide Pozzi, on a ainsi eu l’occasion d’observer et de comprendre la mécanique si particulière d’une si belle machinerie, qui combine les merveilles de la chimie et de l’optique.



A gauche : le scanner Arriscan, ouvert
A droite : le studio d'analyse du son

Un mot enfin du son, puisque celui-ci fait l’objet d’une attention bien particulière : là aussi, un scanner spécifique permet l’acquisition audio, qui s’accompagne ensuite d’une analyse fonctionnelle en profondeur. Sans casque sur les oreilles, l’ingénieur du son observe en effet la courbe obtenue après numérisation, et y décèle, afin de les corriger, les effets de distorsion, de saturation, ou les bruits parasites. Par ailleurs, une vaste gamme de plug-in dédiés à la restauration numérique sont ensuite utilisés pour réparer, corriger ou même reconstruire tous les types de sons nécessaires à l’équilibre du mixage.

Comme on le voit, L’Immagine Ritrovata dispose des meilleurs outils technologiques pour procéder à un travail de restauration des films le plus efficace possible. Pour autant, le laboratoire continue d’entreprendre des efforts de modernisation ; et dans les deux années à venir, ses locaux vont encore être modifiés pour optimiser ses performances et accompagner le bouillonnement d’un secteur en constante évolution. Il y a quelque chose d’enthousiasmant et de profondément touchant à voir toutes ces prouesses, techniques comme humaines, mises au service d’un travail extrêmement humble - et trop peu souvent mis en lumière - de préservation d’un patrimoine culturel et historique collectif. A voir, en quelque sorte, le futur servir à valoriser le passé. Ce que nous illustrerons, demain, par un exemple concret particulièrement émouvant.

Pour en savoir plus :
Le site de L'Immagine Ritrovata (le site existe en version française, anglaise ou italienne)
Le site de la Cinémathèque de Bologne


La suite demain...

Par Antoine Royer - le 6 juillet 2012