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Portraits

"My idea of professionalism is probably a lot of people's idea of obsessive."

Alien 3 (1992)

Alien 3 est un film né dans la douleur. Une douzaine de scripts se sont succédé et la liste des scénaristes qui à un moment ou un autre ont travaillé sur le projet est difficile à établir (notons simplement l’écrivain William Gibson, Eric - Hitcher - Red et David - Riddick - Twohy qui apporte l’idée du pénitencier spatial). Finalement au générique, on retrouve bien sûr les deux piliers de la franchise, David Giler et Walter Hill (qui ont écrit et/ou produit les deux précédents épisodes et qui ont également collaboré pour Sans retour), mais aussi Vincent Ward (auteur et réalisateur du très beau Navigator, c’est lui qui apporte l’aspect mystique et religieux du film) et enfin Larry Ferguson (qui a écrit le scénario d'A la poursuite d’Octobre Rouge et a participé à Highlander et au Flic de Beverly Hills II... avec David Giler), dernière roue du carrosse censé rassembler les morceaux épars et qui finalement transforme Alien 3 en variation sur Blanche Neige !

Le scénario est donc difficilement imputable à untel ou untel mais une chose est sûre : le brio de la mise en scène d’Alien 3 ne tient qu’à un seul homme : David Fincher. Alors que tour à tour étaient pressentis Renny Harlin, Vincent Ward ou Walter Hill, c’est donc un jeune inconnu de 27 ans qui prend les commandes du troisième volet de ce qui est devenu une franchise après le furieux épisode signé James Cameron. Fincher se retrouve aux commandes d’un budget de 50 millions de dollars, et l’on imagine aisément les contraintes et les pressions qui ont dû peser sur lui. Mais outre son indéniable sens visuel, Fincher est une forte tête et il ira même, alors qu'il vient de signer une première réalisation prestigieuse, jusqu'à renier le film publiquement, refusant de participer au montage et à la post-production (il déclinera également la proposition de signer un director’s cut pour l’édition DVD et n’est donc aucunement impliqué dans l’Extended Edition qui propose vingt minutes de film supplémentaires). Pour Fincher, Alien 3 représente pourtant deux ans de travail, un tournage de dix-huit heures par jour avec quatre équipes et un combat constant pour imposer sa vision du film. Dès son arrivée, Fincher se bat avec Walter Hill et David Giler, avec la Fox, avec son chef opérateur (Jordan - Blade Runner - Cronenweth, viré au bout d’une semaine car jugé trop lent). Hill et Giler claquent pour leur part la porte lorsque la Fox prend le parti de Fincher pour le final du film.

Et pourtant, malgré sa genèse et son tournage chaotiques, Alien 3 est une franche réussite. Si le résultat est souvent bancal, la volonté de Fincher et son total investissement portent le film. D’abord au niveau du scénario, les enjeux et les partis pris d'Alien 3 se révélant d’une noirceur assez rare dans ce genre de production. Dans la mise en scène ensuite, la caméra très souple de Fincher épousant à merveille les décors suintants et organiques du film. Viscéral serait le bon terme, tant c’est ici dans les viscères, dans les corps, que toute l’horreur d’Alien 3 se joue. Ripley est un virus, une femme plongée dans un univers d’hommes détenus pour viol et qui se sont créé une religion dont la première règle est la chasteté. L’irruption de ce corps féminin, vécu comme un parasite, va détruire l’équilibre de cette micro-société, réveillant des pulsions refoulées, les bêtes longtemps étouffées. Des bêtes dans des corps, il y en aura d’autres, Alien oblige...

Alien 3 c’est aussi un décor incroyable, cette cathédrale de métal rouillée où tentent de survivre une poignée d’hommes. Fincher, grand gestionnaire de l’espace, nous fait circuler dans ses entrailles étouffantes, faisant glisser sa caméra au travers de coursives humides et moites qui nous ramènent constamment aux boyaux, à la matrice. Visuellement époustouflant, Alien 3 est surtout un grand film de personnages. On navigue en eaux troubles, la fragilité psychologique des détenus devenant une source de suspense aussi intense que la présence de la créature. Si l’on est loin du film parfait, Alien 3 révolutionne à son échelle le paysage du cinéma de science-fiction, voulu ici plus adulte, torturé et ambitieux. Un début de carrière certes douloureux pour Fincher mais qui annonçait la naissance d’un grand cinéaste.

Olivier Bitoun

Seven (1995)

Au départ, on trouve un bon pitch de thriller du samedi soir plus malin que la moyenne (écrit par le très doué Andrew Kevin Walker, futur responsable de Sleepy Hollow), doté d'une vraie noirceur et de scènes chocs dont un final tellement jusqu'au-boutiste que personne dans la production n'envisage sérieusement qu'il pourra clore le film. Arrive sur ce projet un David Fincher passablement traumatisé par sa première expérience derrière la caméra avec Alien 3. Seven va donc servir d'exutoire à Fincher qui va totalement transcender le matériau d'origine. Seven, c'est tout d'abord une esthétique des plus révolutionnaires qui fit sensation à l'époque. Une indistincte et étouffante cité pluvieuse symbole du cauchemar urbain (qui doit beaucoup Blade Runner) et une recherche extrême dans les décors et les ambiances afin de coller au ton désespéré du film. Des scènes de crime craspecs et glauques (l'ouverture avec la gourmandise met immédiatement dans le bain), des murs suintant (décors exceptionnels de Arthur Max) et une photo ultra sombre de Darius Khondji, l'imagerie du film de serial killer est définie pour les dix années à venir avec foule de copies pitoyable (le tréfonds étant atteint avec la série des Saw). Le fameux générique de Kyle Cooper (qui gagne ainsi son ticket pour Hollywood) qui nous plonge dans l'esprit du tueur sur fond de Nine Inch Nails demeure également un modèle d'introduction. Il faudra que Fincher lui-même revienne au genre avec Zodiac pour briser la chaîne de la médiocrité.

S'il cède bien volontiers aux poncifs du buddy movie (tout le début avec l'antagonisme entre le vieux sage Morgan Freeman et le chien fou Brad Pitt), le film s'avère bien plus profond qu'il n'en a l'air. Le ton est désespéré et nihiliste, notamment à travers le personnage de Freeman, vieux flic usé qui ne croit plus en la nature humaine et multiplie les répliques désenchantées, la plus terrible étant la dernière : « Ernest Hemingway once wrote : "The world is a fine place and worth fighting for." I agree with the second part. » L'ensemble dévoile un constat des plus noirs sur la nature humaine, l'apathie et le mal de vivre urbain qui culmine avec le triomphe du mal lors d'un final d'anthologie. Grand admirateur du cinéma des années 70 (dont Klute d'Alan Pakula, son film préféré), David Fincher en applique les recettes avec une première heure posée qui lui permet de développer son intrigue et ses personnages. Le cinéaste s'avère particulièrement inspiré et méticuleux lorsqu'il s'agit de montrer le sadisme des crimes de Doe, de la répugnante scène de la gourmandise à la mythique séquence de la paresse (avec un maquillage terrifiant de Rob Bottin). Loin de ne donner que dans l'esthétisant, Fincher nous concocte également une course poursuite des plus percutante et inattendue à la steadycam qui évoque le meilleur de French Connection.

Justin Kwedi

The Game (1997)

Autour du milieu des années 90, beaucoup de films émergèrent des studios hollywoodiens en tentant d’aborder la passionnante thématique de la manipulation par l’image au travers d’un attirail technique de plus en plus performant. Promptement désigné parmi les chefs de file de cette mouvance, David Fincher eut ainsi à pâtir - et pâtit probablement encore - d’une image de prodige de la futilité, mettant sa virtuosité technique indéniable au service de... de rien, en fait. Ce constat sévère a fait son temps, mais trouvait sa justification dans des films comme The Game, thriller haletant où le spectateur fait lui-même office de pantin, et où l'on accusa Fincher de faire son malin. A revoir le film, quelques décennies après, il convient de remarquer que David Fincher est - en tout cas comparativement à d’autres de ses œuvres - assez remarquablement sobre dans ce film, qui bénéficie d’un réel sens du cadrage et d’une belle photographie. Par ailleurs, nous disions la thématique passionnante, et Fincher se délecte en effet des rouages de la manipulation, multipliant y compris dans sa mise en scène les astuces et les fausses pistes pour égarer le spectateur et évoquer les deux facettes antagonistes (impatience et appréhension) de la curiosité de Nicholas. Film angoissant mais ludique, The Game est donc évidemment un divertissement proposé à son spectateur, qui a lui même payé pour être manipulé...

Mais si The Game est donc une œuvre cinématographique d’un indéniable intérêt, tant dans sa réalisation donc que dans cette parabole un peu plus conceptuelle de l’illusion, il est également permis d’être plus nettement refroidi par ce que raconte, littéralement, le film. S’inspirant d’une réalité (un tel jeu de piste international existe, avec un droit d’entrée d’environ 25 000 dollars), il repose en effet sur un dispositif assez malsain, où les riches s’adonnent à leurs plaisirs inconséquents en toute impunité, et où seule la fortune offre la rédemption. Au début du film présenté comme un être odieux parfaitement antipathique, Nicholas Van Orton (Michael Douglas) est donc devenu un homme meilleur d’avoir pu s’offrir ce Jeu ; on reste un peu perplexe face à netteté du renversement, ainsi que face donc à un scénario qui arrose son point de départ de force rebondissements et de généreuse esbroufe - passée la minute de stupeur, ou de consternation, finale, tout spectateur normalement constitué ne pourra s’empêcher de dresser à son tour son catalogue d’aberrations. Depuis, et après des parenthèses pas inintéressantes mais où la roublardise, sous différentes formes, phagocytaient encore un peu son travail, David Fincher semble avoir atteint une sorte d’accomplissement avec Zodiac, film débarrassé de ses oripeaux les plus clinquants. Le recul permettant de mieux apprécier les similitudes formelles, il convient de remarquer que, dans ses meilleurs instants de mise en scène, et en faisant abstraction des scories scénaristiques, The Game annonçait discrètement mais réellement cette grande réussite à venir.

Antoine Royer

Fight Club (1999) 

Cf. la chronique du film sur le site.

Panic Room (2002)

Si le pitch de thriller basique de Panic Room pouvait faire croire que Fincher revenait à une veine plus accessible et à plus de sobriété suite à son cultissime et furieux Fight Club, force est de constater qu'il n’en est rien. Suite à la défection de dernière minute de Nicole Kidman (blessée à la cheville sur le tournage de Moulin Rouge et remplacée par Jodie Foster), le réalisateur sombre dans une folie du contrôle lors de la pré-production prolongée du film et pré-visualise informatiquement une bonne partie du film (le décor et une grande partie de sa réalisation) tandis qu'il reconstruit le décor de la maison quasiment à l'échelle. Poursuivant les expérimentations de Fight Club mais aussi du raté mais intéressant Apparences de Robert Zemeckis, Fincher expérimente l'idée d'une caméra omnisciente libérée de tout point de vue, hormis celui du réalisateur, qui se faufile et s'engouffre dans tous les recoins possibles et imaginables. Le procédé rend donc la maison perméable, poreuse et accessible de toutes parts et, en fin de compte, dangereuse. Un choix d’une ironie brillante quant au thème du film dans lequel une pièce de sûreté devient un piège mortel pour son héroïne, cette mise en scène virtuose appuyant cette insécurité latente.

Parmi les moments où la prouesse est poussée à l'extrême, on se souviendra de ce long plan-séquence qui part de la chambre de Jodie Foster pour suivre le trajet des intrus tentant de pénétrer dans la maison, Fincher se permettant les plans les plus impossibles (camera pénétrant dans la serrure, traversant une anse de cafetière...), ou encore celui où l'on suit le trajet du gaz destiné à étouffer les occupantes de la panic room dans les conduits. Heureusement, Fincher évite de tomber dans la virtuosité vaine et la seconde partie du film fait preuve de plus de sobriété, la maison n'ayant alors presque plus de secret pour nous. Les bonnes vieilles recettes du thriller sont magnifiées lors d'une séquence au ralenti où Jodie Foster quitte la panic room pour aller chercher son portable tandis que les intrus se trouvent à l’étage inférieur, Fincher étirant la scène jusqu’à l’insoutenable avec une grande science du suspense. Le cinéaste prolonge finalement avec des outils modernes les tentatives les plus virtuoses d’un Brian De Palma coutumier de ce genre d’excès. Jusqu'à un final bien brutal et rentre-dedans qui offre un contrepoint intense à l'élégance de la mise en scène qui a précédé.

Le casting est parfait, notamment les trois méchants bien dissociables : Forrest Whitaker embarqué là à ses dépens, Jared Leto en chien fou pas très futé et Dwight Yoakam sacrément inquiétant en brute sadique et dont le visage reste longtemps dissimulé par une cagoule. Jodie Foster fait preuve de l'intensité qu'on lui connaît et la toute jeune Kristen Stewart révèle ici un talent en devenir. Bref, une commande pas du tout traitée par-dessus la jambe qui offre un joyeux terrain d'exploration pour Fincher. Le film signe en effet la fin des artifices pour le réalisateur, du moins leur facette trop voyante puisque les remarquables Zodiac et The Social Network dissimuleront sous leur apparente sobriété leurs lots d’innovations visuelles et narratives.

Justin Kwedi

Zodiac (2007)

David Fincher raconte dans le making-of du film ce qui se passa en lui quand, enfant à San Francisco, le tueur du Zodiaque ayant déjà fait (ou revendiqué) plusieurs victimes annonça préparer une attaque contre un bus scolaire : le sentiment, pour la première fois aussi prégnant, que ses parents ne pouvaient pas pleinement le protéger du monde. Treize victimes en Caroline (en réalité, probablement moins de sa propre main), un chiffre vite dépassé par la fréquence des accidents de la route. Mais le Zodiaque avait pour lui ce que n’ont pas les chauffards : la capacité, par les médias, d’infliger un trauma psychique à l’échelle nationale. Avec Zodiac, Fincher réalise son film le plus personnel, se confrontant indirectement à son enfance, aux sources de ses dispositions d’adulte, à la matrice de ce qui le fascine et qu’il est devenu un maître à explorer : l’ère de l’information (de manière oblique, son film allant jusqu’à suggérer que l’affaire aurait été résolue si les enquêteurs avaient eu à disposition des modes de communication et de partage d’informations plus efficients). Adaptant l’ouvrage autobiographique de Robert Graysmith sur cette affaire irrésolue, le cinéaste, par respect pour les victimes, s’en tient aux faits avérés et refuse toute iconisation du tueur. Cela ne signifie pas que son propos soit neutre, le film favorisant une thèse quant à l’identité de ce dernier. L’homme présenté comme très probablement coupable se révèle un médiocre, plein d’apathie et de veulerie, l’opposé d’un mythe à la John Doe. Il y a une forme de dérision à sacrifier des années, une vie de famille, une santé, pour les trois enquêteurs filmés, dans le but de démasquer un si petit personnage (en adéquation avec la psychologie réelle des psychopathes).

Zodiac suit d’abord trois hommes : l’inspecteur David Toschi (Mark Ruffallo), chargé de l’enquête, le journaliste Paul Avery (Robert Downey Jr.), chargé de couvrir l’affaire pour le San Francisco Chronicle et le cartooniste, dans la même rédaction, Robert Graysmith (Jake Gyllenhaal), qui se passionne pour l’affaire et poursuivra les recherches de son côté. Alors que les deux premiers ont pour fonction, motivation professionnelle, de suivre le cas, Graysmith le fait par intérêt, puis obsession, personnelle. Quand les autres lâchent raisonnablement l’affaire, il s’embourbe dans les hypothèses circulaires, la paranoïa. La recherche est trop passionnante, sa vie privée, son temps personnel ne font pas le poids. L’histoire devient alors celle d’une obsession dévorante, que la musique de David Shire rattache à Conversation secrète. Avec le film, c’est tout un pan du cinéma américain des années 70 que Fincher se coltine : Alan J. Pakula et l’héroïsation de la presse d’affaires (le San Francisco Chronicle assoira sa réputation et son tirage avec les lettres publiées du Zodiaque), Dirty Harry qui fera (mensongèrement) de la figure de Toschi un fascisant... Dans cette reconstitution rigoureuse, à la sereine maîtrise, revendiquant en plusieurs plans sa hauteur de vue, le cinéaste interroge la décennie cinématographique qui l’a le plus influencé, ses retombées critiques et esthétiques. Le geste n’a rien de passéiste, étant accompli dans une HD dont Harris Savides accentue la singularité formelle. La violence de son cinéma est présente, sèche et choquante, mais canalisée en un récit anti-dramatique, où la résolution cherchée se trouve constamment différée, court-circuitée. Une œuvre de maître de la modernité cinématographique, où les signes s’accumulent, alors que le sens se dérobe. Aux origines infantiles, latentes, du nihilisme gen-X, Fincher trouve une crise de la signification dans la droite lignée du Château de Kafka.

Jean Gavril Sluka

 

L'Etrange histoire de Benjamin Button (2008)

Abandonné à la naissance suite au décès de sa mère en couches, Benjamin Button (Brad Pitt) connaît le curieux destin de naître vieux, pour rajeunir jusqu’à la fin de sa vie. Il est élevé dans une pension pour personnes âgées par un couple au service du lieu (Faune Chambers / Mahershala Ali) Son histoire est transmise d’une mère mourante, Daisy (Cate Blanchett), à sa fille (Julia Ormond), qui découvre par le journal intime de cet homme l’histoire amoureuse qu’il a entretenue avec celle en passe elle-même de disparaître.

The Curious Case of Benjamin Button est bel et bien un curieux film. Spectacle grand public, libre adaptation de Scott Fitzgerald puisant aux sources sentimentales de Leo McCarey, défi technique où l’usage du digital tient de la prouesse inédite et quasi-invisible, ce grand budget couronné de trois Oscars techniques est pourtant une œuvre aux confins de l’expérimental (une allusion visuelle à Jeanne Dielman est loin d’être fortuite), jouant allégrement des textures (furieux prologue, ponctuations anecdotiques rendant hommage au cinéma des origines), traitant du thème cinématographique par excellence : l’écoulement du temps. Accomplissant le fantasme existentiel du « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », Benjamin Button le réalise au prix fort, une complète inversion de sa dégénérescence, fondamentalement inéluctable. Le destin du personnage, traversant non seulement les mers en tant que marin propulsé vers le grand froid et les quatre coins du globe, mais aussi le XXème Siècle et ses bouleversements est liée par un implicite à l’invention du cinématographe, cet outil à distordre le temps, à faire apparaître les morts, à même de rembobiner ses propres images. Cinéma, invention du siècle. Siècle du cinéma. Prenant racine à la Nouvelle-Orléans pour se conclure (et s’entamer, avant les flash-back) par la catastrophe de Katrina, c’est également (il faudrait plutôt dire parallèlement) le film où Fincher offre son point de vue sur la question noire, comprise comme l’histoire secrète de l’expérience américaine. Un film de gratitude à celles, ceux, dont le rôle a pour un moment été de rendre, dans l’ombre, un inestimable service à celles, ceux, que l’histoire officielle a préféré retenir en couverture. Un film d’amour traversant les époques, les continents, où la promesse d’un indéfectible attachement se heurte à ce qui ne peut être évité, cette disparation de soi-même sous quelque forme qu’elle soit. Un film d’acteurs, porté par un comédien très impliqué dans les projets qu’il soutient (Brad Pitt, dont il faudrait saluer les choix de producteur), rendant hommage à des beautés aussi saisissantes que peu conventionnelles (Cate Blanchett bien sûr, mais aussi Tilda Swinton, plus sobre qu’à l’accoutumée), confirmant le nez fin du metteur en scène (après avoir révélé Kristen Stewart avec Panic Room, avant Rooney Mara, voilà qu’il offre l'un de ses premiers rôles importants à une toute jeune Elle Fanning), sur une partition remarquable d’Alexandre Desplat. Un film, tout simplement, beau à pleurer.

Jean Gavril Sluka

The Social Network (2010)

Harvard, 2003 : Mark est un brillant étudiant en informatique obsédé par l’idée d’intégrer l’une des très selects fraternités. Quitté par sa petite amie, il se saoule et passe la nuit à créer un site permettant de classer les étudiantes selon leur physique. Un exploit qui lui vaut la réprimande de l’université, mais attire l’attention d’étudiants membres de la confrérie Porcelian, qui lui proposent de travailler sur un projet de site social. Mais Mark a une autre idée, plus ambitieuse. Le moins que l’on puisse dire est que l’annonce d’un film sur Facebook, même signé David Fincher, ne nous a pas fait bondir d’enthousiasme. On pouvait craindre un film tentant de surfer sur "l’air du temps", de brosser le portrait d’une génération... certains le lui ont d’ailleurs reproché. Mais non, à l’exception de la scène de course d’aviron démontrant qu’une ancienne aristocratie a été chassée par une nouvelle, The Social Network  n’a rien d’un baromètre social. On lui a également reproché de ne respecter la "vérité historique" qu’à moitié. De fait, il s’inspire du récit des parties spoliées, et non de la biographie romancée "officielle" de Mark Zuckerberg. Et non, ce n’est pas "Facebook - The Movie". Comble du crime de lèse-majesté, le scénariste Aaron Sorkin déclare ne jamais s’être connecté à des réseaux sociaux. Ne ferait-il pas mieux de parler de ce qu’il connaît ? Eh bien, c’est justement ce que fait le père de la série À la Maison Blanche, qui maîtrise comme personne les passions humaines et les arcanes du pouvoir. Et c’est là le cœur de The Social Network, un film qui ne parle pas d’ordinateurs ou de programmation, mais d’amitié, de corruption et de trahison.

Organisée autour de deux auditions, prélude à deux éventuels procès, la narration discrètement virtuose guide le spectateur à travers des enjeux complexes sans que jamais il ne soit perdu, grâce à un scénario que l’on qualifiera de modèle servi par un montage serré - une seule vision ne permet pas de déceler toutes les subtilités de la construction et des flash-back. David Fincher s’appuie également sur la superbe photographie noir et or de Jeff « Fight Club » Cronenweth et la discrète mais troublante bande originale de Trent Reznor et Atticus Ross, mais aussi sur des interprètes jeunes mais au talent impressionnant. On avait déjà eu l’occasion d’apprécier la touchante fantaisie de Jesse Eisenberg dans Bienvenue à Zombieland ou Adventureland, il démontre ici qu’il n’est pas qu’un Michael Cera de plus, mais que son registre est particulièrement étendu. On y retrouvera aussi Andrew Garfield, remarqué dans Red Riding Trilogy. Tous ont la difficile charge d’interpréter une galerie de personnages qui ne suscitent guère la sympathie. Pourtant le film ne se permet jamais de porter un jugement, même lors des pires trahisons, grâce à un regard distant, presque behavioriste. Bret Easton Ellis n’est souvent pas loin. Une distance qui n’empêche pourtant pas l’émotion, discrète, qualité rare jusqu’à présent dans l’œuvre de Fincher : loin d’être un hymne à la coolitude geek, The Social Network est un film profondément mélancolique sur le dépit amoureux, la fragilité de l’amitié, et globalement des relations humaines, sur la persistance, l’immuabilité d’un certain ordre social. Vous n'appuierez plus jamais sur F5 de la même façon.

Antoine Royer

Millénium: Les hommes qui n'aimaient pas les femmes (2011)

Sur commande de Scott Rudin, David Fincher reprend pour les Etats-Unis le premier best-seller de Stieg Larsson, déjà adapté en ses terres dans une version qu’il n’était pas compliqué de surpasser. Autant passer outre la marque définitive, quoique quasiment usuelle dans son principe à Hollywood, d’impérialisme culturel consistant à tourner sur place le remake (ou réadaptation du roman concerné) d’un film suédois avec des acteurs anglophones poussant l’hypocrisie jusqu’à de risibles fau -accents (à ce stade, autant ne même pas essayer). On retiendra d’abord un générique liquide, monochrome, un des meilleurs dans une filmographie qui n’en manque pas de mémorables, sur une bande-son de Trent Reznor et Atticus Ros valant (sans atteindre les cimes de celle de The Social Network) pour elle-même. L’intrigue, à la fois abracadabrantesque et étrangement ronronnante, ne compte pas tant que ça - une fois que le premier plan sur Stellan Skarsgård a dissipé le moindre doute sur l’identité du grand méchant à deviner. Toujours se méfier des sociaux-démocrates bon teints ; trop d’athéisme tue l’athéisme ; attention à la bureaucratie quand ses petits chefs sont en position de demander des faveurs sexuelles... tel est l’arrière-fond à la fois inoffensif et tendanciellement réac’ du succès de librairie de Stieg Larsson que Fincher reprend sans trop s’y intéresser. Daniel Craig, quant à lui, tournera - à nouveau produit par Rudin - dans l’adapation de Purity de Jonathan Franzen, un roman pouvant, en partie, se lire comme une réponse littérairement ambitieuse au phénomène en librairie fumeux de cette trilogie suédoise. Fincher, bouclant son enquête une demi-heure avant la fin (d’une belle mélancolie nocturne et neigeuse), se fout un peu de tout cela, plus occupé à se faire plaiz’ avec le design nordique, regagné au passage par son vieux démon de la complaisance (non pas une, mais deux séquences bien dégueulasses de viol anal), peaufinant en douce l’esthétique (et jusqu’au casting) de l’imminent House of Cards.

The Girl with the Dragon Tatoo, confrontant puis alliant deux écoles d’investigation, l’ « ancienne », analogique et en principe déontologique, incarnée par Daniel Craig, la « nouvelle », digitale et sans scrupules, portée par une Rooney Mara qui ne paraît pas moins déguisée en punkette qu’en blonde héritière, interroge la disparition de la privauté. Le point de vue de Fincher a ceci de particulier (et de partiellement malaisant) qu’il s’en réjouit complètement : finis les vilains secrets de famille, les délits d'initiés corporatistes, c’est la chercheuse high-tech qui sauvera in fine la mise au vieux félin. Le positionnement tranché a beau être discutable théoriquement, il est cohérent. Fincher est un technophile, un génie de l’innovation, accueillant les possibilités digitales comme tant d’améliorations dont il sait tirer le meilleur, l’option artistique valable. Il y aurait une inconséquence, une fausseté même, de sa part à adopter une attitude réfractaire. Sa personnalité passant par le style, cette commande, quoique partiellement ratée, n’est pas moins personnelle qu’un autre projet. Elle est sauvée par ce qui a toujours fait la force du cinéma de Fincher : sa précision. En l’occurrence d’un montage où chaque plan informe, d’une direction d’acteurs pensée jusqu’au moindre geste. Cinéma de nerds peut-être, mais de nerds qui vibreraient d’un tumulte intérieur fournissant l’oscillation nécessaire à donner vie - bruit et fureur - à une forme perfectionniste.

Jean Gavril Sluka

Gone Girl (2014)

Avec ce Gone Girl, David Fincher vient résoudre un malentendu qui ne fut jamais complètement dissipé sur ce que beaucoup considèrent comme son meilleur film, Fight Club, dans lequel certains virent une diatribe punk contre la société de consommation, une ode schizophrène et déjantée à la rébellion contre un monde aseptisé. Le réalisateur y avait certes inséré ces éléments, mais ce n’était qu’un enrobage pour ce qui était une véritable comédie noire. Capturant le mal-être des trentenaires dans une société normalisée où plus rien ne pouvait être réalisé de neuf, Fincher se moquait autant des utopies consuméristes qu’idéalistes, toutes réduites à une imagerie et des slogans stériles qui s’avéreraient le nœud d’une folie vertigineuse le temps d’un twist resté dans les annales. Fight Club était jusqu’ici l’illustration la plus brillante d’une ironie qui court pourtant dans de nombreux films de Fincher : l’outil de sécurité qui devient un piège mortel dans Panic Room, l’espace communautaire de Facebook qui fera exploser une amitié bien réelle dans The Social Network, le final mordant de The Game... Gone Girl s’avère ainsi le pendant contemporain de Fight Club, la cible et le traitement correspondant à la maturité nouvelle de Fincher qui y distille un fiel tout aussi savoureux.

Après le spleen des trentenaires, c’est le nouvel enfer des quarantenaires et donc l’institution du mariage qui se voit passer au vitriol à travers cette adaptation du roman Les Apparences de Gillian Flynn - qui signe également le scénario. Le postulat semble au départ nous emmener sur les rives du thriller balisé, mais l’ambiguïté et un certain décalage sont de mise dès les premiers instants du film. On pense autant au David Lynch de Twin Peaks qu’au Tim Burton d’Edward aux mains d’argent lorsqu’on voit s’effriter progressivement l’imagerie proprette de cette Amérique pavillonnaire et provinciale. Les éléments ayant amené le soupçon initial vont ainsi illustrer un des maux dénoncés par le film : le culte de l’image, celle-ci se formant et se déformant au gré d’une opinion versatile facile à manipuler. Ainsi cette quidam en quête de notoriété qui arrache un selfie à Nick et dont la multidiffusion immédiate génère les premiers soupçons sur sa culpabilité sans que l’ombre d’une preuve n'ait été avancée. Les tabloïds, talk-shows à sensation et réseaux sociaux achèveront parfaitement l’entreprise de démolition.

Dans le même ordre d'idée, les flash-back de la rencontre et des premiers moments de bonheur de Nick et de sa femme véhiculent de tels poncifs de comédie romantique dégoulinante que le malaise d’Amy aux premières anicroches du couple interroge la réalité de ce passé parfait. Nick, loin de cette perfection affichée, s'avère menteur, infidèle et violent. Tout comme les grands desseins des adulescents apathiques de Fight Club se voyaient noyés dans l’enfer de la routine, le quotidien du mariage ne peut suffire au rêve de conte de fée flamboyant des personnages de Gone Girl. Une folie schizophrène venait détruire par l’inconscient ce carcan dans Fight Club et Gone Girl obéit à un même dérapage mental. Dans ces deux films, la force de Fincher est de ne pas se reposer sur la figure du twist mais d’en user pour emmener le récit sur les rives d’un humour noir savoureux.

Fincher déroule ainsi sur près de 2h30 une intrigue captivante de bout en bout, où il réussit à allier l'outrance et le grand-guignol de ses débuts au style plus sobre de ses dernières réalisations. Seul défaut, on aura une certaine impression de distance dans ce jeu de massacre quand un Fight Club justement sous l’ironie se révélait être un vrai drame humain et touchant. Ici, et malgré une conclusion cinglante, l’empathie ne fonctionne pas complètement, et ce en dépit du message corrosif que nous délivre le film : le mariage est une prison des apparences mais certainement pas - ou plus - le refuge des sentiments.

Justin Kwedi

Par Jean Gavril Sluka, Justin Kwedi, Antoine Royer, Olivier Bitoun - le 24 juillet 2017